Il y a 30 ans, un événement d’une horreur inouïe et historique a eu lieu en Afrique de l’Est : le génocide des Tutsis et le massacre des Hutus modérés. Cet événement qui fut médiatisé sidéra le monde entier. La barbarie à l’échelle industrielle entraina la mort de 800.000 à 1.000.000 de personnes en 3 petits mois.
Par Alain Mandiki (écrit en 2019)
(1) Le Rwanda avant la colonisation
On dit souvent que l’histoire est écrite par les vainqueurs. C’est une autre manière d’exprimer le fait que les sociétés humaines sont traversées par des rapports de forces entre classes antagonistes qui s’affrontent. Ceci constitue le moteur de l’histoire. Pour ceux qui veulent voir la société se transformer dans l’intérêt de la majorité sociale, ce que nous appelons une société socialiste démocratique, il est important d’étudier l’histoire en relation avec cette lutte de classe. C’est ainsi que nous pouvons tirer les leçons pour les combats politiques actuels.
Le Rwanda est situé en Afrique de l’Est dans ce que l’on a dénommé la région des Grands Lacs. C’est une région qui a une histoire riche, variée et complexe, à l’origine des sources du Nil. Un des éléments qui rend complexe l’analyse historique, c’est que la dynamique des relations sociales dans la région a souvent été fixée pour pouvoir défendre idéologiquement un régime politique particulier. Certains historiens de la région, comme l’Abbé Kagame Alexis, ont établi des éléments qui étaient vrais à une période historique dans une région géographique précise pour justifier et perpétuer la domination de leur couche sociale. Il en est de même pour les colons qui ont, eux, surtout assis leur autorité sur un récit national et une vision des relations sociales qui correspondaient à la nécessité de diviser pour régner, sur base notamment des théories racistes de Gobineau (1). Lors de la période coloniale, cela prendra la forme de l’indirect rule (2). Pour cela, il fallait jouer sur les contradictions qui étaient présentes dans le Rwanda précolonial, amplifier les antagonismes, en créer de nouveaux et les fixer comme s’ils étaient là de tout temps. C’est ainsi qu’est née l’idéologie génocidaire selon laquelle les Tutsis, peuple de pasteurs (3) hamitiques (4), aurait colonisé le Rwanda, un pays peuplé d’Hutus, peuple de cultivateurs Bantous.
Une des autres difficultés est de pouvoir étudier les processus historiques dans leur développements et leurs contextes. L’histoire de la région des Grands Lacs connait des similarités avec des périodes que nous avons connu en Europe occidentale, mais il y a surtout des différences. On ne peut pas tout simplement parler du Rwanda précolonial comme étant médiéval et tirer un parallèle complet avec notre Moyen-Âge. Malgré certains points communs, la temporalité des faits et les spécificités liées aux différents royaumes qui se sont établis dans la région doivent nous éviter de tirer des raccourcis hâtifs. Il reste aux scientifiques à faire leur travail pour nous donner une image de ce que fut l’histoire précoloniale de cette région, depuis son peuplement qui remonte à l’expansion du premier homo sapiens sapiens de la vallée du Grand Rift (Afrique de l’Est). Différents auteurs, qu’ils soient de la région ou originaire de pays impliqués dans le processus colonial, s’intéressent à ce vaste sujet. Au-delà des nuances et des débats contradictoires propres à l’immensité de la tâche, des consensus scientifiques se dégagent et établissent des faits historiques sur certains points d’importance.
Des Etats monarchiques centralisés
Dans la région des Grands Lacs, de manière spéculative à partir du 15e siècle, mais de manière plus sûre au 18e siècle, il existait plusieurs petits Etats monarchiques centralisés comme le Bunyro, le Buganda, le Nkore, le Burundi et le Rwanda. Ces Etats étaient parcourus de luttes pour le pouvoir interne entre les différents clans de la noblesse, et de contradictions sociales propres à l’exploitation d’un surproduit social sur lequel vivait la couche supérieure de la société. Il y existait également une volonté propre à chaque royaume de s’étendre au détriment de ses voisins.
Cela se faisait en fonction du potentiel des forces productives et du développement de celles-ci. L’ensemble de la société, et en particulier les couches dominantes, était organisée sur une base patrilinéaire clanique. Les clans pouvaient se composer d’un mélange Hutu – Tutsi ou Bairu – Bahima. D’autres groupes de populations existaient, comme les Twas. Un peuplement très anciens de la région vit de la culture maraichère et céréalière et de l’élevage pastoral. Il faut bien comprendre que la relation qui lie l’agriculture et l’élevage dans la région est autant complémentaire que contradictoire. Les troupeaux ont besoin de pâture pour se produire et se reproduire, et les pâtures ont besoin de troupeaux pour le travail du sol et le fumier qui permet la fertilisation du sol. Les grands propriétaires terriens s’élèvent au-dessus de la société, comme les propriétaires de grands troupeaux. En dessous d’eux se trouvent ceux qui doivent entretenir le bétail, le travailler, et de même pour les cultures. Il y avait au Rwanda ceux qui sont devenus des Hutus, qui parfois possédaient du bétail, et ceux qui sont devenus des Tutsis, qui étaient parfois agriculteurs, au contraire de ce que les colons ont pu écrire. Ceci étant dit, la vache représentait un capital important : par exemple, un grenier de 300 kg de haricots achetait une génisse de 100 kg ; une peau de vache non tannée achetait 30 kg de haricots, ou une houe, ou une jeune chèvre (5). ‘‘Rien ne surpasse la vache’’ dit un dicton rwandais. Cela reflète le statut primordial de la vache dans les échanges commerciaux. Les pasteurs, majoritairement Tutsis, ont donc eu tendanciellement une position de force plus importante en possédant ce capital.
La question ethnique – Les idées vraies, comme les idées fausses peuvent devenir une force matérielle quand elles sont reprises en masses
Le racisme est un ensemble d’idées né dans un contexte économique et social bien particulier. Cependant, une fois que ce contexte a déterminé l’idéologie qui la reflète, celle-ci prend sa dynamique propre et influe sur le développement du contexte lui-même. Ainsi, l’idéologie des races avait pour contexte l’esclavage dans le cadre de l’accumulation primitive capitaliste. Alors que ce contexte sous cette forme particulière a disparu, l’idéologie des races a resurgi à plusieurs reprises dans l’histoire avec les diverses conséquences funestes que nous connaissons. Nous pensons que si nous comprenons le contexte qui a pu faire émerger un tel ensemble d’idées, nous serons plus à même de le combattre. C’est ce que nous appelons la théorie de l’action.
L’ethnisme dans la région a toujours été un outil idéologique qui permet de diviser pour mieux régner. Mettre en avant un antagonisme ethnique permet de masquer le conflit de classes et d’éviter de répondre par exemple à la question agraire. Ainsi, les historiens, fonctionnaires et missionnaires coloniaux allemands puis belges ont inventé l’idée selon laquelle les Tutsis étaient des Hamitiques venus d’Abyssinie (6) et qu’ils étaient plus aptes au commandement. Cela a justifié le retrait de plusieurs chefs locaux (mwami) qui s’opposaient aux colons et leur remplacement par des chefs Tutsis acquis à la cause coloniale. Lors de la lutte pour l’indépendance, cet antagonisme a été joué dans l’autre sens, notamment par la démocratie chrétienne belge, pour maintenir la domination coloniale puis néocoloniale. Cette idéologie raciste a été promue par des pseudoscientifiques qui, sur base de l’anthropologie physique, ont installé un antagonisme permettant d’asseoir la domination impérialiste, et générant par là même les bases de l’idéologie génocidaire.
La production du surproduit social
Le Rwanda précolonial était une société inégalitaire. La soudure (7), les accidents de cultures, les épizooties (8) entrainaient des famines qui pouvaient jeter des familles ou des clans dans la pauvreté et les faire entrer dans des relations de dépendance. Un riche était défini par le nombre de personnes qu’il faisait travailler sur ses propriétés (cultures ou élevages). Une partie de ce qui était produit par le paysan moyen allait au chef qui lui avait concédé la parcelle. Ceux ne possédant pas de terre travaillaient donc comme journaliers sur des terres possédées par d’autres contre rétribution en marchandise (haricots, sorgho, bière, beurre,..) leur permettant d’acquérir d’autres biens. Ce statut, considéré comme indigent, était en marge de la société. À côté de cela s’établissaient des relations de clientèle propres à la société féodale rwandaise entre un riche et son corvéable, renforcées et valorisées par l’idéologie.
Lors de l’émergence de la dynastie des Banyiginya au Rwanda fin du 18e siècle, on a vu un renforcement du pastoralisme dans la structure sociale. Un système que l’on peut rapprocher du servage s’est développé, par lequel le paysan devait travailler sur les terres du seigneur un certain nombre de jours (2 jours d’akazi), sur une semaine de 5 jours. Le régime de l’ubuhake, une relation de clientèle et d’obligation qui fonctionnait en milieu pastoral, a été étendu et a recoupé les nouvelles structures de pouvoir. Néanmoins, ce ne sont pas les Tutsis dans leur totalités qui ont constitué la classe dominante, mais bien une minorité d’entre eux. On estime entre 10.000 et 50.000 le nombre de Tutsis de clan noble qui ont été impliqués dans le pouvoir colonial sur un total de plusieurs centaines de milliers de Tutsis au 18e siècle.
On le voit : les contradictions et les lignes de failles de la société rwandaise étaient nombreuses. Cela entraînait des luttes et des résistances. L’entrée en jeu des puissances impérialistes viendra modifier les rapports de forces internes à la région et fera entrer de plain-pied l’Afrique de l’Est dans les contradictions capitalistes.
Notes :
(1) Homme politique et écrivain français du 19e siècle.
(2) Méthode d’administration d’une colonie se basant sur des relais locaux.
(3) Eleveurs de bétails.
(4) Terme d’origine biblique attribué péjorativement à des populations africaines qui descendraient de personnages du Premier Testament.
(5) Claudine Vidal, Économie de la société féodale rwandaise, Cahiers d’Études africaines, 1974.
(6) Région de la Corne de l’Afrique.
(7) Période entre deux récoltes.
(8) Maladie frappant un groupe d’animaux.
