Avec “Mutinerie” (qui sera disponible en français le 1ᵉʳ mars), Peter Mertens livre un nouveau best-seller de non-fiction. Cela est sans aucun doute dû à son style d’écriture fluide et incisif, mais indépendamment de cela, le livre est hautement recommandé pour les militants de gauche. Il apporte beaucoup d’informations utiles et aborde certains des développements les plus importants qui façonnent la nouvelle ère du désordre d’aujourd’hui. Mais en fin de compte, il est toutefois un peu maigre pour délivrer des réponses fondamentales quant à la façon de combattre le capitalisme à notre époque.
Par Jeroen (Gand)
La prise de pouvoir par les multinationales
De nombreux lecteurs découvriront une série de nouvelles idées et d’arguments bien utiles face au capitalisme. Certains des passages les plus puissants du livre décrivent de manière très vivante l’accumulation sans précédent du capital et du pouvoir qui l’accompagne entre des mains de moins en moins nombreuses.
Peter Mertens évoque par exemple la concentration dans le secteur alimentaire, où quatre entreprises (les ABCD : ADM, Bunge, Cargill et Dreyfus) contrôlent ensemble environ 70 % de la production céréalière mondiale. Ces quatre entreprises ont ainsi la possibilité d’augmenter arbitrairement les prix pour s’enrichir de manière démesurée. Mertens attire l’attention sur les 245 milliardaires du secteur alimentaire (il y en avait 64 sur la liste des milliardaires du magazine Forbes en 2021) qui ont vu leur fortune augmenter de 45 % au cours des deux dernières années ! Pendant ce temps, les prix des denrées alimentaires pèsent de plus en plus sur les travailleurs du monde entier, provoquant une pauvreté abjecte et la faim pour des centaines de millions d’entre eux. Ainsi, le monde comptera 600 millions de personnes souffrant de sous-alimentation chronique d’ici à 2030 (sans nouvelles guerres, mauvaises récoltes ou pandémies).
Mais l’environnement et la biodiversité font également les frais de la soif de profits de ces capitalistes prédateurs qui, par le biais des brevets sur les semences, des pratiques agricoles industrielles, de la déforestation et des monocultures, ruinent la planète. “Mutinerie” n’est pas avare d’autres exemples qui mettent en évidence la pourriture de ce système capitaliste.
La lutte des classes contre la “cupideflation”
En attendant, ce que font les ABCD a un nom : la cupideflation (traduite de l’anglais “greedflation”), l’inflation causée par la cupidité. Toutefois, si l’on en croit les politiciens et les patrons, le danger n’est pas le prix exorbitant de notre caddie, mais la soi-disant “spirale prix-salaires” par laquelle les augmentations salariales se traduiraient par des augmentations de prix et donc par une inflation toujours plus forte. Leurs arguments sont clairement réfutés et Mertens souligne par ailleurs le moindre écho dont ils bénéficient dans des couches larges de la société. Il laisse par exemple la parole à plusieurs personnes du Royaume-Uni, où “l’été du mécontentement” a débouché sur une conclusion claire, selon les termes de Mick Lynch, du syndicat ferroviaire RMT : “La classe ouvrière est de retour”.
Le livre aurait certainement gagné en profondeur en soulignant plus clairement l’importance de revendications audacieuses et radicales dans la mobilisation de masse. Les syndicalistes belges savent pertinemment qu’il n’est pas toujours évident d’impliquer les collègues dans les luttes. Mais s’engager pour des revendications salariales similaires à celles de l’UAW (le syndicat des travailleurs de l’automobile aux États-Unis), qui demandent 30% d’augmentation, c’est évidemment directement plus mobilisant que la maigre perspective de 0,2% d’augmentation sur deux ans comme c’est le cas dans nos négociations collectives actuelles. Quant au fait que la classe travailleuse n’aura guère d’autre choix, dans la période à venir, que de lutter plus intensément contre le spectre de l’inflation et “l’austérité 2.0” envisagée par les partisans de la ligne dure néolibérale, c’est une conclusion sur laquelle nous nous rejoignons entièrement.
Les semi-conducteurs, l’IA et un monde sans combustibles fossiles
Outre le retour de la lutte des classes, la nouvelle “Ère du désordre” dans laquelle nous sommes aujourd’hui plongés est également de plus en plus définie par l’importance accrue de la géopolitique et des changements dans le rapport de force entre grandes puissances. C’est abordé dans le livre. Il souligne par ailleurs certains des développements clés qui alimentent les contradictions.
