Au cours du week-end du 19 au 21 janvier, on a compté jusqu’à 1,5 million de manifestants en Allemagne, dont 350.000 à Berlin, 200.000 à Munich et 130.000 à Hambourg. En Autriche, 80.000 manifestants sont également descendus dans la rue peu après. Puis, c’est en Argentine que des manifestations de masse ont aussi eu lieu contre l’entrée en fonction du nouveau président d’extrême droite, Javier Milei. Une grève générale a paralysé le pays. Ces mobilisations démontrent que l’extrême droite est confrontée à une forte opposition.
En Allemagne, les récentes mobilisations ont réagi à la divulgation concernant les discussions qui ont eu lieu dans un hôtel de luxe de Potsdam entre des représentants du parti d’extrême droite AfD (Alternative für Deutschland), ainsi que des néo-nazis comme l’Autrichien Martin Sellner de l’Identitaire Beweging, ainsi que certains membres du parti chrétien-démocrate allemand CDU et des hommes d’affaires. Leur rencontre portait sur un plan de “remigration” visant à déporter des millions de personnes. Alors que l’extrême droite aime s’en prendre à “l’élite” et à “l’establishment”, les participants à la réunion ont été invités à effectuer un don de 5.000 euros. Ce n’était pas vraiment un rassemblement pour les gens ordinaires…
La croissance de l’extrême droite se heurte aux manifestations
Que l’extrême droite projette d’expulser violemment des millions de personnes, ce n’est pas neuf. En revanche, que des hommes d’affaires, des politiciens établis et des représentants d’un parti qui, selon les sondages, pourrait devenir le deuxième plus grand parti d’Allemagne, leur accordent une audience est choquant pour de nombreux Allemands. Cette mobilisation de masse a démontré que la croissance électorale de l’extrême droite n’est pas un processus uniforme. En cette année d’élections européennes et autres (y compris aux États-Unis et en Inde), cela n’est pas anodin. L’extrême droite engrange des voix sur base d’une aversion pour les politiques menées, mais sa croissance se heurte également à des résistances.
La situation n’est pas différente en Belgique. Un sondage réalisé auprès de jeunes ayant le droit de voter pour la première fois cette année a montré que le Vlaams Belang remportait le plus grand nombre d’intentions de vote (24,7 %), devant Groen, la N-VA et le PTB. Dans ce même sondage, Tom Van Grieken (Vlaams Belang) et Jos D’Haese (PTB) sont considérés comme des figures populaires, aux côtés de De Wever (N-VA) et de Croo (Open VLD). Fait remarquable, 25 % des personnes interrogées n’apprécient absolument pas Tom Van Grieken. Il est le politicien le plus ouvertement impopulaire, la deuxième place étant occupée par Conner Rousseau (Vooruit). La mobilisation antifasciste contre le VB reste aujourd’hui encore limitée, bien trop à notre avis, mais le potentiel pour une plus grande résistance existe bel et bien.
La banalisation de l’extrême droite
S’il n’y a pas plus de protestations, c’est sans doute en grande partie parce qu’une certaine accoutumance s’est développée. L’extrême droite est présente depuis 30 ans avec son message de division, de racisme, de sexisme et de queerphobie. Il faut encore ajouter qu’une partie de scène politique traditionnelle adopte simplement les propositions de l’extrême droite. Sellner et ses comparses ont discuté à Potsdam d’un “plan” visant à déporter des millions de personnes issues de l’immigration vers un pays africain. Ce n’est pas si éloigné des propositions des conservateurs britanniques qui veulent expulser les réfugiés vers le Rwanda. Ce “modèle d’asile australien” est également défendu en Belgique par la N-VA, au côté du Vlaams Belang. Le plan britannique est retardé en raison d’objections juridiques. Le Rwanda avait conclu un accord pour l’accueil de réfugiés expulsés d’Israël, mais n’a pas été en mesure de fournir des données sur le sort qu’attend ces réfugiés.
L’expulsion de millions de personnes rappelle les souhaits des membres les plus extrémistes du gouvernement israélien, des propositions explicitement qualifiées de génocidaires. Les partis allemands au pouvoir tentent de récupérer les mobilisations antifascistes. Quand s’exprimeront-ils aussi fermement contre leurs collègues du gouvernement israélien ? Et quand rompront-ils avec les politiques antisociales qui creusent les inégalités et nourrissent les tensions sociales ? Car ce sont ces politiques qui ouvrent un boulevard à l’extrême droite.
Les politiques répressives des partis établis à l’égard des réfugiés et leurs politiques de “bouc émissaire” afin de dévier l’attention de leurs échecs dans la sphère sociale contribuent à la normalisation de l’extrême droite. Il n’est pas possible de lutter durablement contre l’extrême droite sans s’attaquer à son terreau. Cela implique de s’opposer également aux politiques qui banalisent l’extrême droite.
