Où va la reprise ? Le spectre de l’inflation menace d’une nouvelle crise


Il y a beaucoup à dire sur le rebond économique dit « post-pandémie ». Les chiffres semblent impressionnants, mais les signaux d’alerte sont nombreux. Les inégalités entre riches et pauvres atteignent de nouveaux sommets, ce qui a pour effet d’attiser les tensions sociales existantes et d’en créer de nouvelles. La flambée des prix des denrées alimentaires provoque de nouvelles explosions sociales. Le capitalisme a fait preuve d’une lenteur désastreuse, d’inégalités et d’inefficacité dans la distribution des vaccins, ce qui a entraîné des formes de virus plus contagieuses et plus résistantes aux vaccins. Les pressions inflationnistes pourraient contraindre les banques centrales à resserrer leur politique monétaire et replonger l’économie dans la récession. En outre, il y a les nombreux défis qui existaient déjà avant la pandémie et qui sont devenus plus grands, plus imminents et plus urgents : les points de basculement écologiques, la nouvelle guerre froide, l’accumulation de la dette, le manque d’investissements dans la capacité de production, etc.

Par Eric Byl, Exécutif international d’ASI

Il n’est donc pas étonnant que le Fonds monétaire international (FMI) prévienne que ces risques pourraient revoir à la baisse ses prévisions de « référence globale » (6 % de croissance mondiale en 2021 et 4,9 % en 2022). L’appel du FMI aux banques centrales pour qu’elles ne resserrent pas leur politique monétaire à moins qu’une inflation persistante ne les y oblige illustre également son manque de confiance.

Les chiffres de croissance semblent impressionnants, mais ils doivent être replacés dans leur contexte. Ils interviennent après une contraction de 3,2 % de l’économie mondiale en 2020, la pire depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette croissance est également alimentée par des changements historiques dans la politique économique capitaliste, avec des interventions monétaires (création de monnaie) et fiscales (dépenses budgétaires) massives s’élevant à 16 % du PIB en moyenne dans les pays capitalistes avancés (27 % si l’on inclut les prêts, les fonds propres et les garanties). Les chiffres correspondants pour les pays « émergents » et à faible revenu étaient respectivement de 4 à 6,5% et de 1,5 à 2% du PIB. Selon le FMI, début juillet 2021, pas moins de 16.500 milliards de dollars avaient été dépensés par les gouvernements du monde entier pour lutter contre la pandémie. Dans cette optique, les chiffres de croissance du FMI sont en fait décevants.

Les capitalistes et leurs représentants politiques ont compris la nécessité d’un changement drastique de politique pour sauver leur système de l’implosion et tenter de conjurer les bouleversements sociaux. Pendant la Grande Dépression de 1929, il leur a fallu 4 ans pour passer du « laissez faire » (marché libre) à une politique plus interventionniste de la part de l’État, avec le New Deal. Au cours de ces 4 années, le PIB américain avait diminué de 25 %, le chômage avait atteint 25 %, des centaines de milliers de personnes se sont retrouvées sans abri et des bidonvilles appelés « Hoovervilles » (du nom du président Hoover) sont apparus un peu partout.

Sous Hoover, la dette publique américaine est passée de 16 % du PIB en 1929 à 40 % en 1933. Ces chiffres peuvent sembler raisonnables selon les normes d’aujourd’hui, mais à l’époque, les revenus annuels du gouvernement fédéral américain ne représentaient que 4 % du PIB, contre environ 30 % aujourd’hui. Le rapport entre la dette fédérale et le revenu fédéral annuel a augmenté de manière exponentielle. L’année suivant le début du New Deal de Roosevelt, l’économie américaine a rebondi de 10,8 % et a continué à croître à un rythme comparable pendant 3 années consécutives avant que la dépression ne revienne. Le New Deal a permis de gagner du temps, mais tous les problèmes sous-jacents sont restés sans solution, jusqu’aux destructions et aux dépenses massives de la Seconde Guerre mondiale et de son issue, qui ont tout changé.

