Nous ne sommes rien, soyons tout de Valerio Evangelisti

La recette de vacances réussies : un polar par semaine (5)

Valerio Evangelisti fait vivre les luttes des dockers et marins de San Francisco lors de la dépression des années ‘30, en suivant Eddie Lombardo, un petit truand italo-américain piteux qui se met au service des patrons et des bureaucrates syndicaux. Ceux-ci vont l’utiliser sans scrupule contre les communistes et les militants les plus combatifs. Eddie poursuit son ascension dans la bureaucratie syndicale jusqu’aux années ’50, où il essaie encore de se rendre utile dans la chasse aux rouges menée par les maccarthystes. Mais ses maîtres n’hésitent pas à en faire un bouc émissaire lorsqu’il devient trop encombrant.

Par Jean Peltier

Depuis la fin du 19e siècle, les Etats-Unis ont connu, plusieurs immenses vagues de grèves ouvrières qui ont mis en jeu des centaines de milliers, voire des millions de travailleurs, suscitant les pires craintes de la grande bourgeoisie. Les Lombardo, des immigrés italiens installés à New York, sont des syndicalistes très combatifs. Sauf Eddie Lombardo, qui ne veut pas ressembler à son père ni à son frère, des dockers, des syndicalistes qui resteront toujours des gagne-petit, des « communistes ». Lui veut réussir à tout prix. D’abord comme proxénète, puis en se servant de ce qu’il connaît bien – ses anciens compagnons, travailleurs sur les quais – pour devenir un informateur appointé du FBI et jouer les mouchards au service du patronat.

Violent, totalement dépourvu de morale, Eddie – qui se fait appeler Florio pour rompre avec sa famille  » communiste  » – gravit rapidement les échelons de l’International Longshoremen’s Association, organisation du port de New York bien connue pour ménager les intérêts des armateurs plutôt que ceux des dockers. Maître ès chantage et extorsion, aussi doué pour déclencher une grève que pour y mettre fin, il n’hésite jamais à rendre « service » à ses puissants protecteurs mafieux ni à utiliser les femmes pour satisfaire ses pulsions perverses, quitte à s’en débarrasser ensuite le plus cyniquement du monde. Car dans ces milieux corrompus où bonzes syndicaux et dirigeants de compagnies participent aux mêmes partouzes, les ouvriers et les femmes ne sont pas à la fête.

Peu à peu, Florio est aspiré par la mafia, très implantée dans les syndicats de dockers. Dans l’Amérique de la Grande Dépression des années ‘30, Eddie fait ainsi fortune, rendant service sans états d’âme, tuant ceux qui lui barrent le chemin. Mais avec la guerre, l’Amérique change, et le syndicat du crime avec elle. Eddie a beau avoir passé sa vie à étouffer les « rouges », le délire maccarthyste au début des années ’50 ne le sert pas. Devenu encombrant, trop voyant du fait de ses mœurs effrayantes, il perd la confiance des parrains. Or dans ce monde-là, mieux vaut ne pas se retrouver seul…

Avec Nous ne sommes rien, soyons tout, Valerio Evangelisti réalise un polar remarquable sur l’ascension et la chute d’un odieux second couteau de la mafia, renouant avec les grands thèmes du roman noir américain : l’Amérique de la Dépression, du syndicalisme gangrené, des politiciens véreux et des immigrés qui feront le lit du gangstérisme. A sa façon inimitable, il rend également un hommage aux grands précurseurs du roman noir américain, Hammett en tête.

Mais ce livre est en même temps une extraordinaire fresque qui retrace plusieurs décennies de luttes sociales.

Le récit est émaillé de grèves dures, où l’on voit à l’œuvre les méthodes des grandes compagnies maritimes qui ne lésinent pas sur les moyens pour lutter contre les militants les plus combatifs. Ces derniers cherchent à organiser leurs camarades et à s’opposer à la volonté patronale d’imposer, par exemple, des augmentations de cadences (le « speed-up »). La répression policière est souvent féroce. Mais la grève, parfois, se généralise, au grand dam de certains syndicats qui pèsent également de tout leur poids (comme c’est souvent le cas de la plus grande confédération syndicale américaine, l’American Federation of Labour, AFL) pour endiguer les colères ouvrières. La violence et parfois le meurtre font partie de leurs méthodes de résolution des conflits !

Certaines directions syndicales se montrent totalement corrompues. Elles jouent aussi de leur influence sur les travailleurs pour faire monter les enchères patronales et déclenchent parfois des grèves « sauvages » pour rappeler aux armateurs le danger qu’il y aurait à ne pas s’entendre avec elles.