Les connexions belges
Tant l’AfD que le Mouvement identitaire et Martin Sellner ne sont pas étrangers à la Belgique. En avril 2023, une réunion du NSV (Association des étudiants nationalistes, organisation étudiante officieuse du Vlaams Belang) avec Martin Sellner avait fait grand bruit à Louvain. Le NSV s’y porte toutefois bien, le président du Vlaams Belang Tom Van Grieken expliquant au quotidien flamand De Standaard (20 janvier) : “Le NSV de Louvain est désormais une section très importante, au sein de laquelle nous avons récemment recruté de nouvelles personnes.” L’université de Louvain avait refusé d’accorder une salle au NSV pour accueillir cette conférence avec Sellner, mais elle y a ensuite été contrainte par le tribunal, dans le cadre d’une procédure en référé. Cette réunion néonazie a donc pu prendre place. Il avait déjà été souligné à l’époque que Sellner avait notamment reçu du soutien financier de la part du terroriste qui avait attaqué deux mosquées à Christchurch en 2019. Sellner est une figure importante des cercles néo-nazis. Quelqu’un veut-il un autre argument pour expliquer pourquoi il vaut mieux ne pas compter sur les tribunaux afin de stopper l’extrême droite ?
Sellner a fait son entrée dans l’activisme politique au sein de cercles néonazis autrichiens autour de Gottfried Küssel, qui a dirigé la VAPO (Volkstreue Ausserparlamentarische Opposition) pendant de nombreuses années. Dans les années 1980, la VAPO a entretenu des contacts avec des personnalités telles que le fasciste autoproclamé Bert Eriksson et Roger Spinnewyn, tous deux actifs au sein du VMO (Vlaams Militante Orde) et, plus tard, dans les cercles du Vlaams Belang. Feu Spinnewyn a été candidat du Vlaams Belang à plusieurs reprises et sa belle-fille siège toujours au parlement pour ce même parti. A l’occasion du décès d’Eriksson en 2005, Tom Van Grieken en a parlé comme d’un “grand homme”. Gottfried Küssel a été condamné à 10 ans de prison en 1993 pour ses activités nazies, une condamnation qui a donné lieu à un certain nombre d’attentats à la bombe. Par la suite, Küssel a été condamné à plusieurs reprises pour néonazisme et détention d’armes prohibées. Bref, un mentor idéal pour Martin Sellner.
L’audience de Sellner est faite de membres des principaux partis d’extrême droite. Sa rhétorique sur la “remigration” est reprise par les politiciens de l’AfD, qu’il connaît bien. Ces dernières années, le VB a entretenu des liens très étroits avec l’AfD, les “radicaux” du parti l’ayant emporté sur les anciens libéraux de droite. Lorsque Tom Van Grieken a pris la parole à un événement de l’AfD en juin dernier, il a lancé un appel : “Soyez identitaires” en expliquant : “Ceux qui s’excusent pour leur passé devront toujours s’excuser. Celui qui s’agenouille devra toujours s’agenouiller à nouveau.” L’Identitäre Bewegung Österreich de Sellner est l’un des exemples sur lesquels s’est appuyé Schild & Vrienden, le groupe fondé par Dries Van Langenhove.
Alors que Marine Le Pen s’est exprimée avec véhémence contre le plan de remigration de Sellner et la présence de représentants de l’AfD à une réunion avec Sellner, le VB n’y voit aucun inconvénient. Tom Van Grieken minimise les faits, tout comme il a précédemment minimisé le rôle de Frank Creyelman, ancien chef de groupe du Vlaams Belang récemment exclu par la direction nationale à la suite d’accusations d’espionnage au profit de la dictature chinoise.
Pour un antifascisme de classe
En Argentine, l’assurance de Javier Milei a immédiatement été mise à mal par des manifestations de masse et des grèves. Cela montre comment la classe travailleuse peut s’imposer dans le débat politique. Non pas en exigeant docilement des choses, mais en défendant ses revendications de façon offensive et sans accepter de se soumettre à la destruction des conquêtes sociales et des services publics.
Les actions antifascistes sont renforcées par des revendications offensives visant à améliorer la vie de la majorité sociale. Pour cela, nous ne pouvons pas compter sur les partis traditionnels. Un antifascisme efficace repose sur une base de classe. Cela ne signifie pas que la démocratie n’est pas importante. Au contraire ! Défendre une société dans laquelle la classe ouvrière décide démocratiquement ce qu’elle veut produire et comment elle veut le faire est bien plus démocratique qu’un système dans lequel nous colorons une case toutes les quelques années, tout ça pour obtenir encore un peu plus de la même politique de casse sociale.
Les syndicats ont un rôle central à jouer dans l’antifascisme. Leurs rangs sont composés d’affiliés et de militants aux origines diverses pour défendre leurs intérêts communs. Les syndicats et la gauche doivent faire comprendre que ce ne sont pas les réfugiés qui sont responsables du manque de logements au loyer abordable ou encore de l’état catastrophique des écoles. Cela résulte des politiques antisociales qui rognent sur tout pour servir les grandes entreprises et leurs actionnaires. Là où les syndicats sont plus faibles, les inégalités augmentent plus fortement. Et l’extrême droite peut tenter d’en tirer parti.
La coalition Köln stellt sich quer (KSSQ, littéralement “Cologne se met en travers”), à l’origine de la manifestation qui a rassemblé 70.000 participants le 21 janvier, a appelé lors de cette manifestation à une grève générale symbolique de 15 minutes le 21 mars, journée internationale contre de lutte contre le racisme. Pour ce faire, elle propose que des discussions sur le racisme et la lutte contre celui-ci soient organisées sur chaque lieu de travail. Cette coalition comprend également les syndicats, qui ont annoncé qu’ils diffuseraient cette proposition d’action partout. La campagne #15for12 est une initiative utile pour porter la lutte sur les lieux de travail.
À partir de là, le mouvement ouvrier peut jouer un rôle plus central et relier l’opposition à l’extrême droite à la lutte pour la défense et l’extension de nos conquêtes sociales.