Il semble que les économies des pays capitalistes avancés atteindront les niveaux de PIB d’avant la crise plus tôt que prévu. La Chine y est parvenue l’année dernière et les États-Unis au cours du premier trimestre de cette année. Le PIB de la zone euro est toujours inférieur de 3 % aux niveaux d’avant la crise, mais sa croissance a pour la première fois dépassé celle de la Chine et des États-Unis. Elle pourrait rattraper son retard d’ici la fin de l’année : la France devrait connaître une croissance de 6 %, l’Italie de 5 %, la Roumanie de 7,4 % et l’Allemagne, plus touchée que les autres pays européens par les pénuries de matériaux intermédiaires, de 3,6 %. Selon le FMI, la croissance des pays capitalistes avancés aura compensé toutes les pertes liées à la pandémie à la fin de 2022. C’est à dire, si les nouvelles variantes de Covid-19 sont maîtrisées. Nous avons déjà vu comment, lorsque Morgan Chase a abaissé ses prévisions de croissance pour la Chine au troisième trimestre de 5,8 % à 2,3 % en raison de la variante « Delta », des ondes de choc ont été envoyées sur le marché boursier américain.

Des lignes de faille qui creusent les inégalités mondiales

Dans les économies « émergentes », le rattrapage sera beaucoup plus long, et encore plus dans les pays à faible revenu. À tel point que le FMI prévient que la reprise mondiale sera coupée en deux par la « ligne de faille de l’accès aux vaccins », et reconnaît que près de 80 millions de personnes supplémentaires devraient entrer dans l’extrême pauvreté en 2020-21 par rapport aux projections antérieures à la pandémie. Selon le FMI, les pays à faible revenu auront besoin d’au moins 200 milliards de dollars de dépenses supplémentaires pour lutter contre la pandémie et encore 250 milliards de dollars pour retrouver leur trajectoire de croissance économique d’avant la pandémie.

Alors que 40 % de la population des économies avancées a été entièrement vaccinée, ce chiffre est inférieur de moitié dans les économies « émergentes », et seulement 2 % dans les pays à faible revenu. Les interventions fiscales importantes dans les économies avancées par rapport aux pays émergents et à faible revenu ont également creusé davantage l’écart de richesse. Les inquiétudes suscitées par cette réalité ont conduit le FMI à créer de l’argent frais, par le biais de ce que l’on appelle les « droits de tirage spéciaux », pour un montant de 650 milliards de dollars. Toutefois, plus de 50 % de cette somme ira aux économies avancées, 42 % aux économies émergentes et à peine 3,2 % aux pays à faible revenu. Elle augmentera cependant d’au moins 10 % les réserves détenues par l’Argentine, le Pakistan, l’Équateur et la Turquie. Bien qu’elle soit présentée avec de belles paroles, l’objectif principal mal dissimulé de cette politique est de tenter de soutenir la stabilité financière en évitant aux investisseurs/spéculateurs privés et publics de subir des pertes à la suite de défauts de paiements de dettes souveraines.

La menace de l’inflation

Entre-temps, la reprise mondiale a fait grimper les prix du pétrole de près de 70 % par rapport à leur niveau le plus bas de 2020, et celui des produits de base non pétroliers de près de 30 %, notamment les métaux et les denrées alimentaires en raison des pénuries. Cette situation est en soi une source d’agitation sociale, surtout si elle s’ajoute à la pandémie qui fait rage, comme nous l’avons vu en Tunisie, en Afrique du Sud et à Cuba. La dépréciation de la monnaie a également fait grimper le prix des importations, ce qui a encore aggravé l’inflation. Certains pays « émergents », dont le Brésil, la Hongrie, le Mexique, la Russie et la Turquie, ont déjà été contraints de commencer à resserrer leur politique monétaire pour contrer les pressions à la hausse sur les prix.

Dans les pays capitalistes avancés, la reprise s’est faite au prix d’une augmentation de la dette publique de 20% en moyenne et de plus d’un triplement des déficits budgétaires, ainsi que d’une expansion gigantesque des soldes des banques centrales. Avec les deux grands programmes de dépenses de Biden, la question se posait des risques que les économies « surchauffent » et que l’inflation devienne incontrôlable. Aux États-Unis, l’indice des prix à la consommation a augmenté de 5,4 % en juin, après une hausse de 5 % en mai. L’indice des prix à la production a augmenté de 7,3 % en juin, un record sur 13 ans. La demande explose à mesure que les économies s’ouvrent, alors que de nombreuses entreprises manquent de matériaux pour répondre à la demande. La fin des moratoires sur les loyers et les hypothèques aux États-Unis ainsi que la fin de la réduction de la TVA en Allemagne alimentent encore ces pressions inflationnistes. La hausse des prix exerce une pression sur le niveau de vie de la classe ouvrière et des ménages pauvres.

