Entretien. Victoire juridique contre Deliveroo après 7 ans de lutte

Fin décembre, la Cour du travail de Bruxelles a tranché : les livreur.euse.s de Deliveroo doivent être considéré.e.s comme des salarié.e.s et non plus comme des indépendant.e.s. Le combat avait commencé en 2017, le “Collectif des coursier.e.s” avait entamé les premières actions contre la start-up de livraison de repas à domicile. Sept ans plus tard, la décision de la Cour du travail ouvre une porte dans la lutte contre l’ubérisation de l’emploi. Nous en avons discuté avec Martin Willems, permanent à la CSC et initiateur de la campagne United Freelancers.

Propos recueillis par Julien (Bruxelles)

Peux-tu nous détailler le bilan du jugement et sa signification pour l’ensemble des livreurs de Deliveroo ?

« Le jugement dit deux choses très importantes : d’abord que le régime de l’économie collaborative n’est pas applicable. Il faut savoir que dans la livraison de repas, des plateformes comme Uber Eats ou Deliveroo utilisent en grande majorité des prestataires qui ne sont ni salariés ni indépendants, mais qui prestent dans le régime de l’économie collaborative. C’est quelque chose de tout à fait particulier à la Belgique et 90 % des livreurs sont dans ce régime-là. L’arrêt va plus loin et dit que les prestataires doivent être salariés, car la plate-forme exerce clairement une autorité sur ces travailleurs. »

« Ce jugement a une valeur forte pour le futur de tous les livreurs de Deliveroo. La plateforme va sûrement dire le contraire. Le jugement ne s’impose pas à tous les autres livreurs par défaut. La justice est un moyen d’action, mais certainement pas le seul, ni le moyen d’action ultime. Elle est de fait lente, particulièrement en Belgique et les plateformes auront toujours une longueur d’avance. »

Quels ont été les arguments pour justifier la relation de salariat entre Deliveroo et les travailleurs ?

« En Belgique, les grands critères, qu’on appelle critères généraux, qui font que tu es soit indépendant, soit salarié, c’est d’abord le contrat que tu signes, puis l’intitulé de la relation de travail. Ensuite, plus important, c’est l’organisation du temps de travail et enfin l’organisation du travail et le contrôle hiérarchique. »

« Uber et Deliveroo font signer aux livreurs des contrats qu’ils ne lisent même pas, dans lesquels il est marqué qu’ils travaillent comme indépendants. Mais il faut regarder si la réalité suit le contrat. »

« Sur les trois autres critères, le tribunal a jugé que c’était assez évident. Le contrôle hiérarchique est clair : Deliveroo applique la surveillance par GPS. Il y a aussi le fait qu’on te demande constamment des documents. Quand tu demandes à un indépendant de réparer ton toit, tu ne vas pas aller vérifier s’il a bien assuré sa camionnette. Cela montre bien que la relation entre Deliveroo et ses livreurs n’est pas la même qu’entre un particulier et un prestataire indépendant. »

« Autre facteur important : pour le client, le livreur est-il un indépendant ou un agent de Deliveroo ? Évidemment, c’est un agent de Deliveroo. Tu vas toujours dire ‘Ah, voilà le livreur Deliveroo ou Uber Eats qui m’apporte ma soupe ou ma pizza !’ Tu ne vas jamais dire ‘Tiens, c’est Serge avec qui j’ai conclu un contrat pour qu’il m’apporte mon repas’. »

« Concernant l’organisation du temps de travail, les plateformes disent toujours : « Oui, mais le livreur travaille quand il a envie, il se connecte quand il a envie. » C’est vrai, comme tout travailleur. Mais une fois que tu travailles, qui choisit quand tu travailles ? C’est la plateforme. Une fois que tu as une commande à livrer, tu ne peux pas faire autre chose. Si la commande est livrée en retard, tu es sanctionné. Le tribunal a considéré que tu n’as aucune liberté. »

Les conséquences du procès vont s’étendre sur les années à venir pour les travailleurs.

« Dans de plus en plus d’endroits, les plateformes doivent payer au temps de travail. Elles ne peuvent plus payer à la course. Même à Londres, les chauffeurs Uber sont payés à l’heure. À New-York, tant les chauffeurs Uber que les livreurs sont aussi payés à l’heure. Ces villes ne sont pourtant pas réputées pour être communistes. La Belgique est donc très en retard. »

« Dans ces endroits-là, les plateformes disent ‘ok, on va les payer à l’heure, mais uniquement du moment où le livreur prend la commande à celui où il l’apporte chez le client’. Le temps d’attente n’est donc pas payé alors que nous, on dit que ce temps doit aussi être payé. La personne est là, à attendre, à disposition. Il y aura donc débat sur la définition du temps de travail. »

« Ce dont il est question dans ce combat, c’est l’ubérisation, faire travailler des gens sans les reconnaître comme tes travailleurs. C’est le vieux schéma du faux indépendant qu’on connaît déjà dans des secteurs traditionnels depuis 20 ans. Ici, c’est un faux indépendant industrialisé à une échelle gigantesque par des multinationales. »

« Si on tolère que ces formes de travail soient acceptées, alors il ne faut pas se leurrer. Tout le travail peut passer sous le système de plateforme. Si on peut contourner complètement tout le droit social et le droit du travail, faire travailler des gens sans leur accorder le moindre avantage social, alors tout le patronat va généraliser cette forme de travail. »

« Si tu veux, moi, je te transforme Audi-Bruxelles en une plateforme. Finalement, que fait Uber ? Quand un client a besoin de quelque chose, il contacte un travailleur pour lui demander ‘Est-ce que tu ne veux pas faire ça pour ce client-là ?’ Si demain un client commande une Audi, j’envoie un message à cinq travailleurs et je leur dis ‘demain, rendez-vous sur la chaine pour monter l’Audi de Mr Machin’ et j’appelle ça plateforme et je les paye en économie collaborative. »

« Ce qui est important à combattre, c’est la volonté des patrons de s’affranchir complètement du droit du travail et de toutes ses obligations. Si on le permet à Uber et Deliveroo, demain, ça sera partout. Il faudra peut-être 5ans, 10 ans, 20 ans, mais ça sera le cas. Ça leur coute la moitié du prix. Et s’il n’y a plus de contrat de travail, alors les barèmes salariaux, les conventions collectives et tout ça, ça n’existe plus. »

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