¡Ya Basta! 30 ans après le soulèvement zapatiste au Mexique

Il y a trente ans, le 1er janvier 1994, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) a capté l’attention de la communauté internationale. Masqués de passe-montagne et réclamant des droits pour la population indigène du Mexique, ils ont déclenché un soulèvement de 12 jours dans l’État du Chiapas au Mexique. Ce fut la première grande lutte anticapitaliste après l’effondrement du stalinisme, ravivant l’espoir qu’une alternative était possible après que les commentateurs capitalistes eurent déclaré que la lutte pour le socialisme était « terminée ».

Par Hannah Swoboda, Alternativa Socialista (ASI-Mexique)

La rébellion de 1994 a expulsé les grands propriétaires terriens des haciendas, promis plus de droits aux femmes et ouvert la voie à la création d’écoles, de dispensaires et d’autres institutions gérées par la communauté dans certaines parties de l’État d’origine des zapatistes, le Chiapas. Ces établissements continuent de desservir les communautés rurales pauvres auxquelles l’État mexicain a longtemps refusé l’accès aux infrastructures de première nécessité.

Malgré les avancées concrètes dues soulèvement, la qualité de vie des Chiapanèques reste l’une des pires du pays. Les données de 2022 du Conseil national mexicain pour l’évaluation de la politique de développement social montrent que 67 % des habitants du Chiapas vivent dans la pauvreté – le taux le plus élevé de tout le Mexique – contre 36 % pour l’ensemble de la population mexicaine. Au Chiapas, 28 % des habitants répondent à la définition gouvernementale de l' »extrême pauvreté », ce qui signifie qu’ils gagnent si peu d’argent que même s’ils le dépensaient entièrement en nourriture, leur régime alimentaire manquerait encore d’éléments nutritifs essentiels.

Pour ne rien arranger, la violence des cartels s’est intensifiée dans la région ces dernières années, les deux plus grandes organisations criminelles du Mexique se disputant les principaux itinéraires de contrebande reliant le Guatemala au Mexique. Des civils ont été pris entre deux feux et des incursions ont eu lieu en territoire zapatiste. En 2021, l’EZLN a prévenu que la récente escalade de la violence, tant de la part des cartels que de l’État qui collabore étroitement avec eux, avait placé le Chiapas « au bord d’une guerre civile ». En réponse à cette situation désastreuse, l’EZLN a annoncé la dissolution et la réorganisation de ses structures d’auto-gouvernement en novembre dernier.

Trente ans après le soulèvement zapatiste, quelle est la voie à suivre pour mettre fin à la pauvreté et à la violence qui frappent encore les communautés indigènes et, plus généralement, les travailleurs du Chiapas ? Considérant le bilan du zapatisme, nous ne devons pas nous contenter d’exalter l’héroïsme de ce mouvement, mais également porter un regard critique sur ses limites et les leçons à la fois de ce qu’il a accompli et de ce pour quoi il doit encore se battre.

Le contexte de la rébellion

Dans les années 1980, après la défaite de luttes ouvrières décisives dans plusieurs pays clés, le néolibéralisme est devenu le modèle dominant de la classe capitaliste dans le monde entier. Les économistes et les politiciens prétendaient que le libre-échange et la mondialisation élimineraient les inégalités. En réalité, le néolibéralisme s’est traduit par une nouvelle politique de privatisations et de réduction des services sociaux qui a considérablement accru la pauvreté au sein de la classe ouvrière.

L’Amérique latine a été le principal terrain d’essai de la politique néolibérale, et le Mexique a conduit cette offensive en ouvrant les marchés aux investissements étrangers. De 1990 à 1993, le Mexique a attiré la plupart des capitaux entrant en Amérique latine – 92 milliards de dollars -, des investisseurs milliardaires s’emparant des industries d’État et spéculant sur les marchés financiers pour faire de l’argent rapidement. Le Mexique a également été un pays précurseur des privatisations massives. Il est passé de 1 200 entreprises publiques en 1982 à un peu plus de 200 en 1994. Il a aussi procédé à des coupes sombres dans les budgets publics. En 1995, l’aide aux zones rurales représentait moins d’un quart de ce qu’elle était en 1980. La déréglementation favorable aux entreprises s’est traduite par la suppression du salaire minimum et des lois sur la sécurité au travail.