À ce stade, le FMI, les banques centrales et la plupart des économistes traditionnels considèrent que cette poussée de l’inflation est un phénomène temporaire qui retombera à des niveaux pré-pandémie en 2022. Ils estiment en effet que les marges de manœuvre du marché de l’emploi restent importantes, même si certains secteurs souffrent de pénuries et de difficultés d’embauche. Ils estiment que les tendances inflationnistes reposent sur des facteurs temporaires et que d’autres facteurs structurels, tels que l’automatisation, ont réduit la sensibilité aux prix.

Théories néolibérales et keynésiennes de l’inflation

En d’autres termes, les économistes traditionnels ont abandonné la thèse unilatérale et fondamentale du monétarisme (un concept central aux idées du « néolibéralisme »), selon laquelle la masse monétaire détermine les prix des biens et des services et l’inflation survient lorsque la masse monétaire augmente plus rapidement que la production. En fait, en 2020, la masse monétaire a augmenté de plus de 25 %, mais la plupart de ces fonds ont été thésaurisés ou utilisés pour la spéculation. En conséquence, l’énorme augmentation de la masse monétaire a été largement compensée par la baisse de la vitesse de circulation monétaire. Les prix des biens et services n’ont donc à ce stade pas reflété l’énorme création monétaire.

L’autre théorie dominante de l’inflation est la thèse keynésienne de la « poussée par les coûts ». Cette thèse affirme que l’inflation est due aux salaires, le résultat d’un faible taux de chômage et d’une forte demande de main-d’œuvre par rapport à l’offre, ce qui entraîne une hausse des salaires qui, à son tour, fait augmenter les prix, ce que l’on appelle la spirale salaires-prix. Les keynésiens se réfèrent souvent à la « courbe de Phillips », selon laquelle un taux de chômage élevé entraîne une déflation des prix, tandis qu’un taux de chômage faible provoque une inflation. Toutefois, dans les années 1970, contrairement à la courbe de Phillips, l’inflation et le chômage ont augmenté simultanément, ce que l’on a alors appelé la « stagflation ». Après la récession de 2008/9, le chômage dans les principales économies est tombé à des niveaux historiquement bas, tandis que les augmentations de salaires sont restées faibles, tout comme l’inflation des prix.

Marxisme, valeur et inflation

Marx n’a jamais formulé une théorie complète de l’inflation. Il affirmait que la monnaie représente la « valeur d’échange », ou la quantité de travail nécessaire pour produire des biens et des services. Ce n’est pas la masse monétaire qui détermine les prix, mais bien l’inverse. Il ne s’agit pas de nier que l’offre et la demande, la formation de cartels, la lutte des classes, etc., interfèrent avec la fixation des prix, mais le facteur fondamental qui détermine les prix est la quantité moyenne de temps de travail socialement nécessaire pour la production et la transformation des biens et services. D’autres facteurs peuvent pousser les prix en dessous ou au-dessus de la valeur réelle (d’échange), mais toujours de manière temporaire.

Marx rejette également l’idée que les augmentations de salaires sont la cause de l’inflation. Dans Valeur, Prix et Profit, il affirme : « une lutte pour une augmentation des salaires ne fait que suivre des modifications antérieures, qu’elle est le résultat nécessaire de fluctuations préalables dans la quantité de production, dans les forces productives du travail, dans la valeur du travail, dans la valeur de l’argent, dans l’étendue ou l’intensité du travail soutiré, dans les oscillations des prix du marché qui dépendent de celles de l’offre et de la demande et qui se produisent conformément aux diverses phases du cycle industriel; bref, que ce sont autant de réactions des ouvriers contre des actions antérieures du capital. Si vous envisagez la lutte pour des augmentations de salaires indépendamment de toutes ces circonstances et en ne considérant que les variations des salaires, si vous négligez toutes les autres variations dont elle découle, vous partez d’une prémisse fausse pour aboutir à de fausses conclusions. »

Contrairement aux différentes « écoles économiques » du capitalisme, Marx n’a pas isolé une ou quelques caractéristiques symptomatiques (masse monétaire, coûts salariaux,…) pour en faire la cause première de tout, mais a abordé l’économie comme un jeu global de forces contradictoires.