(2) La colonisation et la décolonisation du Rwanda
Les puissances impérialistes se disputent le gâteau Africain
L’Allemagne, nouvelle puissance impérialiste
Aucun Etat africain n’a l’allemand comme langue issue de la colonisation occidentale. Cette situation est due aux rapports de forces internationaux qui ont fait perdre à l’Allemagne toute leurs colonies sur le continent. L’Allemagne était déjà arrivée tardivement dans la « course aux colonies ». La cause était le retard qu’avait pris la bourgeoisie allemande pour réaliser son unité nationale. Alors que l’Angleterre, La France, la Belgique, l’Espagne, le Portugal et les Pays-Bas menaient des explorations depuis des dizaines d’années, l’Allemagne se lança tardivement dans la conquête coloniale.
Ce retard accumulé dans l’unification nationale explique aussi le fait que le jeune Etat allemand se focalisa en 1871 sur le renforcement de son Etat en interne et ne se lança pas directement dans la guerre de conquête coloniale que menèrent ses rivaux. Dans un premier temps, c’est du capital privé qui bénéficia de la protection de l’Etat allemand qui se lança dans les explorations, les conquêtes et les investissements. La conférence de Berlin de 1885 consacra les rapports de forces militaires entre les différents puissantes qui verront émerger l’Afrique Orientale Allemande dont fera partie le Ruanda-Urundi.
Parallèlement aux rivalités inter-impérialistes, les contradictions de la société monarchique rwandaise étaient remontées à la surface, entraînant une grave crise de régime. Après la mort de Kigeli IV Rwabugiri, son successeur a dû faire face à des incursions militaires belges sur son territoire et fut renversé suite à une défaite militaire et un complot ourdi en interne. Yuhi Musinga arriva ensuite à la tête du royaume. Très vite, le jeune roi s’allia avec les allemands pour stabiliser son pouvoir. Comme l’exprime très bien l’historien français Jean-Pierre Chrétien : « manifestement l’aristocratie rwandaise a joué la carte d’un camp européen contre l’autre, elle cherche l’appui de ceux qui lui semble les moins dangereux ou les plus respectueux… »(2) Cette alliance permit à l’Allemagne de stabiliser son empire colonial et de le gérer de manière économique avec des relais sur place ; et cela permit à la famille royale régnante de s’assurer le pouvoir.
La Première Guerre mondiale redistribue les cartes
Les puissances impérialistes tenteront de résoudre leurs différends coloniaux de manière pacifique à travers plusieurs conférences internationales. Finalement, la logique intraitable de concurrence entre les différentes bourgeoisies nationales conduira à la Première Guerre mondiale. Cette guerre fut menée pour redistribuée les cartes au niveau mondial, chaque Etat capitaliste voulant augmenter sa part du gâteau et assurer son hégémonie. La défaite de la Triple alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie et Italie), se soldera par la perte de l’AOF pour l’Allemagne.
La tutelle du Ruanda-Urundi fut confiée à la Belgique qui réussit par un jeu d’équilibre à récupérer cette région-clé. En effet, la rivalité entre le Royaume-Uni et la France en Afrique de l’Est était permanente à l’époque, comme l’avait par exemple illustré l’incident de 1898 à Fachoda, dans l’actuel Soudan du Sud. Le territoire occupé par le Ruanda-Urundi est stratégique à plusieurs égards car il constitue une porte d’entrée au Congo, il est à la source du Nil et c’est aussi une porte d’entrée vers le Tanganyika et le Kenya qui ont des côtes sur l’océan Indien.
La colonisation des esprits
Afin d’assurer son pouvoir, le colonisateur belge comme l’allemand auparavant ne pouvait pas compter que sur la force ou la coercition. Ils se sont basés sur la famille royale, qui était le pouvoir précédent, pour avoir une base dans la société. Mais ils ont aussi eu besoin de casser toutes les résistances qui pouvaient être une barrière à l’exploitation coloniale. Ils ont donc figé la société qu’ils ont trouvée et ont créé de toutes pièces une division ethnique dans la population. Au Rwanda, l’ensemble de la population partageait la même culture, parlait la même langue, vénérait le même dieu « Imana ». Les colonisateurs ont institué le fait que ce peuple était divisé en deux ethnies totalement distinctes. Les Batutsi : race supérieure Hamito-sémites ou nilo-hamitique constituant 5% de la population, éleveur naturellement apte à diriger, couche de seigneurs proche de la race blanche. En dessous d’eux, les Bahutu : paysans bantous, race inférieure qui devait être commandée. Les Pères blancs (3) considéraient que seuls les Batutsi pouvaient bénéficier d’une instruction essentiellement primaire qui permettait d’avoir des postes dans l’administration coloniale. Une petite élite tutsi se constitua alors, mais qui ne représentait pas l’ensemble de la population décrite comme étant tutsi. Celle-ci était, dans sa majorité, exploitée comme les Bahutu.
Pour faciliter ce processus, il a fallu réduire le pouvoir du roi et autoriser la liberté de religion afin d’imposer le catholicisme. Ce processus aboutira à la destitution de Musinga et à la mise en place d’un roi catholique proche de l’administration coloniale, Mutara III Rudahigwa. L’élite tutsi en constitution autour de lui aura sa place seulement si elle fait la jonction avec les intérêts coloniaux, comme le rappella le colonel Jungers aux élèves du groupe scolaire Astrida des Frères de la charité de Gand, qui formait les futures élites : « restez modestes. Le diplôme de sortie qui vous sera attribué, n’est pas une preuve de compétence. Il ne constitue que la preuve que vous êtes aptes à devenir des auxiliaires compétents. »(4)
Dans les années 1930, l’administration coloniale fera renseigner, sur les papiers d’identité, la race à laquelle appartenait chaque rwandais. Selon l’historien français Yves Ternon, à cette époque, 15% se déclarèrent Tutsi, 84% Hutu et 1% Twa.(5)
Après la guerre, la Belgique a été mise sous pression suite aux terribles famines qui ont eu lieu à cause du manque d’investissement agricole et en infrastructures. La Belgique a été forcée, par exemple, d’ouvrir l’enseignement aux Bahutu. Mais, encore en 1948, la revue des anciens élèves d’Astrida disait : « de race caucasique aussi bien que les Sémites et les indo-Européens, les peuples hamitiques n’ont à l’ origine rien de commun avec les nègres… Physiquement ces races sont superbes : malgré les inévitables métissages résultant d’un contact prolongé avec les nègres, la prépondérance du type caucasique est resté nettement marquée chez les Batutsi… »(6)
L’Arabica, base du revenu de la colonie
Au-delà de sa situation géostratégique, une des richesses du Rwanda réside dans ses terres agricoles. Le colonisateur Allemand, d’abord, puis Belge, a fait du Rwanda une terre de caféiculture. Ce processus a vu le remplacement de cultures maraîchères et vivrières par des cultures d’exportations dépendantes des prix sur les bourses mondiales. Pour acheminer ces marchandises, il a fallu construire et entretenir un réseau de routes carrossables. Cela s’est fait par le travail forcé, qui en 1930 représentait presque 2 mois par an.(7) Ces deux éléments ne pouvaient que renforcer les contradictions sociales, puisque la population était écartée du travail des champs pour entretenir l’infrastructure coloniale, mais devait en plus cultiver du café pour pouvoir payer les impôts à l’Etat. Cela entraînera des famines et des fuites de population vers les pays voisins.
Edmond Leplae, Directeur de l’Agriculture au Ministère des Colonies de 1910 à 1933, mis en place un système de culture obligatoire qu’il copia du modèle Hollandais à Java. À cette époque, il y eu de 1 à 4 millions de plants de café planté par an. De 11 tonnes en 1930, la production grimpera à 10.000 tonnes en 1942 et 50.000 en 1959.
La « révolution coloniale » : les populations opprimées commencent à se libérer de leurs chaînes
Les marxistes ont toujours expliqué que la révolution entraîne la guerre et que la guerre entraîne les révolutions. Après la Seconde Guerre mondiale, un processus révolutionnaire a pris place partout à travers le monde. Les Etats alliés objectifs de ce processus ne pouvaient être que les pays dans lesquels la base sociale de l’Etat était différente et où le système de production représentait une alternative au système capitaliste. C’est donc l’URSS dans un premier temps puis la Chine en 1949 qui vont inspirer les révolutionnaires. À cette époque, la dégénérescence bureaucratique en URSS était déjà un frein relatif, mais l’économie bureaucratiquement planifiée (même avec ses limites) et la victoire face aux nazis vont conférer à la bureaucratie stalinienne une immense autorité. En effet, l’existence d’une alternative au système capitaliste permettra d’installer un rapport de force international favorable qui obligera la bourgeoisie dans les pays capitalistes avancés à offrir d’énormes concessions économiques, démocratiques et sociales à la classe ouvrière dans leur pays, et démocratiques dans les pays qui subissaient l’oppression coloniale. Par ailleurs, la bureaucratie qui s’est installée au pouvoir en URSS au cours des années 1920 a tout fait pour que n’émerge pas une révolution socialiste démocratique dans un autre pays. Cela aurait pu relancer le processus de lutte en URSS-même pour une véritable démocratie ouvrière et pour une planification économique démocratique. Malgré ces limites, c’est donc un modèle de révolution dirigée par le haut et une économie planifiée bureaucratiquement qui a été prise comme modèle alternatif dans tout un tas de pays lors des révoltes contre l’oppression coloniale.
Dans la lutte contre l’impérialisme sur le continent asiatique, la victoire de l’armée populaire de Mao et la constitution d’un Etat ouvrier déformé par la bureaucratie dès son début sera le modèle que beaucoup de nationalistes dans les pays qui subissait encore le joug colonial utiliseront. Il ne se base pas sur la méthode et le programme du parti bolchevik durant la révolution russe qui s’est basée sur la combativité et le sens d’initiative de la classe ouvrière russe. Partant des contradictions propres au régime colonial, ce modèle se base sur la petite-bourgeoisie nationaliste, la couche supérieure de la société (officiers supérieurs, intelligentsia, …) et des éléments progressistes radicalisés qui luttent contre le pouvoir impérialiste. La stratégie utilisée n’est donc pas la mobilisation systématique de l’ensemble de la société à travers les actions collectives de masse telles que les manifestations et les grèves d’où émergent une situation de double pouvoir, mais bien la guerre de guérilla dirigée par ces couches. Dans une situation internationale et nationale favorable, cela mena à des victoires et à un recul temporaire des puissances impérialistes.