Le président mexicain en exercice de 1988 à 1994, Carlos Salinas de Gortari, affirmait que ces politiques allaient permettre au Mexique de sortir du tiers-monde et de devenir un pays dséveloppé. C’ela s’est avéré vrai pour les super riches, mais pas pour les travailleurs. Avant Salinas, le Mexique ne comptait que deux milliardaires. Lorsqu’il a quitté ses fonctions, il en comptait 26. Dans le même temps, le salaire minimum a chuté de 58 %. La classe ouvrière n’a rien obtenu d’autre de la main invisible du marché que des conditions de plus en plus difficiles.

Salinas a ensuite signé l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), qui devait entrer en vigueur le 1er janvier 1994. En établissant une zone de libre-échange entre les États-Unis, le Mexique et le Canada, l’accord commercial promettait la poursuite de la mondialisation néolibérale qui avait déjà fait des ravages sur les moyens d’existence des gens ordinaires. L’ALENA a aboli l’article 27 de la constitution mexicaine, un héritage de la révolution mexicaine qui promettait des terres à tous les groupes de travailleurs qui en faisaient la demande. La réduction des droits de douane de l’ALENA signifiait que les petits agriculteurs allaient être écrasés par l’agro-industrie dominée par les États-Unis.

Dans ce contexte économique, l’EZLN a préparé clandestinement son insurrection dans les jungles du Chiapas pour qu’elle ait lieu le jour de l’entrée en vigueur de l’ALENA. Si le soulèvement était en partie une réponse à l’ALENA, il s’agissait également d’une lutte plus large visant à améliorer les conditions de vie des communautés indigènes qui avaient été continuellement dépossédées de leurs terres, à la fois par le colonialisme et par les privatisations modernes. Comme le résume la déclaration fondatrice de l’EZLN : « Nous sommes le produit de 500 ans de luttes ». Ils ont appelé les paysans à rejoindre l’insurrection et à revendiquer les droits qui leur ont été historiquement refusés : « le travail, la terre, le logement, l’alimentation, la santé, l’éducation, l’indépendance, la liberté, la démocratie, la justice et la paix ».

Les rangs de l’armée zapatiste étaient composés principalement de paysans mayas pauvres. En 1994, 33 % des foyers du Chiapas n’avaient pas d’électricité, 59 % n’avaient pas d’égouts et 41 % n’avaient pas d’eau courante. La malnutrition était endémique. 55% de la population indigène du Chiapas était analphabète, avec une espérance de vie de 44 ans. Largement négligée par l’État dans cette région géographiquement isolée du pays, la population avait le sentiment qu’elle devait prendre les choses en main. Avant même l’arrivée de l’EZLN au Chiapas, les paysans indigènes s’étaient organisés pour réclamer une réforme agraire, une éducation dans les langues indigènes, des soins de santé et des droits sociaux, faisant souvent face à une répression meurtrière de la part de l’État. 

Le lancement de l’insurrection

Sous la bannière de l’EZLN, quelque 3 000 soldats de la guérilla ont pris les armes et se sont emparés de six villes du Chiapas le 1er janvier. Ils réclamaient l’annulation de l’ALENA, le renversement du gouvernement mexicain et la création d’une assemblée constituante chargée de rédiger une nouvelle constitution mexicaine. Certains ont déclaré aux journalistes qu’ils se battaient pour le socialisme.

Salinas a rapidement envoyé l’armée pour écraser la rébellion. Des tirs ont été échangés entre l’EZLN et environ 12 000 soldats mexicains, qui ont largement dominé les soldats sous-équipés de la guérilla. En l’espace de quatre jours, l’armée mexicaine a forcé l’EZLN à battre en retraite et a commencé à abattre  les personnes qu’elle avait faites prisonnières.