Dans sa Mise à jour des Perspectives de l’Économie Mondiale, le FMI semble confirmer involontairement ce constat. Il souligne le fait que la croissance des salaires est globalement stable jusqu’à présent et que, malgré une récente hausse de la croissance des salaires aux États-Unis, les salaires des individus n’indiquent pas une pression plus large sur le marché du travail et que les données du Canada, de l’Espagne et du Royaume-Uni montrent des modèles similaires de croissance des salaires globalement stable. En d’autres termes, s’il existe une « poussée des coûts » à ce stade, elle ne provient pas des salaires, mais des entreprises qui augmentent leurs prix, en partie en raison de la hausse du coût des matières premières, des produits de base et d’autres éléments, en partie en raison des perturbations causées par le Covid, et en partie pour tenter d’accroître leurs bénéfices. Si nous examinons la situation d’un point de vue plus large, la part du travail dans le PIB des pays capitalistes avancés a diminué depuis des décennies. Aux États-Unis, elle est passée d’une moyenne de 63 % dans les années 1950 et 1960 à 57 % au cours de la dernière décennie. Les salaires ne peuvent donc pas être tenus pour responsables des hausses de prix. En effet, si les salaires étaient restés au même niveau depuis les années 1960, les travailleurs américains auraient gagné collectivement mille milliards de dollars supplémentaires chaque année.

Pour le FMI, le processus d’automatisation est un facteur essentiellement déflationniste ou, selon ses termes, un facteur de « réduction de la sensibilité aux prix ». Marx a expliqué cela plus clairement et plus longuement. Il a montré que les capitalistes, pour surpasser leurs concurrents, utilisent la « plus-value » (essentiellement le travail non rémunéré des travailleurs pris comme profits par les patrons) pour augmenter la productivité en installant des technologies meilleures et plus efficaces. En conséquence, le temps de travail requis par unité de production tend à diminuer. Ainsi, alors que l’offre de biens et de services a tendance à augmenter, la valeur réelle – la quantité de travail moyenne dépensée dans la production – de chaque produit ou service diminue parallèlement à l’augmentation de la productivité du travail. Cela explique pourquoi les prix des produits de base ont une tendance inhérente à la baisse et non à la hausse. Les capitalistes tentent de contrecarrer cette tendance et son impact sur le taux de profit par une exploitation accrue des travailleurs et par des moyens monétaires.

Pour les travailleurs, la baisse des prix ou la déflation augmente leur pouvoir d’achat et leur épargne, mais pour les capitalistes, elle réduit leurs bénéfices, rend le remboursement des dettes plus difficile et rend les investissements productifs moins intéressants. Ils considèrent qu’une inflation contrôlée est « saine » car elle augmente les profits, rend le remboursement des dettes plus supportable, érode les salaires et stimule la consommation. Récemment, Kenneth Rogoff, ancien économiste en chef du FMI, a déclaré qu' »un peu d’inflation n’est pas une mauvaise chose ». Il affirme qu’après la crise financière de 2008, les banques centrales auraient dû adopter des taux d’intérêt négatifs et permettre une inflation de 4 à 6 % pendant quelques années. Il se dit désormais en faveur d’un objectif d’inflation de 3 % (au lieu des 2 % de la Fed) et cite favorablement son prédécesseur Olivier Blanchard qui plaidait en 2010 pour que les objectifs d’inflation soient portés à 4 %.

L’inflation est difficile à gérer

Par inflation « saine », on entend un taux légèrement supérieur aux taux combinés de croissance de la productivité et de la main-d’œuvre. Jusqu’au milieu et à la fin des années 1970, dans les pays capitalistes avancés, un taux de 4 % était considéré comme sain, puis, lorsque la croissance de la productivité a ralenti, un taux de 2 % est devenu l’objectif d’inflation généralement admis. Kenneth Rogoff plaide en fait pour un élargissement de la marge entre l’inflation et les augmentations de productivité dans l’espoir que cela permettra non seulement de réduire le fardeau de la dette et d’augmenter la demande, mais aussi de stimuler la production. Le problème est que l’inflation est difficile à gérer.