Ce sera le cas par exemple en Indochine avec la défaite de l’armée française à Diên Biên Phu. De manière générale, un processus révolutionnaire dans un pays inspire les masses en lutte et les révolutions dans d’autres pays. En Afrique et en Amérique centrale et du Sud, ces exemples ont inspiré les couches qui cherchaient à vaincre l’impérialisme. Cela s’est traduit par la vague de luttes sur base des méthodes de guerres de guérilla qui prendra place entre autres à Cuba et en Algérie. À la fin des années ‘50, la plupart des combattants pour l’indépendance dans les pays colonisés sont gagnés par le nationalisme ; certaines couches de la petite-bourgeoisie sont touchées par les idées socialistes mais sur base du modèle de l’armée populaire de Mao. Le rôle dirigeant dans la révolution n’y est pas dévolu à la classe ouvrière et ses organisations indépendantes, mais bien à une couche supérieure de la société qui s’appuie sur une guérilla paysanne pour prendre le pouvoir.
Au Rwanda, les élites nationales sont aussi touchées par ce processus. Mais la division ethnique de la société divise l’élite en deux camps qui tirent des conclusions différentes sur la manière de voir l’oppression coloniale. Dès 1957 se fonde l’Association pour la promotion sociale de la masse (APROSOMA). Celle-ci ne s’organise malheureusement pas sur une base de classe mais bien sur une base ethnique. En 1957 aussi, le Manifeste des Bahutu est écrit par 9 intellectuels hutu dont le futur président de la République Grégoire Kayibanda. Il dénonce non pas la colonisation mais bien le pouvoir tutsi. Pour eux, la question de l’indépendance est secondaire par rapport à la question de l’élimination de la domination économique, politique et culturelle des Batutsi.
Les bases de l’idéologie génocidaires sont présentes dans ce manifeste. Il reprend la division en catégories créées par l’administration coloniale pour en déduire la nécessite d’une passation de pouvoir à la majorité hutu. Sur base de cette idéologie se crée le Parti du mouvement de l’émancipation hutu (PARMEHUTU). Pour l’élite tutsi regroupée autour de l’Union Nationale Rwandaise (UNAR), il faut l’indépendance et le départ de l’administration coloniale, ainsi que la remise en place d’une monarchie constitutionnelle au Rwanda. À côté de cela, un parti favorable aux intérêts occidentaux émerge : le Rassemblement démocratique rwandais (RADER), qui regroupe des anciens « astridiens » (8) et des Bahutu.
Le pouvoir colonial, voyant le danger de la perte de contrôle, changea alors ses alliances et utilisa la petite-bourgeoisie hutu en promouvant l’idée du « peuple majoritaire ». Celle-ci fut portée en grande partie par la démocratie-chrétienne, principalement flamande, et l’élite de l’Eglise catholique sur place. Des élections furent organisées et remportés par le PARMEHUTU. La première république fut installée. Grégoire Kayibanda en était le président. Une politique de discrimination systématique vis-à-vis des Batutsi se mit en place, appuyée par des violences et des pogroms vis-à-vis de ceux identifiés comme tels. Les violences permettront de dévier la colère des masses contre un ennemi identifié et de détourner l’attention des problèmes auxquels faisait face le Rwanda : l’inégalité économique et la question agraire non résolue. La première République durera de 1962 à 1973. Mais le mécontentement populaire se poursuivra. Et sur base de cela, Juvénal Habyarimana, provenant du Nord du pays, utilisera les tensions régionales entre la petite-bourgeoisie hutu du centre et celle du Nord pour s’élever au pouvoir en 1973.
Notes :
(1) Dans la région des Grands Lacs, pour les noms des populations, l’accord au pluriel se fait en ajoutant le préfixe ‘Ba-‘ et, au singulier, ‘Mu-‘. Par exemple, pour un ‘Tutsi’ et un ‘Hutu’, on dira ‘Mututsi’ et ‘Muhutu’.
(2) Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des grands lacs. Deux mille ans d’histoire, Paris, Aubier, 2000, p. 188.
(3) Ordre religieux missionnaire fondé par le Cardinal Lavigerie.
(4) Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des grands lacs…, p. 240.
(5) Yves Ternon, Rwanda 1994. Analyse d’un processus génocidaire, dans « Revue d’Histoire de la Shoah » 2009/1 (N°190).
(6) Citation reprise dans : Jean-Pierre Chrétien, L’Afrique des grands lacs…, p. 247.
(7) Ibidem, p. 245.
(8) Anciens du groupe scolaire de Butare (ex-Astrida).
(3) La Deuxième République, la guerre civile et le génocide de 1994
Dans les 2 premières parties, nous avons retracé de manière chronologique les éléments d’histoire qui permettent selon nous d’analyser les causes du génocide. Dans cette troisième partie, nous ne suivrons plus chronologiquement les événements, mais nous voulons entrer directement dans le débat. Au-delà de l’explication, il s’agit surtout de remettre en cause certaines analyses superficielles qui ont été amenées dans le débat public.
Comment expliquer le génocide ?
Un des clichés de la propagande coloniale pour justifier la colonisation de l’Afrique par les puissances impérialistes a été “la mission civilisatrice”. La propagande raciste de l’époque dépeignait l’Afrique comme un continent barbare en proie à l’esclavage arabo-musulman et aux guerres ethniques. La mission de l’Occident était d’apporter la paix et le développement économique. Ce qui allait amener la démocratie et le progrès.
Mais la réalité, c’est qu’après la mise en place du système de production capitaliste et l’intégration au marché mondial, les standards moyens de démocratie ne sont pas présents et la paix est loin d’être garantie dans l’ensemble du continent, et en Afrique de l’Est en particulier. Au lieu de chercher les explications dans les contradictions du capitalisme, beaucoup d’idéologues ont préféré aller reprendre des explications dans la propagande raciste des années coloniales.
Selon nous, le point culminant des tensions “ethniques” a pour base une classe dominante qui se bat par tous les moyens pour rester aux commandes et profiter des miettes qui tombent des termes des échanges mondiaux. Dans cette lutte, l’élimination physique comme “solution finale” de son challenger et la désignation de l’ennemi en tant que race qui serait la cause de toutes les contradictions a été l’option du Hutu Power, les extrémistes du régime d’Habyarimana. Selon les idéologues précités, il n’en est rien : le génocide serait lié aux luttes ethniques et barbares consubstantielles à l’Afrique et aux africains. C’est une manière ironique de reconnaître l’échec total du projet colonial. Voyant la contradiction argumentative, certains intellectuels poussent l’argument à l’absurde en réclamant une nouvelle colonisation de l’Afrique (1).
Les deux premières parties ont apporté des éléments de réponses à ce courant réactionnaire qui utilise la distorsion de l’histoire et la racialisation de la société comme moyen de division pour cacher les ambitions impérialistes. Il existe cependant un courant d’idéologues considéré comme “progressistes” et “scientifiques” qu’il convient aussi de démasquer.
Le néo-malthusianisme à la rescousse du capitalisme
Analyser le génocide comme un phénomène “moderne” lié aux contradictions du capitalisme est une attitude philosophiquement matérialiste, c’est à dire rationnelle. Mais aujourd’hui, avec la division du travail dans le monde intellectuel et l’absence de remise en cause globale du système capitaliste, ce genre d’approche est beaucoup moins audible. Les experts de chaque discipline abordent une question générale sous l’angle unique de leur expertise et il généralise cela en voulant faire correspondre la réalité à leur analyse. C’est ce que nous appelons une réflexion philosophiquement idéaliste.
C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre les analyses de Jared Diamond. Ce géographe et biologiste est davantage connu dans le monde anglo-saxon, mais ses thèses sont aussi relayées dans le monde francophone et belge par des académiques comme Jean-Philippe Platteau, de l’Université de Namur. De manière générale, avec la crise environnementale, le néo-malthusianisme fait un retour en force. On entend des dirigeants de premier plan comme le Président français Emmanuel Macron dire que la cause du sous-développement en Afrique est due au ventre des femmes africaines (2). On entend aussi certains courant écologistes réclamer un arrêt de la reproduction pour sauver la planète (3).
Le marxisme est souvent disqualifié, car il ne serait qu’une “vieille théorie”. Mais en général, les contradicteurs réutilisent des idées tout aussi vieilles qui, déjà à leur époque, ont été battue en brèche. Jared Diamond a été l’un de ceux qui ont remis au goût du jour les idées de Malthus (4). Il a écrit deux livres qui traitent de ce sujet. L’un d’eux : “Guns, Germs, and Steel: The Fates of Human Societies” (“De l’inégalité parmi les sociétés : Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire”). Il y explique comment les occidentaux ont pu coloniser l’Afrique. Les éléments géographiques et biologiques sont mis en avant comme déterminant la supériorité occidentale. Lié au même sujet, son second livre est “Collapse: How Societies Choose to Fail or Survive” (“Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie”). Il y expose le fait que la trop grande pression sur les ressources environnementales est la cause d’effondrement des civilisations. Il prend pour exemple les habitants de l’île de Pâques, les Pascuans, et leurs statues (Moaï). Dans ce même livre, il y a tout un chapitre sur le génocide au Rwanda, s’intitulant “Malthus en Afrique”. Il prend l’exemple du génocide pour développer sa thèse : la surpopulation a été l’un des éléments déterminants les événements.
Dans l’absolu, il ne faut pas écarter la surpopulation comme élément explicatif. C’est d’ailleurs à prendre en compte pour comprendre les tensions sociales dans la région de manière fine. À ce titre, les analyses de Platteau et consorts sur le Rwanda sont intéressantes à plus d’un titre.
Mais l’erreur consiste à prendre un élément d’analyse et le généraliser pour en faire l’élément de causalité principale en considérant le système de production capitaliste comme un invariant. Ce faisant, on cache les contradictions sociales et économiques qui sont liées au capitalisme et on le présente comme étant l’horizon indépassable de l’humanité. Dans l’analyse, on oublie donc comment, dans le cadre d’un conflit de classe aigu de revendication foncière non traitée, la question de la démographie approfondit la crise. C’est l’erreur que commet Diamond. Dans le chapitre consacré au génocide, il écrit : “La pression démographique a été l’un des facteurs importants à l’œuvre dans le génocide rwandais. Le scénario catastrophe de Malthus peut parfois se réaliser et le Rwanda en fut un modèle. De graves problèmes de surpopulation, d’impact sur l’environnement et de changement climatique ne peuvent persister indéfiniment : tôt ou tard, ils se résolvent d’eux-mêmes, à la manière du Rwanda ou d’une autre que nous n’imaginons pas, si nous ne parvenons pas à les résoudre par nos propres actions. Des mobiles semblables pourraient œuvrer de nouveau à l’avenir, dans d’autres pays qui, comme le Rwanda, ne parviennent pas à résoudre leurs problèmes environnementaux. Ils pourraient jouer au Rwanda même, où la population augmente aujourd’hui encore de 3 % l’an, où les femmes donnent naissance à leur premier enfant à l’âge de quinze ans, où la famille moyenne compte entre cinq et huit enfants.”