Cependant, les tentatives du gouvernement d’écraser purement et simplement la rébellion ont échoué sous la pression des manifestations de solidarité à l’échelle nationale. La lutte des zapatistes bénéficiait d’un large soutien dans la société mexicaine, qui y voyait une réponse nécessaire aux ravages des attaques néolibérales. La brutalité exercée contre l’EZLN a également rappelé la repression d’état utilisée de longue date contre les mouvements étudiants et ouvriers. Ce sentiment de solidarité s’est matérialisé par des manifestations de dizaines de milliers de personnes dans les centres-villes de tout le pays. Le jour de ces manifestations, Salinas a annoncé un cessez-le-feu, 12 jours après le début du soulèvement, et des négociations ont été entamées entre le gouvernement et l’EZLN.

Pourparlers de paix et crise économique

Les pourparlers de paix se sont déroulés par intermittence. Malgré le cessez-le-feu, l’armée maintient un siège autour des zones d’influence des Zapatistes. Les intrusions et les attaques constantes ont finalement conduit à l’apparition de groupes paramilitaires et à une vague de violence qui a provoqué le déplacement forcé de milliers de personnes. Fin 1994, l’EZLN a rompu tout dialogue avec le gouvernement fédéral, invoquant la poursuite de la répression et de la militarisation du pourtour de son territoire. Ils ont également soumis les résultats des pourparlers de paix à un référendum populaire, organisé au sein des communautés zapatistes mais également ouvert à la société dans son ensemble. Près de 98 % des votants ont rejeté l’accord de paix proposé par le gouvernement. Dans le même temps, seuls 3 % des votants ont souhaité que l’EZLN reprenne les armes, ce qui a conduit à la décision de maintenir le cessez-le-feu. L’EZLN a lancé une nouvelle offensive militaire, mais cette fois sans tirer un seul coup de feu. Du jour au lendemain, ils ont déclaré plus de la moitié du Chiapas « territoire rebelle », avec la formation de 38 « municipalités autonomes rebelles zapatistes ».

Ce fut l’élément de trop pour les capitalistes étrangers qui cessèrent d’investir dans l’économie mexicaine, déclenchant une grave crise financière. Malgré les promesses de Salinas de transformer l’économie mexicaine, la croissance économique réelle s’était en fait réduite et la dette de l’état s’était envolée, menaçant les profits des investisseurs. Une année entière de rébellion armée au Chiapas renforça les inquiétudes des capitalistes et les conduit finalement à désinvestir massivement. Le peso mexicain s’est effondré et le gouvernement a annoncé qu’il ne rembourserait pas les prêts accordés par le Fonds monétaire international. Le PIB a chuté de 6,9 % en 1995 et un million d’emplois ont été perdus. Cette crise a provoqué une onde de choc dans le monde entier.

Le marché boursier mexicain a été temporairement stabilisé grâce à un prêt de 50 milliards de dollars accordé par les États-Unis. Toutefois, ce genre de prêt n’est jamais accordé sans conditions. Le remboursement de la dette a grevé le budget mexicain, poussant les législateurs à imposer un nouveau plan d’austérité massif aux travailleurs.

Une autre condition du prêt était que la classe dirigeante mexicaine mette de l’ordre dans ses affaires et écrase la rébellion zapatiste. Le gouvernement fédéral a lancé une offensive militaire contre l’EZLN et ses partisans. Des mandats d’arrêt pour terrorisme ont été émis à l’encontre des dirigeants de l’insurrection, dont le célèbre porte-parole du mouvement, le sous-commandant Marcos. En réponse à la répression contre les communautés zapatistes, une autre manifestation de dizaines de milliers de personnes à Mexico a exigé l’arrêt de la militarisation et l’abandon des poursuites contre les zapatistes.

La stratégie du gouvernement mexicain consistait à séparer l’EZLN du reste des paysans. Les militaires, avec le soutien des conseillers américains, ont cherché à créer un fossé entre les guérilleros et les paysans en ruinant économiquement les villages, en détruisant les outils et en empoisonnant les réserves d’eau. Les paysans ont ainsi été contraints de dépendre des aides gouvernementales, ce qui a contribué à briser leur indépendance et à rompre leurs liens avec la guérilla. Ils ont également soudoyé et contraint les villageois à former des brigades de « défense », dont les armes étaient fournies par l’armée. Cependant, l’enracinement des zapatistes dans les communautés locales et le soutien massif dont ils bénéficiaient dans tout le Mexique et au-delà ont fait échouer les efforts du gouvernement.