Au cours des 20 dernières années, les banques centrales n’ont pas réussi à atteindre leur objectif de 2 %, en partie parce qu’elles craignaient une répétition du début des années 1970, lorsqu’elles avaient complètement perdu le contrôle, ce qui avait entraîné ce que l’on appelait alors le piège de la stagflation, c’est-à-dire une stagnation économique combinée à une inflation à deux chiffres ou galopante. Il a fallu une combinaison d’attaques brutales contre le mouvement ouvrier et un fort freinage de la masse monétaire (qui a provoqué une nouvelle récession) pour que les capitalistes trouvent une issue. Au Royaume-Uni, Thatcher a augmenté les taux d’intérêt réels entre 1979 et 1982 de -3% à 4% et le chômage a grimpé en flèche de 5% à 11% en 1983. Volcker, alors président de la Fed aux Etats-Unis, a fait passer les taux d’intérêt réels de taux négatifs à 5%, et le chômage a doublé en 3 ans pour atteindre 10%, mais l’inflation a diminué de 13% à 3%. Le néolibéralisme est alors devenu la politique dominante pour toute une ère historique.

Comme nous l’avons souligné précédemment, cela n’est plus tenable. Dans la crise actuelle, les capitalistes et leurs représentants dans les banques centrales et les gouvernements n’avaient d’autre choix que de recourir à des mesures plus interventionnistes. Cela ne leur plaisait pas, mais c’était nécessaire pour éviter un désastre économique encore plus grand qui aurait pu menacer leur système. Mais ils le font avec le spectre de la perte de contrôle dans un coin de leur tête.

Les biens et services, y compris les biens de production (machines, matières premières, usines et bureaux) sont généralement vendus une fois ou quelques fois seulement pour être consommés et sortent rapidement de la circulation. Ils sont rarement thésaurisés et leur vélocité – le nombre de fois qu’ils entrent et sortent de la circulation – est limitée, facile à tracer et à contrôler. Ce n’est pas le cas de la monnaie. La même quantité d’argent peut entrer et sortir de la circulation plusieurs fois, passer d’un propriétaire à l’autre ou simplement être thésaurisée et ne pas circuler du tout. Avec la masse monétaire, la vélocité est un facteur beaucoup plus capricieux, la thésaurisation peut empêcher l’argent d’entrer en circulation, mais lorsque l’activité reprend et que l’argent commence à rouler, son « effet multiplicateur » peut facilement devenir exponentiel.

C’est ce contre quoi Nouriel Roubini, alias Dr. Doom (Docteur Malédiction), met en garde, en ce qui concerne l’inflation. Il est difficile d’avoir un avis tranché sur la question. À ce stade, les tendances déflationnistes semblent toujours plus dominantes, mais l’économie marche sur une corde raide et de nombreux facteurs pourraient faire pencher la balance dans un sens ou dans l’autre. M. Roubini souligne l’évidence : les ratios d’endettement sont aujourd’hui près de trois fois plus élevés que dans les années 1970. Or, l’accroissement de la masse monétaire combiné aux chocs de l’offre pourrait déclencher l’inflation ; d’un autre côté, le remboursement de la dette est encore relativement bon marché, les taux d’intérêt étant historiquement bas et maintenus par les banques centrales.

L’accroissement de la masse monétaire a cependant alimenté des bulles d’actifs et de crédit avec des ratios cours/bénéfices élevés, de faibles primes de risque et des actifs technologiques gonflés. Elle a également stimulé la crypto-mania irrationnelle, les dettes d’entreprise à haut rendement, les « meme stocks » (actions qui connaissent des changements soudains et spectaculaires en raison de l’engouement sur les médias sociaux), etc. Cela peut culminer dans ce que les économistes appellent un moment Minsky, une perte soudaine de confiance, et conduire à la panique déclenchant un crash.

Il y a dix ans, les prix des denrées alimentaires sont devenus incontrôlables lorsque les spéculateurs ont inondé le marché à terme. Cela a conduit à des émeutes de la faim et a constitué un élément important de ce qui est devenu le « printemps arabe ». La répétition d’un tel scénario, surtout en période de pénurie créant de nombreuses opportunités spéculatives, est parfaitement imaginable, mais ses effets seraient encore plus désastreux dans le contexte de catastrophes climatiques, de marchés financiers surévalués et d’une pandémie qui fait rage.

On parle également de « fièvre immobilière », car les prix de l’immobilier ont bondi de 9,4 % dans les pays de l’OCDE au cours du premier trimestre de 2021. Aux États-Unis, en avril, les prix des logements ont atteint leur plus forte croissance depuis 30 ans. Les faibles coûts d’emprunt, la pénurie de l’offre, la hausse des prix de la construction et le fait que les personnes aisées recherchent des propriétés plus grandes en sont les causes. Les prix de l’immobilier augmentent à un rythme bien plus rapide que les revenus, ce qui accroît encore les inégalités. Fannie Mae, l’association fédérale américaine du logement, affirme que des prêts hypothécaires plus importants entraîneront une hausse des loyers et de l’inflation générale.