Dans son “Essai sur le principe de la population”, Malthus avait la même approche. Karl Marx avait réfuté Malthus en remettant l’élément démographique en lien dialectique avec les rapports de production capitaliste. La théorie de Diamond sur l’effondrement a été réfuté dans son ensemble (5). Des intellectuels sont revenus sur son analyse de la société pascuane. Mais très peu a été écrit sur son analyse du génocide.
L’élément que nous voulons ajouter à cette réfutation concerne donc l’analyse faite par Diamond sur le génocide au Rwanda mais de manière spécifiquement matérialiste. Le capitalisme ne se développe pas de manière linéaire et homogène. C’est ce que les marxistes appellent le “développement inégal et combiné”, cela génère des possibilités de réserves jusqu’au moment où l’ensemble des régions du monde sont soumises aux rapports capitalistes de productions. La manière dont les rapports capitalistes s’imposent à de nouvelles sociétés ne peut être pacifique. Cela est liée d’une part à l’affrontement entre l’ancien et le nouveau rapport de production, et d’autre part à la concurrence impérialiste. Pour établir sa domination, l’impérialisme réutilise l’ancienne organisation sociale en la remodelant en fonction de ses intérêts et donc, ce faisant, il la transforme, créant de nouveau rapports sociaux et ainsi de nouvelles contradictions. C’est ce que nous avons voulu illustrer aussi avec les 2 premières parties. C’est aussi dans ce sens que nous ne suivons pas les analyses soient disant “progressistes” et “scientifiques” comme celles de Diamond.
L’analyse de la crise de la Deuxième République rwandaise et du génocide illustre bien ce propos.
La crise de la Deuxième République
Juvénal Habyarimana a pris le pouvoir en 1973. La fraction de la classe dominante a changé. Une petite minorité hutu du nord du pays a pris le contrôle du pouvoir d’Etat, profitant de celui-ci pour pouvoir s’enrichir sur base de leur rôle d’intermédiaire dans l’exportation des principales ressources du pays, essentiellement agricoles (café, thé). Pour renforcer son pouvoir, le régime s’est appuyé sur l’organisation du pays, avec une population sous contrôle stricte de l’administration. Il y avait ainsi une division du pays en 10 préfectures, elle-même subdivisées en sous-préfectures, et 145 communes divisées en secteur de 5.000 habitants, subdivisés en cellules de 1.000 personnes. Chaque cellule était contrôlée par 5 personnes proches du régime. Tous les samedis, la population devait participer à du travail communautaire et aux réunions d’endoctrinement du régime. Ce contrôle strict de la population servira le régime une fois qu’il mettra en œuvre les plans d’éliminations physiques des Batutsi (6). Le régime de parti unique était soutenu par 7.000 soldats et par une garde prétorienne forte de 1.500 hommes (7). Tout au long de la dictature du régime Habyarimana, il s’est développé une coopération militaire et diplomatique forte avec la France qui a saisi cette opportunité d’affaiblissement de l’ancienne force coloniale belge pour s’implanter dans l’Est de l’Afrique.
Le Rwanda à l’époque était présenté comme un pays modèle de coopération au développement. L’économie du pays était sous perfusion d’aide internationale. Cela a pu masquer temporairement les faiblesses du régime, mais les contradictions économiques sont remontées à la surface lors de la chute des prix mondiaux des matières premières, et plus particulièrement fin des années 80 quand le thé et le café ont chuté. Cela a obliger les dirigeants rwandais à frapper à la porte du FMI et à s’astreindre aux fameux plans d’ajustement structurels, les ancêtres des plans d’austérités, et autres mémorandums d’aujourd’hui. Cela s’est déroulé alors que la famine frappait fin des années 80 et début 90 suite à une sécheresse dans le Sud du pays. La question agraire n’étant pas réglée, une minorité concentre la majorité des terres : 16% de la population détient 43% des terres et les revenus du café constituent 80% des revenus de l’Etat. Entre 1962 et le début des années 90, la population a augmenté de 2.400.000 à 7.148.000 personnes. Principalement rurale et jeune c’est une population en proie à la famine et à la misère qui doit subir des coupes drastiques imposées par l’extérieur suite au développement de sa dette (7).
En parallèle à cela, les Batutsi qui avaient dû quitter le pouvoir au tout début de la Première République dans les années 60 se sont organisés dans la diaspora au sein de différentes organisations politico-militaires. Présente dans les pays frontaliers, une partie a pu prospérer et constituer des moyens pour challenger le pouvoir en place au Rwanda. Fin des années 70, l’Ouganda du président Idi Amin Dada est confronté à une guérilla qui conteste son pouvoir. A la suite de luttes de factions, le guérillero Yoheri Museveni, avec la National Resistance Army (NRA), arrivera à s’établir comme chef de l’Etat ougandais. Des guérilleros batutsi combattront dans cette guérilla, dès le début et jusqu’à la prise de pouvoir de Museveni. Fred Rwigema, l’un des fondateurs du Front Patriotique Rwandais (le FPR), mais aussi Paul Kagame, actuel Président du Rwanda, y seront présents et y acquerrons une expérience militaire. Le FPR est issu de la Rwandese Alliance for National Unity (RANU) qui est le regroupement politique de la diaspora tutsi. Une fois au pouvoir, Yoheri Museveni installa ses frères d’armes à des postes-clés. La concurrence pour les postes poussa les proches de Museveni à contester la présence de Batutsi aux postes à responsabilité en Ouganda. Ce dernier chassera donc les Batutsi hors de son régime et les poussera à retourner au Rwanda. Rwigema sera tué dans des circonstances troubles lors de la première attaque et Paul Kagame, en formation militaire aux USA, reviendra pour diriger l’Armée patriotique rwandaise (APR), l’aile militaire du FPR.
C’est le début de la guerre civile rwandaise qui part de l’Ouganda vers le nord du pays. Les contradictions du régime rwandais sont trop fortes et, très vite, l’APR qui est bien financée, très bien entrainée et disciplinée engrange des victoires militaires. Pour stopper la poussée du FPR, le régime demande l’appui de militaires et diplomatiques de la France qui va, jusqu’à la chute du régime, lui accorder sans faillir. Le but pour la France étant de maintenir dans la région un régime favorable à ses intérêts et éviter un nouveau Fachoda, c’est-à-dire l’émergence d’un régime ou un dominion anglo-saxon en Afrique de l’Est. Face à cette situation, la France propose au régime de mener des négociations vers une transition démocratique (ouverture au multipartisme) et pacifique sous l’égide de l’ONU. Ce seront les Accords d’Arusha qui amèneront une force, la MINUAR, à prendre pied au Rwanda. Ces négociations sont le reflet du rapport de force interne mais aussi international. Il n’y a pas la volonté du régime de concéder une miette de pouvoir. Et dans cette démarche, il se sait soutenu par la France.
Le régime réagit à cette situation de crise en amplifiant la propagande raciale. Face à la colère et à la misère de la population, lors de ses réunions d’endoctrinement, il désigne le retour de l’ancien ordre féodal “Tutsi”. Cela génère des explosions de colère et des pogroms, mais au fur et à mesure que la situation militaire se résout en faveur du FPR, le régime durci son discours racial. Dès le début des années 90, un courant extrémiste se développe autour de la femme du président, qui vient aussi du Nord du pays. C’est l’idéologie du Hutu Power et de l’élimination physique des opposants. Les préparatifs du génocide se mettent en place par un battage idéologique raciste renforcé par les moyens modernes. Comme dit précédemment, la population devait participer à des réunions hebdomadaires d’endoctrinement. La bourgeoisie hutu du Nord finançait la Radio Télévision Libre des Mille Collines (RTLM) qui diffusait dans tout le pays un climat de haine raciste qui désignera le mututsi comme la cause des problèmes. Il s’agira aussi de déshumaniser le mututsi en le présentant comme un “cafard” venu de l’étranger pour oppresser le muhutu. Dans une situation de crise économique et sociale terrible et d’une sécheresse qui entraîne une famine pour une population nombreuse n’ayant pas accès à la terre de manière égale, à cela s’ajoute une militarisation de la société par l’endoctrinement et les médias de masses, c’est le cocktail qui explique qu’une partie de la population a pu perpétrer et participer à ce massacre de masse.
Cela illustre que le génocide n’était pas une manifestation de colère spontanée. C’est le résultat d’un processus qui a été soigneusement préparé par une frange de la bourgeoisie comprador (8) aux abois en compétition avec une autre frange de la bourgeoisie. D’ailleurs, dans la première phase du génocide en lui-même, les premières personnes à être exécutées l’ont été sur base d’une liste préétablie de Batutsi considérés comme sympathisants avec le FPR. C’est la garde présidentielle appuyée par les milices extrémistes hutu interahamwe qui ont effectué la “chasse”. C’est seulement dans un deuxième temps que l’élimination physique comme “solution finale” des Batutsi en tant qu’ethnie a été mise en place pour éliminer à tout jamais le danger de restauration. Ce processus a été assisté par la France de François Mitterrand, Hubert Védrine et Bernard Kouchner, qui ont jusqu’au bout soutenu la frange dure du régime et qui l’ont même exfiltrée vers le Congo voisin une fois la guerre perdue.
Un génocide sous l’œil des médias du monde entier
Le génocide de 1994 s’est établi alors que, depuis le début de la guerre et très certainement depuis 1992, le double discours du régime lors des accords d’Arusha (9) était limpide : “négocié” en français, “appeler au meurtre” en la langue rwandaise (kanyarwanda). Les médias du monde entier ont suivi les développements, une force des Nations-Unies était présente sur place, mais s’est retirée après le massacre des 10 Casques bleus belges.