L’impasse

Les négociations ultérieures ont finalement abouti à la rédaction des accords de San Andrés sur les droits et la culture indigènes en 1996, un document qui aurait accordé à 800 municipalités à majorité indigène le contrôle local de leur propre territoire, y compris le droit d’administrer leurs propres systèmes financiers, judiciaires et éducatifs. Mais ces accords n’ont pas duré longtemps : Le nouveau président du Mexique, Ernesto Zedillo, a opposé son veto aux accords sept mois après leur signature, ce qui a coduit les négociations dans l’impasse. En 2003, les zapatistes ont pris des mesures pour appliquer eux-mêmes les accords de San Andrés dans les territoires qu’ils contrôlaient, que le gouvernement le reconnaisse ou non. L’EZLN a annoncé la création d’une nouvelle structure de gouvernance sous la forme de cinq caracoles, chacun doté de son propre « Conseil de bon gouvernement » regroupant les plus de trente municipalités rebelles autonomes. Cette restructuration marque le retrait total de l’EZLN de l’activité militaire.

En créant ces institutions d’auto-gouvernement, les zapatistes ont déclaré une autonomie totale vis-à-vis de l’État mexicain, mais cette autonomie était à bien des égards symbolique. Si les zapatistes ont créé leurs propres écoles, systèmes de santé, systèmes judiciaires et autres ressources, l’emprise du gouvernement mexicain sur la région n’a pas été fondamentalement remise en cause. Il continue de réprimer leur mouvement, d’empiéter sur le territoire zapatiste, de déplacer les paysans indigènes et d’empêcher ces communautés d’obtenir véritablement satisfaction sur les revendications qu’elles avaient formulées en 1994. Le pouvoir n’a pas été arraché des mains des politiciens, qui travaillent main dans la main avec les groupes paramilitaires et les cartels, et, en définitive, des milliardaires qui cherchent à maintenir leur système violent aux dépens des gens ordinaires, non seulement au Chiapas, mais dans le monde entier.

Marxisme et guérilla

Quel type de mouvement aurait pu faire tomber le gouvernement et satisfaire les revendications des paysans ? Les marxistes estiment que la classe ouvrière organisée est la seule force capable de renverser le système capitaliste dans son ensemble et de le remplacer par une véritable démocratie basée sur les besoins des gens ordinaires : le socialisme. Comment cela se compare-t-il à l’approche de la guérilla des  zapatistes?

Les Zapatistes ne sont pas nés au Chiapas, mais dans le nord du pays. Ils ont été fondés en 1983 par un petit groupe d’activistes. Ils ont vu le jour en même temps que d’autres groupes de guérilla au Mexique et dans toute l’Amérique latine, qui s’inspiraient de la révolution cubaine et de Che Guevara, ainsi que du maoïsme. La pensée de Che Guevara était elle-même fortement influencée par les mouvements de libération nationale antérieurs, tels que les révolutions bolivarienne et mexicaine. La révolution russe de 1917, qui a renversé le régime tsariste et l’a remplacé par un État contrôlé par les ouvriers et les paysans, a également incité Che Guevara et d’autres guérilleros à lutter pour le socialisme.

Mais Guevara n’a pas compris le rôle central joué par la classe ouvrière dans la révolution russe, concluant au contraire que le rôle révolutionnaire principal dans les pays coloniaux devait être joué par la paysannerie engagée dans la lutte de guérilla. Cette approche n’a malheureusement jamais abouti à un véritable État ouvrier démocratique, comme l’a connu la Russie avant la contre-révolution bureaucratique de Staline. En Chine et à Cuba, les armées de guérilla ont été en mesure de renverser le capitalisme mais, sans la participation active de la classe ouvrière, elles ont mis en place des gouvernements bureaucratiques dès le départ. Les tentatives de reproduire l’expérience cubaine ailleurs en Amérique latine n’ont même jamais abouti. Au moment où les zapatistes sont entrés en scène, les autres luttes de guérilla de la région, du Nicaragua au Guatemala et au Salvador, se trouvaient dans des impasses aux conséquences tragiques.