Catch 22

Si l’inflation devait augmenter davantage à moyen ou à long terme, les banques centrales se trouveraient dans une situation d’impasse « catch 22 »: l’inflation pourrait atteindre un taux à deux chiffres si elles poursuivent leur politique d’accroissement de la masse monétaire et se retrouver dans un piège de stagflation. Dans les pays dont la dette publique est principalement libellée en monnaie nationale, la dette publique deviendra d’abord plus supportable. Dans les pays dont la dette publique est libellée en devises étrangères (dont bon nombre des pays les plus endettés d’Afrique et d’Amérique latine), ce ne sera pas le cas et un nombre croissant de ces pays risqueront de faire défaut et devront restructurer leur dette. Cela pourrait provoquer une chaîne de défauts de paiement, ce qui aggraverait les tensions internationales et pousserait au protectionnisme.

Les dettes privées verraient également leurs spreads s’envoler par rapport aux obligations d’État plus sûres et la hausse de l’inflation ferait augmenter les primes de risque d’inflation. Environ un cinquième des entreprises américaines, et encore plus en Europe, sont considérées comme des entreprises zombies, ce qui signifie qu’elles seraient incapables d’assurer le remboursement de leurs dettes si elles n’avaient pas accès à de l’argent bon marché. Si cette source se tarissait, nombre d’entre elles feraient faillite et entraîneraient avec elles une chaîne de faillites.

En revanche, si les banques centrales devaient réduire leurs interventions et augmenter les taux d’intérêt pour lutter contre l’inflation, une crise massive de la dette, une chaîne de défauts de paiement et de faillites et une profonde récession seraient à portée de main. C’est pourquoi le FMI met en garde contre un resserrement monétaire prématuré. Il est désormais admis que la Banque centrale européenne a commis une erreur majeure en relevant ses taux d’intérêt trop tôt après la récession de 2008/2009. Elle a récemment revu sa politique, passant d’un objectif d’inflation de 2 % ou moins à une politique qui accepte que l’inflation puisse dépasser modérément cet objectif pendant un certain temps. Cela peut être interprété comme anecdotique, mais il s’agit en fait d’un changement majeur par rapport aux principes fondateurs de la BCE et à l’idée de la Bundesbank allemande de faire de la stabilité des prix la priorité absolue. Ce principe a été défendu sans relâche par l’establishment allemand, même au prix de l’imposition d’une contraction de 25 % de l’économie grecque après la grande récession de 2008/9, qui a causé des difficultés incommensurables à sa population. Il n’est pas exagéré de dire que cette politique a largement contribué à l’impréparation des services de pompiers grecs face aux incendies mortels qui y ont récemment fait des ravages.

La Fed américaine semble devancer la BCE en déclarant « une politique qui compense l’incapacité passée à atteindre l’objectif d’inflation », ce qui signifie que la Fed cherchera activement à pousser l’inflation au-dessus de son objectif. Bien que ce ne soit pas l’intention déclarée de la BCE et que cela provoquerait certainement des désaccords majeurs, notamment avec la Bundesbank, nous pouvons néanmoins nous attendre à ce que sa politique ne soit pas si éloignée de celle de la Fed si la zone euro est frappée par des chocs similaires.

Un coup de pied dans la fourmilière

Le scénario le plus probable est que les banques centrales et les gouvernements continuent à appliquer des politiques plus souples, mais peut-être de manière plus ciblée et avec l’intention de les réduire progressivement, avec beaucoup de prudence et probablement pas sans désaccords et revirements réguliers. En effet, il faudra le faire dans des circonstances extrêmement difficiles. Logiquement, la pandémie aurait dû donner lieu à une plus grande coopération internationale, mais le capitalisme a complètement échoué. Les équipement de protection, les tests et les respirateurs ont été militarisés pour servir les intérêts nationaux, puis nous avons vu apparaître la « diplomatie du vaccin » et l' »impérialisme du vaccin ». Les tendances au protectionnisme n’ont pas été inversées mais renforcées. Les gouvernements nationaux ont été poussés à rechercher une plus grande autosuffisance. De nouveaux chocs d’approvisionnement résultant du protectionnisme et stimulant l’inflation ne sont pas devenus moins, mais plus susceptibles de se produire.