Le génocide des Batusti et le massacre des Bahutu qui s’opposaient au régime au pouvoir a engendré un déchirement de la société rwandaise et a déstructuré toute la sous-région. Plusieurs centaines de milliers de Bahutu issu du régime ou qui ont perpétré des massacres, mais aussi ceux craignant des représailles ou fuyant la misère sont partis en exil, notamment dans le Congo voisin. L’arrivée au pouvoir du FPR a remodelé les rapports de force internes et internationaux dans la région. Le battage médiatique racial a eu un impact sur toute la région de l’Afrique centrale et de l’Est en mettant notamment en danger les Banyamulenge (10) en République démocratique du Congo (RDC).
Les contradictions liées au capitalisme n’ont pas disparues mais se sont transformées, générant une nouvelle situation et un nouveau rapport de force. Nous reviendrons dans la dernière partie sur la nouvelle situation post-génocide. Nous voulons ajouter que, sur le déroulement du massacre en lui-même et sur le génocide en général, il existe énormément de documents, analyses, documentaires, livres, … Il est nécessaire de les consulter pour avoir une idée précise de la situation et aussi de tenter de s’imaginer à quelle point la violence à déchiré la région. C’est aussi nécessaire pour tordre le cou aux idées révisionnistes et négationnistes qui ne manquent pas d’émerger chez les nostalgiques du régime de 73.
Enfin, pour conclure cette partie, nous trouvions nécessaire de publier une analyse conséquente, à l’occasion des 25 ans du génocide, pour pouvoir indiquer la manière dont les marxistes veulent répondre à la situation actuelle en Afrique de l’Est. Comme nous l’avons indiqué dans la première partie, la lutte des classes détermine le cours de l’évolution historique. Dans cette lutte, nous nous basons sur la majorité sociale qui lutte contre l’oppression de la minorité pour répondre aux problèmes et aux contradictions capitalistes. Cette approche exclu donc toute division raciale de la société. Elle met en avant un programme qui vise à l’unité de toute les couches exploitées et oppressées et établit que seule la majorité sociale peut construire une société où les besoins de l’ensemble de la population seront assouvis. Nous appelons cette société le socialisme démocratique.
Notes :
(1) http://www.slate.fr/story/152360/article-bienfaits-colonisation-revue-scientifique.
(2) https://www.nouvelobs.com/politique/20180706.OBS9286/7-ou-8-enfants-par-femme-en-afrique-le-refrain-demographique-de-macron.html.
(3) https://www.lalibre.be/actu/planete/ne-pas-faire-d-enfant-pour-sauver-la-planete-5bbc5ececd70a16d814e8a16.
(4) Intellectuel du 19e siècle qui a développé la théorie de la surpopulation.
(5) https://www.scienceshumaines.com/la-theorie-de-l-effondrement-s-effondre_fr_24958.html.
(6) Dans la région des Grands Lacs, pour les noms des populations, l’accord au pluriel se fait en ajoutant le préfixe ‘Ba-‘ et, au singulier, ‘Mu-‘. Par exemple, pour un ‘Tutsi’ et un ‘Hutu’, on dira ‘Mututsi’ et ‘Muhutu’.
(7) Yves Ternon, Rwanda 1994. Analyse d’un processus génocidaire, dans « Revue d’Histoire de la Shoah » 2009/1 (N°190).
(8) Intermédiaires locaux de l’impérialisme.
(9) Négociations mises en place sous l’égide de la France dont le motif officiel était de trouver une solution politique à la guerre civile.
(10) Populations de l’Est de la RDC provenant historiquement de la région qui deviendra l’actuel Rwanda.
(4) Le rôle de l’impérialisme et la situation post-génocide
Impérialisme = barbarie
En 2011, un mouvement révolutionnaire a parcouru l’Afrique du Nord et le Moyen Orient. Les difficultés dans le processus ont conduit une partie de l’opinion publique européenne à soutenir des interventions « humanitaires », notamment en Libye. L’illusion répandue et entretenue alors était que nos Etats avaient un rôle à jouer pour faire advenir la démocratie et le progrès social dans ces régions. Dans les sondages d’opinions de l’époque, une grande majorité soutenait le fait que les pays occidentaux devaient intervenir pour protéger la ville de Benghazi de la répression sanglante de Kadhafi. Une majorité de la social-démocratie et des verts, ainsi que des figures de gauche comme Jean-Luc Mélenchon, se sont rangés derrière une intervention à l’initiative de la France. Même une partie de la gauche marxiste révolutionnaire a abandonné la position internationaliste pour soutenir une intervention impérialiste.
Aujourd’hui, la Libye est enfoncée dans la guerre civile et la France, contre l’avis même de l’Union Européenne, soutient le général Haftar, un seigneur de guerre barbare, pour défendre ses propres intérêts. La Libye est, dans les faits, démantelée. Et ce n’est pas seulement elle qui est en proie aux forces centrifuges, mais même l’ensemble du Sahel qui a été déstructuré par ces interventions impérialistes. Des groupes terroristes comme AQMI (1) ont créé le chaos pour la population. L’Union européenne, quant à elle, est touchée par la vague de migration issue de la région. Et en son sein, l’incapacité des politiques néolibérales à régler la question de l’accueil de ces réfugiés est instrumentalisée par les populistes de droite et d’extrême droite.
De manière générale, les aspects humanitaires d’une opération militaire ne sont que de la poudre aux yeux qui masquent le calcul froid et brutal des intérêts d’une petite minorité qui a le pouvoir. La lutte des classes ne se pose pas comme une question morale, mais comme un rapport de force. L’impérialisme ne se soucie pas de la vie humaine ou de la nature. Il se soucie de son approvisionnement, de ses débouchés, de ses zones d’influences et, en dernière analyse, de son taux de profit. Et, cela, quel que soit le coût pour l’humanité et la nature. Pour s’en convaincre, l’étude du génocide rwandais est un cas d’école.
Au Rwanda, l’impérialisme français a subi une énorme défaite. Mais ça n’a pas été une défaite sans combattre. L’impérialisme a fait tout ce qu’il pouvait pour protéger ses relais sur place. Avant d’entrer en détail dans le développement, il est important de rappeler que si l’impérialisme français a joué un rôle réactionnaire dans ce cas, cela ne veut pas dire que les impérialismes américain et britannique y ont joué un rôle progressiste. Ils avaient juste des intérêts contradictoires. Dans la même période, l’impérialisme américain a notamment mené l’opération Tempête du désert qui sera le prélude à la déstructuration de l’ensemble de la région du Golfe Persique après 10 ans de guerre Iran-Irak. De plus, suite à l’installation du régime de Kagame au Rwanda et la déstabilisation de l’ensemble de la région suivront les deux guerres du Congo (2). Celles-ci verront mourir plusieurs millions de personnes avec notamment le phénomène de viols de guerre massifs. Les USA n’ont pas voulu participer directement à la mission de l’ONU après l’échec de l’opération « Restore Hope » de la Force d’intervention unifiée (UNITAF) en Somalie.
Le « nouveau Fachoda » : de la Françafrique au Commonwealth
Les faits datent de 25 ans, mais ça n’est que depuis récemment que du matériel commence à s’accumuler et que certaines langues commencent à se délier. Cela permet de se faire une idée de l’implication de l’Etat français dans la guerre civile et le génocide. Mais énormément de travail reste à faire, dont l’essentiel : se débarrasser de ce système d’exploitation capitaliste qui, pour couvrir ses crimes, travestit la vérité. L’armée française a son honneur couvert de sang par le génocide de 1994. Plusieurs journalistes et militaires en témoignent, comme le lieutenant-colonel Guillaume Ancel qui a récemment sorti un livre, le général Jean Varret qui avait dès les années ’90 avertit sa hiérarchie que les extrémistes du régime voulaient « liquider » les Batutsi, le journaliste Jacques Morel qui a déclaré que « la France a couvé le génocide comme une poule couve ses poussins » (3). Pour avoir une idée de l’implication générale de la France, les documentaires « Rwanda, chronique d’un génocide annoncé » (3) et « Tuez-les tous ! » (4) sont à conseiller.
En 1990, la France a envoyé un millier soldats sur place pour former, armer et même commander certaines unités opérationnelles des Forces armées rwandaises. Le but étant de maintenir en place un régime avec lequel la coopération avait débuté dès 1973. Jusqu’au bout, l’armée française jouera sa carte. La mission des Nations Unies pour le Rwanda (la MINUAR), avec à sa tête le canadien Roméo Dallaire, avait pour mission de faire tampon entre les deux camps soutenus par des Etats impérialistes différents. Celle-ci avait averti des mois auparavant de la préparation imminente d’un génocide sur base d’informateurs au sein des milices interahamwe (5). Mais, dès que la situation d’affrontement entre les deux factions en présence est montée à son point critique avec l’assassinat de 10 casques bleus belges, la MINUAR s’est retrouvée bloquée par les contradictions de son mandat, laissant le rapport de force déterminer quelle faction l’emportera et la population aux mains des génocidaires. En juin 1994, la France lançait sa fameuse « opération Turquoise », dont faisait notamment partie l’actuel chef d’Etat-major des armées françaises, le général Lecointre. Selon Ancel et d’autres, cette opération militaire française, conçue à la base comme une tentative de sauver in extremis le régime, s’est mué en opération humanitaire face à la médiatisation du massacre et la déliquescence du régime. Cependant, l’armée française a exfiltré tous les hauts dignitaires et responsables vers le Congo voisin (6).
Certains en tirent la conclusion qu’il faut donner plus de pouvoir aux institutions supranationales et sont, du coup, pour un monde multilatéral et multipolaire. C’est une illusion complète. Quand les puissances impérialistes jugent dans leur intérêt d’adopter une approche multilatérale, elles le font. Si cela contrarie leur intérêt, ils passent outre. L’exemple de la Libye est très parlant. Et si vraiment les institutions supranationales gênent et que les intérêts sont jugés comme étant de vie ou de mort par les puissances impérialistes, alors, s’il faut les sacrifier, elles n’hésitent pas non plus. La récente relance de l’enquête sur la mort de Dag Hammarskjöld en route vers le Congo illustre ce point (7).
Déchirée par le génocide, une société à reconstruire
Malgré le soutien de l’impérialisme français, le régime de Habyarimina a perdu la guerre civile. La victoire du FPR a permis de mettre fin au génocide des Batutsi. Cette victoire militaire et l’arrêt de la barbarie meurtrière du Hutu Power a conféré au nouveau régime un crédit et une autorité nationale et internationale importante. D’autant plus que les opposants organisés étaient défaits et en dehors des frontières nationales.