L’AFL a alors pour ennemi les communistes qui se montrent, dans les années 1930, très combatifs (notamment dans le nouveau syndicat CIO), mais qui seront, pendant la Seconde Guerre mondiale, et sur ordre de Staline, de véritables complices du grand patronat dans la mise en œuvre de l’économie de guerre. Toute grève sera alors interdite et les militants communistes se montreront les plus acharnés à lutter contre les revendications des travailleurs qui voient leurs conditions d’existence se détériorer rapidement.

Enfin, on découvre encore dans ce livre qu’à l’époque de McCarthy, la lutte contre les communistes (et tous les progressistes en général) se double d’une volonté de débarrasser les ports de la mafia, dont le poids finit par gêner les compagnies. Elles refusent de subir le dictat de cet échelon intermédiaire entre elles et la masse des dockers. Mais l’épuration se limite à quelques têtes… tandis que les communistes feront l’objet d’une chasse systématique.


Nous ne sommes rien, soyons tout

de Valerio Evangelisti

Rivages Thriller, 385 pages, 23 €

Si vous avez aimé le sujet et l’auteur…

Valerio Evangelisti est déjà l’auteur d’Anthracite, un roman social traité à la manière d’un western, qui se déroule à l’époque de la révolution industrielle dans les mines de Pennsylvanie et qui montre le rôle du crime dans la naissance de l’Amérique. Anthracite, vient d’être réédité en poche (Rivages Noir, 10 €).

Si vous voulez en savoir plus sur le sujet…

Pour résister intelligemment aux assauts de la propagande pro-US sur le « rêve américain » (mais aussi pour en finir avec quelques idées toutes faites et bien fausses sur la classe ouvrière US qui aurait été de tous temps embourgeoisée, apathique et conservatrice), le meilleur antidote est le livre « Une histoire populaire des Etats-Unis, de 1492 à nos jours » de Howard Zinn (Agone, environ 28 EUR). Sur l’histoire du mouvement ouvrier américain, le bouquin de référence en français reste Le mouvement ouvrier américain (1867-1967) de Daniel Guérin (Maspero). Sur la répression anticommuniste, on peut lire les Mémoires d’un rouge de Howard Fast (Rivages Noir, environ 10 EUR), qui est par ailleurs l’auteur de l’inoubliable Spartacus. Et pour avoir une vue marxiste sur l’ensemble des luttes ouvrières, syndicales et politiques des années ’30, la lecture de Histoire du trotskysme américain, 1928-1938 de James Cannon (Pathfinder, environ 20 EUR, disponible au PSL) reste un must.

Si vous avez aimé l’auteur…

Valerio Evangelisti, écrivain italien né en 1952 à Bologne, est plus connu des amateurs de science-fiction et de fantastique que de polar, grâce aux « aventures » de l’inquisiteur espagnol Nicolas Eymerich. Celui-ci – qui est par ailleurs un personnage historique authentique, auteur du manuel de référence de l’Inquisition – est l’inquisiteur général d’Aragon au 14e siècle. Proche d’un Sherlock Holmes par le physique et le caractère, mais au service d’une Église qu’il sert avec une rigidité cadavérique (au vu du nombre de victimes brisées par la torture et de morts qu’il laisse derrière lui), obéissant strictement aux règles édictées, il traque les hérétiques de tous poils dans le sud de l’Europe et particulièrement en France. Appréciant peu la compagnie de ses semblables, il est impitoyable pour ses adversaires.

Mais cet inquisiteur doit faire face à des manifestations troublantes, apparemment surnaturelles. Et c’est là que joue le talent d’Evangelisti. En effet, l’écrivain déroule généralement sa trame en trois récits parallèles (différents lieux, différentes époques – passé avec Eymerich, présent, et futur désastreux – et différents personnages) chacun plein de mystères, qui à l’issue du roman se résolvent les uns les autres à l’aide d’explications scientifiques mêlées de théologie.

  • Nicolas Eymerich, inquisiteur (Payot & Rivage 1998, Pocket, 1999 e 2004).
  • Les Chaînes d’Eymerich (Payot & Rivages 1998, Pocket 1999, 2004 (éd. intégr.)).
  • Le Corps et le sang d’Eymerich (Payot & Rivages 1999, Pocket 2000).
  • Le Mystère de l’inquisiteur Eymerich (Payot & Rivages 1999, Pocket 2001).
  • Cherudek (Payot & Rivages 2000).
  • Picatrix : l’échelle pour l’enfer (Payot & Rivages 2002).

Une adaptation de la série en bande dessinée existe également, chez Delcour.

Evangelisti a aussi écrit deux autres cycles, Métal Hurlant et le Roman de Nostradamus (trois volumes chacun) des nouvelles et des romans policiers. Il est aussi correspondant du Monde Diplomatique et président de l’Archive Historique de la Nouvelle Gauche « Marco Pezzi » de Bologne.

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