Cette situation sera aggravée par le vieillissement de la population dans les économies avancées et émergentes ainsi que par des restrictions plus strictes en matière d’immigration, d’autant plus qu’un nombre croissant de pays à faible revenu seront confrontés à des catastrophes sanitaires, à l’implosion économique, à des guerres et des guerres civiles ainsi qu’à la catastrophe climatique. La rivalité entre les impérialismes américain et chinois pour l’hégémonie mondiale s’est transformée en une guerre froide totale, qui pourrait parfois devenir chaude. Les alliances seront instables, certaines petites puissances profitant de l’impasse entre les deux forces impérialistes dominantes pour réaliser leurs propres ambitions impérialistes régionales. Un monde moins sûr et plus instable s’annonce, menaçant de fragmenter l’économie mondiale et de rendre les chaînes d’approvisionnement moins fiables, avec de nouveaux chocs à venir.

Bien qu’il y ait une certaine reconnaissance de la nécessité de la transition écologique, le plan d’infrastructure de Biden n’a pas grand-chose à voir avec cela et vise principalement à ne pas être dépassé par la Chine. Les guerres technologiques et cybernétiques sont déjà bien engagées. Il n’y a aucune chance que le récent rapport du GIEC sur le changement climatique fasse ce que la pandémie n’a pas réussi à faire : agir comme un signal d’alarme pour convaincre les capitalistes du monde entier de mettre de côté leurs intérêts nationaux pour une coopération internationale.

Aucun capitaliste ne renoncera volontairement à polluer s’il n’est pas bien compensé par des fonds publics qui seront finalement payés par les travailleurs et leurs familles. Le défi climatique exige le libre échange des connaissances et des technologies, la coopération internationale, la planification démocratique et des plans massifs d’investissements publics dans la transition écologique. Les intérêts privés et le mercantilisme, ingrédients clés de l’économie de marché, ne peuvent contribuer à cette solution, mais constituent le principal obstacle qui s’y oppose.

On ne peut pas conclure avec certitude que la tendance déflationniste, qui est encore dominante aujourd’hui, sera suffisamment forte pour repousser les pressions inflationnistes dans les pays capitalistes avancés. Il y a trop de failles qui pourraient faire pencher la balance. Si l’inflation passe à deux chiffres, elle provoquera une résistance de masse. Il faut considérer le mouvement des Gilets jaunes en France en 2018 comme une mise en bouche. Mais même si les capitalistes parviennent à contenir la menace immédiate d’une crise inflationniste, cela ne résoudra pas non plus les grands problèmes systémiques sous-jacents. Les revendications sur les conditions de travail et les salaires, ainsi que les mouvements d’opposition à l’oppression et sur la catastrophe climatique se développeront encore…

Une chose est sûre, l’illusion selon laquelle on peut s’en remettre à la sagesse du marché et réduire le rôle des banques centrales et des gouvernements à celui de simples technocrates « gérant » la société appartient au passé. L’idée de l' »indépendance » des banques centrales date d’une autre époque et les gouvernements seront contraints, qu’ils le veuillent ou non, de poursuivre des politiques plus interventionnistes. Il ne sera plus possible pour l’establishment de prétendre que la société a dépassé toute idéologie et que la gérer n’est qu’une question de techniciens intelligents.

Au contraire, la politique réaffirmera sa primauté et, avec elle, la lutte idéologique sur les choix politiques s’épanouira. Les temps seront difficiles pour le « centre » politique, car la polarisation augmentera. La fausse illusion d’être ni de gauche, ni de droite, qui a toujours signifié en fin de compte que l’on acceptait fondamentalement la politique de droite existante, se dissipera. Des problèmes majeurs, insolubles dans le cadre de la société capitaliste, stimuleront la recherche de solutions plus radicales. Les forces populistes de droite tenteront d’exploiter ce phénomène. Il serait illusoire de penser que le réformisme ou le « populisme » de gauche peuvent y répondre. Seule une attitude sérieuse en matière d’analyse, de perspectives, de programme et d’organisation peut offrir une issue socialiste internationaliste à la décadence du capitalisme.

Partager :
Imprimer :

Soutenez-nous : placez
votre message dans
notre édition de mai !

Première page de Lutte Socialiste

Votre message dans notre édition de mai