La prise du pouvoir du FPR n’est cependant pas dénuée de contradictions. Tout d’abord, lors de la campagne militaire, plusieurs membres de l’APR ce sont livrés à des massacres, des représailles voire des actes de crimes de guerres plus classiques (8). Ces massacres auraient continué une fois la victoire militaire établie pour sécuriser le pouvoir récemment acquis et pour permettre l’installation d’anciens réfugiés Batutsi dans certaines régions comme Byumba et Kibungo (9). Ces massacres sont à la base de deux récits réactionnaires : l’un purement négationniste qui nie la réalité du génocide des batutsi et des bahutu modéré ; l’autre qui, sur base de ces massacres, avance la théorie du « double génocide ». Selon cette dernière, des massacres « équivalents » ont été perpétrés par les deux ethnies. Et en mélangeant l’histoire du Rwanda et du Burundi, la confusion peut être créée. Au Burundi, les puissances capitalistes néocoloniales ont misé sur une minorité tutsi pour diriger le pays. Suite à une rébellion de la population et en particulier des bahutu, le régime de Micombero a organisé des massacres de nature génocidaire en 1972. Et en 1993, la crise au Burundi a dégénéré en guerre civile où se sont perpétrés des massacres à caractère génocidaire.
Même si une partie de ces massacres étaient conditionnés par la haine ethnique, la plupart d’entre eux sont le fait de lutte pour le pouvoir et révèlent l’incapacité de réponse aux besoins sociaux sur base d’un système capitaliste en proie à ses contradictions. La propriété privée des moyens de productions, les terres agricoles en premier lieu, implique que les conflits se soldent en luttes politiques et armées, pour pouvoir disposer de ressources.
La situation post génocidaire était catastrophique. Le Rwanda est un pays pauvre qui a connu, entre 1989 et 1994 : une crise économique ; un programme d’austérité imposé par le FMI et la banque mondiale ; des épisodes de famines, une guerre civile où différents impérialistes s’affrontent par procuration ; et un génocide. On se trouvait dans une société avec un million de personnes massacrées, des centaines de milliers d’orphelins, et des milliers de femmes contaminées par le sida suite aux viols subis durant la guerre. Et une société qui s’apprêtait à juger plusieurs centaines de milliers de personnes suspectées d’avoir participé aux massacres. Tout devait être reconstruit avec peu de moyen. L’aide internationale se concentra dans un premier temps sur les camps de réfugiés et une grosse partie de cette aide n’arriva même pas directement au Rwanda mais dans la caisse des banques, en remboursement de prêts concédés par la Banque mondiale et la Banque africaine de développement (BAD) (10).
Les Gacaca, une tentative de réconcilier la société minée par les contradictions de l’Etat en régime capitaliste
Afin de démasquer les responsables de la préparation et de l’organisation du génocide, et aussi de juger les nombreux suspects, plusieurs instruments ont été mis en place. Au niveau international, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a étudié le cas de près de 100 personnes à Arusha (11). Sur base de sa Loi de compétence universelle de 1993, la Belgique a jugé 4 personnes du Hutu Power (12). Mais la faiblesse de ces institutions est multiple. Tout d’abord, elle ne se concentre que sur des « gros poissons », laissant de côté la masse de suspects pourrissants dans les prisons. Et puis, tout cela a un coût. Le Procès des « quatre de Butare » en Belgique a ainsi coûté plus de 3 millions d’euros. D’autre part, les institutions internationales ne jugent que ce que le rapport de force leur permet de juger. À ce jour, aucun membre du FPR ayant perpétré des actes de crime de guerre n’a été jugé. De plus, très vite, la Belgique a abrogé la version forte de sa Loi de compétence universelle, sous pression américaine, suite au conflit en Irak (13). Du coup, cela fait dire à certains observateurs que la justice internationale ne jugent que des Africains, ce qui affaibli son autorité. C’est évidemment une mauvaise formulation, mais dans le fond la justice que nous connaissons est tributaire des contradictions de classe de la société et donc dépendantes des rapports de forces entre les classes. Cela limite le potentiel de rendre une justice qui permette une vrai réconciliation.
Au niveau du Rwanda, l’autorité judiciaire c’est concentrée sur les organisateurs, ceux qui ont tués des enfants et ceux qui ont commis des viols. Les moyens dévolus à la justice ne permettaient pas de faire beaucoup plus. Mais l’élément limitant principal est que si l’on veut retracer l’histoire du génocide on doit pouvoir raconter l’histoire récente du Rwanda de manière libre. Or, on le sait, l’histoire est écrite par les vainqueurs. Ces derniers n’ont pas d’intérêt à ce que leur règne de classe soit dévoilé.
Pour les présumés coupables de crime de génocide des autres catégories, une institution originale s’est mise sur pieds : les Gacaca. Ces juridictions communautaires sont la version moderne d’une vieille tradition et institution de règlement des conflits dans la société rwandaise avant la période de colonisation. Les Gacaca ont jugé plus de 1,2 millions d’affaires et 2 millions de personnes de 2005 à 2012. Le bilan de ces jugements est mitigé (14). Le président Kagame a présenté ces tribunaux communautaires comme étant des « solutions africaines à des problèmes africains ». Cette manière de formuler les choses est souvent une justification pseudo-panafricaine de l’injustice et de la dictature. En effet, comme nous avons pu le montrer plus haut, ce qui s’est passé au Rwanda en 1994 et avant cela ne relève pas d’une problématique « strictement » africaine mais bien d’une situation où les rapports de forces internationaux et nationaux sont intrinsèquement liés.
Au-delà des critiques, force est de reconnaître qu’après un tel déchirement, au sein d’un système capitaliste qui se nourrit de la division et qui n’est prêt à sortir les budgets que lorsque c’est profitable pour les élites économiques et politiques, ou lorsque la pression de mouvements de masse le leur impose, réconcilier la société est impossible. Il aurait fallu mettre les moyens nécessaires pour assurer une prise en charge matérielle et psychologique des victimes et mettre en place des institutions qui forment adéquatement les personnes impliquées dans la justice communautaire, ce qui implique d’investir dans l’enseignement et l’éducation populaire. Il aurait aussi fallu réparer les dégâts de la guerre civile et du génocide en reconstruisant tout ce que cette période avait détruit. Seul un plan démocratiquement discuté par l’ensemble de la population pouvait y faire face. Un plan faisant un état des lieux des besoins sociaux, répartissant de manière égalitaire les terres et orientant les moyens économiques vers la réponse aux besoins et non vers le remboursement des bailleurs. Et seul le cadre d’une société socialiste démocratique permettrait la mise en place de ces éléments.
Notes :
(1) Al-Qaïda au Maghreb islamique, anciennement GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat).
(2) 1996-1997 et 1998-2003.
(3) « Rwanda, chronique d’un génocide annoncé », Reporters, reportage long format de France 24, 5 avril 2019.
(4) « Tuez-les tous ! (Rwanda : Histoire d’un génocide « sans importance ») », Raphaël Glucksmann, David Hazan et Pierre Mezerette, 27 novembre 2004.
(5) Milice créée en 1992 par le régime de Habyarimana. Celle-ci a pris part aux massacres qui ont eu lieu au cours du génocide. Une partie de leurs forces ont été exfiltrées par la France dans l’Est du Congo, où elles résident toujours.
(6) https://www.lemonde.fr/international/article/2018/03/15/guillaume-ancel-nous-devons-exiger-un-reel-controle-democratique-sur-les-operations-militaires-menees-au-nom-de-la-france_5271448_3210.html.
(7) Ancien secrétaire général de l’ONU dont l’avion s’est écrasé dans des circonstances suspectes. https://www.lalibre.be/actu/international/un-pilote-belge-m-a-confie-avoir-tue-le-secretaire-general-de-l-onu-hammarskjold-5c3b54ccd8ad5878f0fc194d.
(8) https://www.liberation.fr/evenement/1996/02/27/rwanda-executions-massives-de-hutus-dans-l-ombre-du-genocide-des-tutsis_161810.
(9) Colette Braeckman, Les Nouveaux prédateurs: Politique des puissances en Afrique centrale, Aden Belgique, 2009, p.235.
(10) Idem, p.238.
(11) Pour en savoir plus à ce sujet : http://unictr.irmct.org/fr/tribunal.
(12) https://www.liberation.fr/planete/2001/04/17/la-belgique-juge-quatre-genocideurs-rwandais_361579.
(13) https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_il-y-a-15-ans-la-belgique-abrogeait-sa-loi-de-competence-universelle?id=9988443.
(14) https://www.hrw.org/fr/report/2011/05/31/justice-compromise/lheritage-des-tribunaux-communautaires-gacaca-du-rwanda.
(5) Les contradictions actuelles du Rwanda et la réponse des marxistes
Le Rwanda post-génocide voit l’arrivée au pouvoir du Front patriotique rwandais (FPR). Afin de maintenir la stabilité de son régime, le FPR lutta contre les divisions ethniques héritées de l’ancien régime. La mention de l’ethnie fut retirée de la carte d’identité, les écoles furent ouvertes à tous et les orphelins furent dispensés de minerval. Mais les contradictions du régime capitaliste ont rendu bancale la reconstruction de la société. L’aide internationale n’est pas arrivée jusqu’aux victimes dans les villes et villages. La mémoire politique du génocide a été confisquée par le régime. D’une part pour faire taire toute opposition en interne et d’autre part pour discréditer la communauté internationale lorsque celle-ci se met en tête de critiquer le régime : celui-ci peut à tout moment agiter le spectre de l’implication impérialiste ou de l’inaction d’autres durant le génocide.
La détribalisation de la société n’a pas abouti à un partage démocratique du pouvoir. En fait, de nouvelles contradictions ont émergé. Les batutsi autour de Kagame qui avaient émigré en Ouganda ont repris le pouvoir. Et afin d’établir leur pouvoir sur une autre base que l’ethnisme, ils ont transformé la société. Cela a abouti en 2009 à l’adhésion du pays au Commonwealth (1). Alors que la langue parlée par la majorité des rwandais, outre le kinyarwanda, était le français, tout a été fait pour que l’anglais devienne la langue de l’enseignement supérieur et de l’administration. Cela a permis de favoriser les réfugiés tutsi anglophones proches du régime.