Quelle est la spécificité de la classe ouvrière et pourquoi a-t-elle pu mener une révolution réussie en Russie ? La réponse réside dans le rôle de la classe ouvrière dans la société capitaliste. Dans leur recherche de profits toujours plus importants, les capitalistes ont semé les graines de leur propre disparition en centralisant la production. Le capitalisme a regroupé les travailleurs dans de vastes lieux de travail où ils doivent travailler ensemble pour produire des marchandises et des services, ce qui leur donne non seulement un grand pouvoir pour arrêter ces processus de production massifs, mais les met également en contact étroit les uns avec les autres, ce qui leur permet de discuter de leurs conditions de travail et de s’organiser.

Cette situation est très différente de celle des paysans et des petits agriculteurs, qui sont généralement plus isolés les uns des autres, travaillant pour produire de quoi vivre (après que les propriétaires fonciers aient prélevé leur part) plutôt que de travailler pour un salaire dans le cadre d’un collectif. Les conditions des paysans les amènent généralement à aspirer à posséder la terre qu’ils travaillent. Les conditions de la classe ouvrière lui laissent entrevoir des aspirations plus lointaines, à savoir la propriété collective des moyens de production. Cet isolement a alimenté l’impasse dans laquelle se trouvait l’ELZN face à l’État mexicain.

Dans la Russie de 1917, les paysans ont joué un rôle essentiel dans le renversement du régime tsariste, aux côtés des travailleurs, mais, en raison de leur rôle dans la production, ils n’ont pas dirigé la révolution. L’approche de la guérilla inverse cette formule, en posant que la classe ouvrière doit jouer un rôle auxiliaire dans la lutte des paysans. Sa stratégie centrale consiste à créer une force paysanne armée dans les campagnes, l’armée de guérilla s’emparant du pouvoir et prenant ensuite le contrôle des villes ouvrières de l’extérieur.

La classe ouvrière est la force motrice décisive de la révolution socialiste, mais cela ne signifie pas que c’est elle qui va l’initier. Les luttes de la paysannerie peuvent donner une impulsion importante à la classe ouvrière en l’absence d’une direction combative à la tête du mouvement ouvrier. Mais une transformation socialiste de la société exige en fin de compte que la classe ouvrière prenne le contrôle des usines, des hôpitaux, des écoles et de tous les autres lieux de travail afin d’y établir un contrôle démocratique. La guérilla seule ne peut jamais aboutir à une démocratie ouvrière. C’est précisément là où la stratégie zapatiste de lutte contre le système capitaliste a échoué.

La guérilla de l’ELZN s’est limitée aux zones paysannes indigènes, à la périphérie de la société mexicaine. Pour renverser réellement le capitalisme, il fallait lier sa lutte à celle de la classe ouvrière mexicaine. Au moment du soulèvement, 73 % de la population mexicaine vivait dans les villes. Les zapatistes bénéficiaient d’un soutien considérable de la part de la classe ouvrière, une opportunité qu’ils auraient dû mettre à profit en appelant à de nouvelles manifestations et actions de grève, en liant les revendications des paysans à celles des travailleurs des villes qui souffraient également de la crise économique et de la répression de l’État. L’establishment politique avait été gravement ébranlé par la crise et les scandales de 1994 et n’a pu s’accrocher au pouvoir qu’en commettant des fraudes électorales. La situation était mûre pour porter de sérieux coups à l’État mexicain. Malheureusement, le véritable potentiel de la classe ouvrière, celui d’arrêter la production et de rompre avec le statu quo, n’a pas été pleinement exploité dans le cadre de la lutte de guérilla de l’EZLN.

Un nouveau type de lutte ?

Le mouvement zapatiste a non seulement incité la classe ouvrière mexicaine à mener des actions de masse  mais a également servi de référence à un mouvement international de protestation grandissant contre le néolibéralisme. Ce nouveau mouvement antimondialisation a débuté dans les années 1990 et a culminé avec la bataille de Seattle, une manifestation qui a réuni des travailleurs, des écologistes et des jeunes contre l’Organisation mondiale du commerce en 1999. Dans le sillage de l’effondrement du stalinisme, de nombreux participants à ce mouvement ont vu dans le zapatisme non seulement un renouveau de la lutte contre le capitalisme, mais aussi un type de lutte nouveau qui éviterait les échecs de la génération précédente.

