« Le patronat fait tout son possible pour nous monter les uns contre les autres, ne lui facilitons pas la tâche… »
La parole se libère à propos du harcèlement et des violences. Avec quel impact au boulot ? Nous en avons discuté avec 2 délégués, Pierre et Julien, issus de différentes centrales professionnelles et régionales.
Propos recueillis par Emily Burns
Comment se présente le problème au quotidien sur vos lieux de travail ?
Pierre : « Le sexisme revêt plusieurs formes. On pense bien entendu à des formes particulièrement graves comme les violences sexuelles ; souvent dans le cadre d’un lien de subordination, mais pas toujours. Mais il y a aussi les « blagues » qui s’attaquent à certaines catégories de personnes. Les oppressions sont quotidiennes et il peut en résulter un profond mal-être au travail. »
Quand un.e collègue subit une situation de harcèlement ou une agression, que se passe-t-il ?
Julien : « En général, la/les premières personnes informées sont les collègues. Mais ils sont un peu dépourvus sur la manière de réagir. Puis, il y a aussi la « personne de confiance » qui peut faire un travail informel auprès de toutes les parties. Ou le conseiller en prévention qui prend des mesures plus formelles. Mais les noms et la manière de les contacter ne sont pas toujours connus. Alors, si la victime souhaite entamer des démarches, souvent, le réflexe est d’aller voir sa hiérarchie ; enfin, quand le problème ne provient pas d’un.e chef.fe… »
De plus en plus d’entreprises prennent ce problème au sérieux ?
Julien : « Certaines entreprises, comme là où je travaille, ont adopté une politique de tolérance zéro. C’est une bonne chose. Mais la seule réponse, c’est plus de répression patronale. Résultat : pour ne pas être vu.e comme « une balance » et être la cause d’un licenciement, les victimes ne parlent plus des difficultés rencontrées. Une telle approche ne libère donc pas la parole, au contraire. Et puis, licencier quelqu’un sans accorder d’attention au travail de sensibilisation, cela revient à simplement déplacer le problème.
« En termes de formation, il n’y a pratiquement rien, juste un PowerPoint où il suffit de faire clic clic clic et en 5 minutes c’est plié… Ce n’est pas sérieux ! Ce n’est pas cohérent avec une réelle volonté de lutter contre les oppressions au travail.
« Et puis, il ne faut pas oublier qu’au niveau sociétal, les grandes entreprises rechignent à participer aux charges de la collectivité, ce qui permettrait par exemple d’ouvrir plus de crèches. Elles refusent de réduire le temps de travail (sans perte de salaire) et de revoir l’organisation du travail pour permettre de concilier travail et vie de famille. Cela crée des tensions entre collègues, en particulier pour les mères, pour obtenir un temps partiel le mercredi et éviter le shift du soir. »
Et le syndicat là-dedans ?
Pierre : « C’est important que la délégation syndicale puisse soutenir les victimes, être à leurs côtés, accueillir ce qu’elles expliquent avec une présomption de sincérité, en collectant toutes les informations utiles. C’est crucial que le syndicat se place du côté de la victime, qu’elle soit affiliée ou pas, et même si la personne accusée l’est ! Mais ça ne signifie pas pour autant que les droits de la personne accusée n’ont pas à être défendus. On ne va surtout pas laisser ça à l’arbitraire patronal ! »
Julien : « Oui, mais avant toute défense d’une personne accusée de comportement transgressif, une discussion s’impose. Il est nécessaire que le/la travailleur.euse soit franc, puisse s’excuser pour avoir créé une situation de mal-être. Un comportement transgressif tend à diviser et donc à déforcer notre rapport de force face au patron. En plus d’être fortement dommageable à la victime, c’est dommageable à toutes et tous. »
Pierre : « S’atteler à la problématique des oppressions passe en premier lieu par une formation en interne. Le sexisme, le racisme ou la LGBTQIA+phobie traversent toute la société et le syndicat n’y fait malheureusement pas exception. Alors il faut prendre ce problème à bras-le-corps. Certains syndicats à l’étranger – comme la CGT en France et Unite en Grande-Bretagne – ont développé du matériel intéressant sur la manière d’accueillir les plaintes et d’y réagir. Ils ont mis en avant des points d’attention pour lutter contre le sexisme en interne et ont développé des revendications syndicales pour lutter contre ce fléau.
« Ici, on n’a pas encore ce genre d’outil, j’espère que ça viendra vite… Mais les choses évoluent ! J’espère que l’on pourra former un bloc syndical à la manif contre les violences faites aux femmes le 26 novembre et faire vivre cette date parmi les collègues sur le terrain. Ça peut commencer par des affiches aux valves pour aider à lancer la discussion, un tract et une table de sensibilisation dans la semaine qui précède la manif. »
Julien : « Il faut aussi mettre cette question à l’ordre du jour du CPPT pour avoir une politique de prévention contre tout type de harcèlement et de violence au travail. On a besoin de campagnes de prévention suffisamment larges qui ne viennent pas simplement du patronat. »
Depuis #MeToo, certain.e.s trouvent qu’on ne peut plus rien dire aujourd’hui, qu’en pensez-vous ?
Pierre : « On ne veut surtout pas empêcher les collègues de rigoler ensemble, au contraire c’est bon pour l’atmosphère de travail et les journées passent plus vite. Par contre, il est possible d’avoir un humour qui ne se fasse pas sur le dos de celles et ceux qui, en général, ont plus d’embûches dans la vie. Les blagues ça doit participer à détendre l’atmosphère, et non pas à mettre mal à l’aise d’autres collègues.
« Alors quand il y a des « blagues » ou des réflexions sexistes, LGBTQIA+phobes ou racistes, c’est important de réagir. Il ne faut pas s’emballer, mais prendre le temps calmement et patiemment d’expliquer l’impact que ça peut avoir. Ce type de blagues renforce l’idéologie dominante, l’objectification des femmes, les logiques de domination et de division au sein même de notre classe sociale. Le patronat fait déjà tout son possible pour nous monter les uns contre les autres, ne lui facilitons pas la tâche ! En tant que syndicaliste, on doit lutter contre le mal-être au travail. »
Un mot pour conclure ?
Julien : « C’est au travers des luttes que l’on comprend le plus clairement que l’ensemble de la classe travailleuse partage des intérêts communs et qu’on ne peut pas se laisser diviser. C’est dans ces moments-là que la conscience sur cette question peut faire d’impressionnants bonds en avant. On l’a vu dans le passé avec le racisme. Cet héritage reste présent dans les syndicats: « Au fond de la mine, on a tous la même couleur ». Mais nous n’échapperons pas aux oppressions et aux discriminations tant que nous n’aurons pas renversé le capitalisme… »