Paul Kagame, l’homme fort du Rwanda
Directement après la fin du génocide, sur base des accords d’Arusha, un gouvernement d’union nationale est créé autour du président Pasteur Bizimungu (2), avec Faustin Twagiramungu (3) comme Premier ministre et Paul Kagame comme ministre de la défense et vice-président. Malgré ce soi-disant partage du pouvoir, c’est bien le FPR et Kagame qui tenait les rênes. En 2000, après la démission de Pasteur Bizimungu, Kagame deviendra président de la république.
Paul Kagame est, depuis, le dirigeant inamovible du Rwanda. Il a réussi à stabiliser le nouveau régime et à s’attirer les bonnes grâces des dirigeants états-uniens, canadiens et britanniques dans un premier temps. Cela lui a permis de bénéficier de l’afflux d’investissements directs étrangers mais aussi de fonds d’aide au développement colossaux. Kagame a réussi à se présenter comme « l’homme de la situation ». Il a réussi à donner une image d’un Rwanda moderne et réconcilié : la parité hommes-femmes est respectée à la Chambre des députés ; la lutte contre la corruption est intraitable, surtout contre les ennemis du régime ; la capitale Kigali est bien entretenue et sécurisée ; la lutte contre les déchets et l’interdiction du plastique datent de 2004 (4).
Ce statut d’homme fort, Paul Kagame le doit aussi et surtout à la manière dont il traite toute opposition. Il n’hésite pas à liquider ses opposants au Rwanda même, mais aussi à l’extérieur du pays et notamment en Afrique du Sud où se sont réfugiés une partie des récents opposants à son régime (5). Une journaliste canadienne a dû être placée sous la protection de la Sûreté de l’État belge car elle était menacée par des mercenaires rwandais pour ses enquêtes (6). Après l’accession de Kagame à la présidence de la République, l’ancien président Bizimungu sera emprisonné par le régime entre 2004 et 2007 « pour considérations politiques » et ne devra sa libération qu’à une grâce présidentielle (7). L’ancien Premier ministre Twagiramungu deviendra lui aussi un opposant au régime, dont il dénoncera l’hégémonie du « parti unique FPR » (8). Cette hégémonie, Kagame a su manœuvrer pour la construire, comme en témoigne la modification de la Constitution en 2015, basée sur un référendum largement remporté par le régime. Cela lui a permis de se présenter aux élections présidentielles au-delà des deux mandats jusqu’alors autorisés, qui allaient se terminer en 2017. Dès lors, s’il est élu, Kagame pourra ainsi rester à la fonction suprême jusqu’en 2034, après cinq mandats consécutifs… (9)
La manière dont Kagame a stabilisé le régime est aussi parlante. Afin que les ex-génocidaires ne reprennent pas pieds au Rwanda, le FPR a été mener la guerre au Congo voisin en appuyant le changement de régime lors de la chute de Mobutu en 1997. Prenant pieds dans l’Est du Congo, il a profité de sa situation militaire pour exploiter les minerais et les terres congolaises, avec les multinationales états-uniennes, britanniques et canadiennes. Cela a contribué aux deux guerres dans l’Est du Congo et aux massacres qui y ont pris place. Cela a aussi contribué à la déstabilisation de l’ensemble de la région dont l’Ouganda et le Rwanda se disputent l’hégémonie (10).
Le Rwanda, élève modèle du FMI
Grâce à la stabilité retrouvée et au développement économique, le Rwanda est considéré actuellement comme l’élève modèle du Fonds monétaire international (FMI), ce qui se solde par des lignes de crédit qui sont renouvelées pour le pays (11). Les chiffres de l’économie Rwandaises impressionnent, avec un taux de croissance à 7% sur base annuelle. Le Rwanda de Kagame sait très bien vendre son image et arrive même à investir dans le « softpower », par exemple en achetant un encart publicitaire sur la manche du maillot de l’Arsenal Football Club (12).
Mais cela ne doit pas masquer les contradictions qui dorment sous la surface de l’économie rwandaise. Il est vrai que le Rwanda a connu en 2018 une croissance du PIB de 8,6% et près de 8% en moyenne depuis le début du siècle, selon les chiffres du FMI. Il s’agit d’une croissance élevée, en partie due à un phénomène de rattrapage, après des années de difficultés profondes. Mais c’est aussi une croissance stimulée par de gros investissements étrangers, et par l’exploitation des « minerais du sang » dans l’Est du Congo (13). Il faut en outre nuancer : en 2018, le PIB du pays était de 9,5 milliards de dollars pour une population de plus de 12 millions d’habitants, ce qui pousse le PIB par habitant à près de 800 dollars par personne, et donc un revenu d’environ 2,2 dollars par jour (14). Et ce n’est qu’une moyenne, calculée mécaniquement. On le voit : tout reste à faire, d’autant plus que la répartition des richesses reste fondamentalement inégalitaire.
Il y a eu tout un tas de discussions sur la réduction de la pauvreté constatée sous le régime Kagame. En août 2019, le Financial Times annonçait que le Rwanda avait en 2015, année de modification constitutionnelle, manipulé ses statistiques sur la pauvreté (15). Et les chiffres récents tendent à penser que les inégalités ne se sont pas réduites, mais ont augmentées. Il semble même que l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) ait dû procéder à des distributions alimentaires dans certaines régions du pays afin d’éviter la famine (16). 37% des enfants Rwandais souffrent de malnutritions chroniques. Dans les campagnes, la « révolution verte » préconisée par le FMI se révèle être catastrophique (17). 70% des parcelles sont de moins de 1 hectare (18), ce qui ne permet pas d’assurer la subsistance d’une famille.
Cela illustre un processus de morcellement des terres qui ne fait que s’accroitre au fil de l’évolution du nombre de la population. Les contradictions de la propriété privée sur les terres agissent dans les deux sens : d’une part la concentration et d’autre part le morcellement. La combinaison des deux processus entraîne des conflits fonciers qui augmentent les tensions parmi la population rurale.
D’un autre côté, on assiste à une urbanisation importante de la société. Le phénomène a été jusqu’ici sous-évalué. Il semble que la part de la population urbaine soit de 26,5% en 2015, contre 15,8% en 2002 (19).
Quelle couche sociale et quel système pour régler les contradictions ?
On le voit, les contradictions sociales n’ont pas disparu dans la société rwandaise. Le nouveau régime ne peut pas jouer sur les questions « ethniques » pour maintenir son pouvoir, comme cela a pu être fait auparavant. Le régime d’Habyarimana basait sa légitimité sur le fait qu’il représentait le « peuple majoritaire hutu ». Cette division ethnique de la société avait pour but d’écarter les batutsi des postes de pouvoir sans répondre réellement aux critères de représentations démocratiques de base. Le régime de Kagame, qui est issu des couches aristocratiques d’ancien régime, n’a aucun intérêt à reprendre ces théories pour se maintenir.
L’embrigadement de la population dans la haine ethnique ne semble pas être à l’ordre du jour au Rwanda. Cela ne veut pas dire que cette question est réglée à tout jamais. L’ancien régime de Habyarimana a été vaincu mais pas éliminé. Grâce au soutien militaire de la France et du régime de Mobutu, ils se sont installés dans l’Est du Congo. Ils sont encore organisés, principalement au sein des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), et disposent de ressources importantes via l’exploitation des minerais tels que coltan, wolframite et tungstène. Au Rwanda, à court terme, le risque de retourner dans les conflits ethniques est faible mais, sur base des contradictions de la société rwandaise et de l’ensemble de la région, il ne peut être écarté. Les FDLR sont une des sources de déstabilisation dans la région. Pour les affaiblir, la nationalisation et le contrôle démocratique des richesses minières par la majorité sociale est la seule alternative.
Nous pensons tout de même qu’une catastrophe de l’ampleur de 1994 n’est pas le scénario le plus probable à court terme, dans le Rwanda d’aujourd’hui. D’une part parce que les rapports de forces actuels ne le permettent pas, d’autre part parce qu’après le génocide de 1994, les bourgeoisies nationales et internationales ne permettront pas de jeter leur autorité aux abîmes comme ce fut le cas en 1994. Néanmoins, des contradictions sont toujours présentes sous la stabilité affichée en surface. Les conflits fonciers font rage dans toute la région : au Rwanda, au Burundi, au Congo dans la province d’Ituri et en Ouganda. Cela sur fond d’inégalités sociales et de maintien de régimes dictatoriaux. Dans ce genre de situation, les forces centrifuges et les divisions sur bases ethniques peuvent trouver un terreau fertile.
Reste les deux questions essentielles : quelle couche sociale peut faire face à la situation, et avec quel programme ? Il faut bien sûr placer ceci dans le contexte de nouvelles vagues de crises économiques sur le plan mondial. Dans une récente étude sur la désindustrialisation dans le monde néocolonial, le Centre tricontinental (CETRI) (20) nous livre quelques éléments de réflexion intéressants : « (…) la part de l’industrie dans l’emploi global comme dans le revenu national commence à diminuer à des niveaux de revenu par habitant beaucoup plus bas que pour les pays riches : 700 dollars par habitant en Afrique ou en Inde, contre 14 000 dollars en Europe occidentale. (…) « de nombreux pays, sans être sortis d’un sous-développement industriel, deviennent des économies de services bas de gamme ou de qualité moyenne à faible productivité, via l’explosion des activités dites informelles » » (21).
Les auteurs poursuivent, dans la préface de leur analyse, concernant les conséquences de cette désindustrialisation au niveau social et démocratique : « Donc oui, la désindustrialisation précoce apparaît à nos auteurs comme une évolution négative (…). Au-delà des considérations économiques (…), le « développement » sans industrie présente généralement des caractéristiques régressives sur les plans social, démocratique et environnemental. (…) Le travail dans les manufactures est par ailleurs plus propice au développement du syndicalisme et de la capacité d’action collective des secteurs populaires face aux oligarchies économiques et politiques. » (22).
Ces conclusions sont très importantes pour la présente discussion car elles tirent des leçons politiques sérieuses :
- La crise mondiale du capitalisme est liée au fait qu’il a cessé de développer les forces productives de l’humanité. Empêtré dans ses contradictions, il continue d’exploiter de manière délétère les deux seules sources de richesse : le travail humain et la nature.