Par exemple, lors de la récente COP28, la perspective d’un monde sans combustibles fossiles a été discutée pour la première fois, à contrecœur et à l’encontre des souhaits du pays hôte, Dubaï. La prise de conscience inéluctable que le capitalisme est incapable de dépendre indéfiniment des combustibles fossiles sans menacer sa propre survie et celle de l’humanité tout entière a immédiatement engendré une nouvelle course entre superpuissances. Chacune tente de s’assurer l’accès aux matières premières telles que le lithium pour ses propres entreprises. À l’instar de la concurrence aiguë qui a marqué la guerre pour l’accès au pétrole, les grandes puissances se lancent aujourd’hui à nouveau à corps perdu dans la bataille pour le nouvel “or blanc”.
L’usine du futur ne sera pas seulement alimentée par d’autres sources d’énergie. Elle sera également encore plus automatisée et reposera sur l’intelligence artificielle. Les données nécessaires à l’entraînement de cette intelligence artificielle et les semi-conducteurs (puces) à la base de leur puissance de calcul sans précédent sont aussi en jeu. Peut-être aurait-il été utile de s’attarder davantage sur les applications militaires de l’intelligence artificielle, d’autant qu’on assiste aujourd’hui à Gaza aux premiers bombardements effectués à l’aide de l’intelligence artificielle. Les grandes puissances tentent de s’interdire l’accès aux données ou aux matières premières pour les semi-conducteurs et se livrent à une véritable guerre de subsides pour favoriser leurs “propres” entreprises.
Le monde multipolaire qui ne sera pas
Nous partageons l’indignation de Mertens face aux pratiques des multinationales et des chefs de gouvernements impérialistes. Pour assurer sa position dominante, le capitalisme occidental a derrière lui une longue histoire d’exploitation néocoloniale, de massacres et d’oppression brutale. Mais l’appel de Peter Mertens en faveur d’une approche plus “équitable” et d’un “commerce mondial équitable” ressemblent à de surprenant vœux pieux. Cela rappelle l’approche utopique du mouvement ouvrier à son éveil au 19ᵉ siècle, avant que le marxisme ne développe une compréhension scientifique du capitalisme.
Frederick Douglas affirmait : “S’il n’y a pas de lutte, il n’y a pas de progrès”. Dès lors qu’il s’agit d’identifier les acteurs de cette lutte, Mertens se trompe parfois de cible. Il désigne à juste titre la classe travailleuse d’Europe et des États-Unis. Mais il regarde également vers des régimes considérés comme des “mutins” simplement parce qu’ils s’opposent aux intérêts directs de l’impérialisme américain. Ces régimes, en particulier ceux des BRICS (acronyme pour désigner le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du sud), seraient à l’origine d’une tendance vers un monde multipolaire, selon Mertens. Il défend l’idée d’un équilibre entre blocs de puissances pour garantir la paix.
Il s’agit d’une illusion manifeste. Les “mutins” dont parle Peter Mertens sont pareillement capitalistes et agissent dans l’intérêt de leur propre classe capitaliste nationale. Ce faisant, ils n’hésitent pas à se comporter de manière aussi prédatrice que les “grands” de l’Occident. Le Venezuela, par exemple, a récemment revendiqué environ un tiers de la Guyane voisine (qui se trouve être une région riche en pétrole). Un monde aux multiples petits impérialistes ne constituerait pas une rupture avec l’agressivité, la guerre, les annexions et l’exploitation de quiconque est plus faible que son voisin.
Le principal problème de son raisonnement est qu’il n’existe aujourd’hui aucune tendance vers un monde multipolaire. Deux blocs hostiles de plus en plus distincts émergent aujourd’hui : l’un autour de l’impérialisme américain et l’autre autour du capitalisme chinois, avec certains des BRICS.
Cette polarisation se traduit par une guerre aujourd’hui encore largement “froide” entre les deux blocs. Elle alimente une Ere du désordre avec davantage de conflits, chacun d’entre eux ayant en outre le potentiel de déclencher une guerre plus large, comme on le craint aujourd’hui en Palestine.
Il s’agit d’un danger mortel pour tous les travailleurs à travers le monde. Les travailleurs du monde entier qui mènent de plus en plus les mêmes combats contre la “cupideflation” des multinationales qui affame le monde, contre le réchauffement climatique, contre la guerre, contre l’oppression et les politiques réactionnaires… C’est à peine si cette lutte par en bas est évoquée dans le livre. C’est pourtant cette mutinerie-là qui est essentielle.
C’est la mutinerie du mouvement révolutionnaire des femmes en Iran, des paysans en grève en Inde, des personnes lésées par la crise immobilière en Chine, du mouvement mondial pour le climat… qui mérite notre solidarité pleine et entière. Ces révoltes seraient grandement renforcées par un programme révolutionnaire visant à mettre fin au capitalisme mondial en amenant les moyens de production centraux sous la propriété et le contrôle démocratiques de la classe travailleuse.
Ceux qui lisent “Mutinierie” pour y trouver des idées sur la manière d’y parvenir resteront sur leur faim. Ce lecteur disposera cependant d’un ensemble d’arguments supplémentaires qu’il pourra utiliser dans la lutte pour une société socialiste.