- Sous le capitalisme, les régions qui sont sous-développées en terme industriel ne pourront pas arriver à établir des régimes politiques où les normes démocratiques de bases sont respectées. Dans beaucoup de pays en Afrique, des élections sont organisées de manières régulières. Ces périodes sont souvent des périodes d’instabilités et le fait même d’organiser le scrutin est une victoire du mouvement social. Mais l’organisation d’élections à elle seule ne garantit pas forcément la démocratie. En fait, seule la maîtrise de la politique économique peut garantir une réelle démocratie. Comment peut-on parler de démocratie dans une zone où l’accès à l’eau, l’alimentation, l’électricité, le logement et la formation n’est pas garanti. Pour arriver à réaliser cela, le mouvement social doit pouvoir s’organiser et mener des actions collectives. Beaucoup de droits démocratiques de base manquent dans les pays néocoloniaux : liberté d’opinion, liberté de presse, droit d’association, droit de mener des actions collectives, reconnaissance du fait syndical, inviolabilité du domicile, droit à ne pas être détenu sans motif, droit à un procès équitable. Cela entrave la capacité de résistance et d’action collective.
- Seule la classe ayant un caractère ouvrier constitue la couche capable de répondre à ces défis. Elle peut le faire du fait de sa position dans le système de production. Le mouvement ouvrier ne possède pas de capital et, pour survivre, ne peut que vendre sa force de travail à des propriétaires de capitaux qui en retirent une plus-value. La position unique occupée par les ouvriers dans la chaîne de production leur confère la capacité de bloquer le processus de production lors d’un bras de fer avec leur patron ou avec les autorités. En partageant cette condition commune d’exploitation et cette capacité d’impact sur l’économie, les prolétaires développent des pratiques de solidarité et de luttes collectives contre leur exploitation. En Angleterre, à partir de 1830, le mouvement « chartiste » mettait en avant des revendications démocratiques pour résoudre les problèmes socio-économiques auxquels la classe ouvrière faisait face. La bourgeoisie a durement réprimé ces mouvements, révélant ainsi son caractère anti-démocratique. C’est aussi une leçon qui illustre que les revendications socio-économiques et démocratiques sont inextricablement liées. C’est sur base de ce genre d’expériences que la théorie et le programme socialiste ce sont développés.
- Concernant la nature, la désindustrialisation entraîne une re-primarisation de l’économie qui a des conséquences économiques et écologiques tragiques. La position de l’Afrique dans la chaîne de valeur mondiale en fait une zone qui produit des matières premières et se base surtout sur le secteur primaire. Ce sont des secteurs tels que le pétrole, les mines, l’agriculture qui sont exploités de manière capitaliste, c’est-à-dire sans vision à long terme et de manière prédatrice sur l’environnement. Le but est de générer des profits en vendant les matières premières aux bourgeoisies des pays capitalistes avancés qui vont tirer la plus grande partie de la plus-value. Les exemples actuels les plus tragiques concernent la déforestation et les feux de forêts. La concentration des terres agricoles productives dans ce secteur et le morcellement des terres entraîne une pression énorme sur le foncier. Cela conduit à une déforestation qui se fait sur base d’abattis-brûlis, une méthode agricole qui, dans ce contexte, se révèle tragique pour l’environnement. Afin de répondre aux besoins sociaux, il faudrait un plan d’investissement et de production qui nécessite une infrastructure industrielle, quoiqu’en pensent certains écologistes qui aujourd’hui se prononcent contre ce genre d’approche.
Les tâches du mouvement ouvrier et des socialistes
Une partie du mouvement ouvrier essaye de maintenir les leçons de l’expérience des luttes collectives. La théorie socialiste, qui est le résumé de 200 ans de luttes de la classe ouvrière contre son exploitation, est riche d’enseignement pour tout qui cherche des alternatives au régime capitaliste. Malgré les bonnes conclusions des auteurs précédemment cités, force est de constater qu’elles ne vont pas assez loin. En effet, quel est l’intérêt pour la bourgeoisie locale au Rwanda et dans la région de développer un secteur d’activité économique qui sera son propre fossoyeur, si ce n’est qu’elle soit poussée par la concurrence ?
On se retrouve en fait à l’étape de la discussion dans laquelle se sont retrouvés les militants du mouvement ouvrier socialiste en Russie avant la révolution de 1917. Pour la plupart des marxistes à cette époque, la révolution ouvrière en Russie n’était pas possible du fait de l’arriération économique du pays. La révolution devait « obligatoirement » débuter dans un pays industriellement avancé. Une révolution bourgeoise devait « obligatoirement » avoir lieu au préalable en Russie, pour accomplir les tâches nécessaires afin de pouvoir réaliser le développement des forces productives qui installent les bases d’une future société socialiste.
Trotsky avait répondu à cela dès 1905 avec sa théorie de la « révolution permanente » (23). Au niveau international, les conditions sont mûres pour une révolution socialiste. Le mouvement ouvrier dans les pays arriérés industriellement doit donc prendre sur ses épaules les tâches « bourgeoises » et « ouvrières » de la révolution, dans le même mouvement. Mais ce type de révolution ne peut réussir que si elle commence sur l’arène nationale et se termine sur l’arène internationale. Pour ce faire, la classe des travailleurs et des opprimés a besoin de partis ouvriers organisés nationalement mais aussi internationalement, pour l’aider dans sa prise de pouvoir.
Le développement d’une classe ouvrière jeune et urbaine au Rwanda est une opportunité qu’il faut saisir pour construire ce genre d’organisation de classe dans la région. Évidemment ce processus de construction de forces révolutionnaires n’est pas linéaire et dépend dans une certaine mesure de la préexistence de forces révolutionnaires qui se donnent ces tâches et se construisent elles-mêmes. C’est dans ce sens que le PSL, avec son organisation internationale, veut contribuer à la lutte dans la région.
Notes :
(1) http://www.rfi.fr/contenu/20091129-le-rwanda-le-commonwealth.
(2) Membre du FPR. Son oncle, colonel des Forces armées rwandaises (FAR), avait été assassiné par le régime Habyarimana suite à des luttes de fractions.
(3) Membre du Mouvement démocratique républicain (MDR) et beau-fils du président de la première République Grégoire Kayibanda, qui avait été déposé par le régime de Habyarimana.
(4) https://www.nouvelobs.com/planete/20180525.OBS7239/comment-le-rwanda-est-devenu-le-premier-pays-d-afrique-a-se-debarrasser-du-plastique.html.
(5) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/01/21/assassinat-de-l-ex-chef-des-renseignements-rwandais-des-liens-entre-les-suspects-et-kigali_5412364_3212.html.
(6) https://www.rtl.be/info/monde/international/menacee-par-des-agents-rwandais-une-journaliste-canadienne-a-beneficie-de-la-protection-de-la-surete-de-l-etat-en-belgique-745142.aspx.
(7) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2007/04/06/l-ancien-president-rwandais-pasteur-bizimungu-a-ete-libere_892928_3212.html.
(8) https://www.jeuneafrique.com/58929/archives-thematique/faustin-twagiramungu/.
(9) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/12/19/le-rwanda-vote-la-revision-de-la-constitution-permettant-un-nouveau-mandat-pour-kagame_4835071_3212.html.
(10) https://www.liberation.fr/planete/2000/07/21/kisangani-ville-martyre-de-l-occupation-etrangere_330760.
(11) https://afrique.latribune.fr/economie/conjoncture/2017-01-09/le-rwanda-eleve-modele-selon-le-fmi.html.
(12) https://www.jeuneafrique.com/563591/politique/polemique-sur-le-sponsoring-darsenal-par-le-rwanda-londres-reagit/.
(13) « En 2010, les exportations d’or, de coltan et de cassitérite par le Rwanda ont atteint plus de 30 % de ses exportations, derrière le thé et le café. Le Rwanda ne possède pourtant ces minerais qu’en infime quantité. » Lu dans : https://www.lepoint.fr/monde/les-minerais-du-sang-passent-par-le-rwanda-05-01-2011-126866_24.php. A lire également : https://www.franceinter.fr/emissions/geopolitique/geopolitique-03-aout-2018.
(14) https://donnees.banquemondiale.org/pays/rwanda.
(15) Financial Times, « Rwanda: where even poverty data must toe Kagame’s line », 12/08/2019, https://www.ft.com/content/683047ac-b857-11e9-96bd-8e884d3ea203. A lire en français sur : https://www.france24.com/fr/20190813-rwanda-manipulation-statistiques-pauvrete-economiques-financial-times?fbclid=IwAR1NgeOeX7g9Kfyx_c5MRQv3LFLLekbQ8HgSBskNESgHWpJE83h0cFVZnU0&ref=fb_i.
(16) http://www.rfi.fr/afrique/20180606-miracle-mirage-rwandais-chiffres-economie-pauvrete-kagame.
(17) https://www.alimenterre.org/rwanda-bilan-mitige-pour-la-revolution-verte.
(18) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/06/14/au-rwanda-une-revolution-verte-a-marche-forcee_5315138_3212.html.
(19) https://www.banquemondiale.org/fr/country/rwanda/publication/leveraging-urbanization-for-rwandas-economic-transformation.
(20) Fondé en 1976 et basé à Louvain-la-Neuve (Belgique), le Centre tricontinental est un « centre d’étude, de publication, de documentation et d’éducation permanente sur le développement et les rapports Nord-Sud » (cetri.be).
(21) CETRI, « Quêtes d’industrialisation au Sud », coll. Industrialisation – Alternatives Sud, coord. François Polet, XXVI – 2019 n°2, 06/2019, p. 9.
(22) Idem, p. 11.
(23) « (…) 2. Pour les pays à développement bourgeois retardataire et, en particulier pour les pays coloniaux et semi-coloniaux, la théorie de la révolution permanente signifie que la solution véritable et complète de leurs tâches démocratiques et de libération nationale ne peut être que la dictature du prolétariat, qui prend la tête de la nation opprimée, avant tout de ses masses paysannes. (…) 10. La révolution socialiste ne peut être achevée dans les limites nationales. Une des causes essentielles de la crise de la société bourgeoise vient de ce que les forces productives qu’elle a créées tendent à sortir du cadre de l’Etat national. D’où les guerres impérialistes d’une part, et l’utopie des Etats-Unis bourgeois d’Europe d’autre part. La révolution socialiste commence sur le terrain national, se développe sur l’arène internationale et s’achève sur l’arène mondiale. Ainsi la révolution socialiste devient permanente au sens nouveau et le plus large du terme: elle ne s’achève que dans le triomphe définitif de la nouvelle société sur toute notre planète. (…) » Dans : Léon Trotsky, La révolution permanente, « Qu’est-ce que la révolution permanente (thèses) ». A lire sur : https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/revperm/rp10.html.