Pour les travailleurs et les jeunes qui s’opposaient au capitalisme mais étaient devenus sceptiques quant à la capacité d’une révolution ouvrière à transformer la société, les zapatistes parassaient construire une alternative au capitalisme, un village à la fois. Ils ont évoqué l’image d’escargots construisant lentement mais sûrement une nouvelle forme de société, en nommant les centres de ressources de leurs communautés “caracoles”, du mot espagnol pour “escargots”.

Le mouvement antimondialisation est apparu à un moment où les syndicats et les partis de travailleurs avaient été mis sur la défensive par les politiques néolibérales. La désorientation des organisations ouvrières traditionnelles a donné au mouvement un caractère décentralisé. Les idéologues du mouvement altermondialiste, prenant les zapatistes en exemple, ont présenté cette décentralisation comme un modèle d’organisation supérieure à l’approche léniniste des générations précédentes. En réalité, la décentralisation du mouvement a été une faiblesse qui a empêché son développement en une puissante force internationale. En fin de compte, il a été complètement stopé après l’attentat du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center, qui a ébranlé le monde et fait basculer la politique américaine vers la droite.

La décentralisation est souvent associée à la démocratie, mais nos mouvements sont en fait moins démocratiques lorsqu’ils ne disposent pas de forums de discussion et de débat centralisés. Pour mener une lutte unie qui réponde aux besoins de tous les travailleurs et de toutes les personnes opprimées, et qui ait finalement le pouvoir de renverser le capitalisme, nous avons besoin de structures de prise de décision collective, non seulement au sein des groupes militants individuels, mais aussi de structures qui rassemblent les travailleurs au niveau national et international au sein de mouvements sociaux plus larges. Le mouvement altermondialiste a manqué de ce type d’approche qui l’aurait aidé à coordonner l’action autour d’un programme unifié de revendications.

Alors que l’EZLN souligne l’importance de longues périodes de discussion et de prise de décision par consensus au sein des communautés zapatistes, celle-ci n’a pas utilisé cette approche pour organiser un mouvement social plus large afin de remettre véritablement en question le capitalisme, que les zapatistes identifient à juste titre comme la cause première de la pauvreté et de la violence, non seulement au Chiapas, mais dans le monde entier. Plus grave, l’EZLN a refusé de collaborer avec  les syndicats qui, malgré leurs limites, sont un outil essentiel pour permettre à la classe ouvrière de s’organiser sous le capitalisme. Au lieu de cela, ils ont tenté de mettre en place leur propre organisation ouvrière zapatiste, coupant ainsi le dialogue avec le mouvement ouvrier.

Les appels lancés aux travailleurs dans les villes et au niveau international visaient principalement à soutenir le mouvement au Chiapas, notamment en faisant connaître les atrocités commises par le gouvernement et en collectant des fonds. Il en est résulté une sorte de solidarité diffuse: Les militants hors du Chiapas qui s’inspiraient des zapatistes considéraient que leur rôle n’était pas de décider démocratiquement d’un programme, d’une stratégie et d’une tactique de lutte globale, mais de soutenir passivement le programme, la stratégie et la tactique déjà utilisés par l’ELZN.

Bien que les zapatistes aient lancé plusieurs initiatives pour impliquer les travailleurs en dehors du Chiapas, ces initiatives ont été des auxiliaires de la construction de leur autonomie. Le mouvement s’est concentré sur la construction d’une alternative au niveau local en se bornant à espérer que leur exemple se répande. L’absence d’un débat plus large sur les tactiques et les stratégies de lutte contre le système capitaliste mondial a paradoxalement rendue centrale l’approche politique « décentralisée » de l’EZLN. Pendant des années, ils ont assumé la direction des luttes indigènes au Mexique. Et alors que le mouvement altermondialiste voyait les modes de fonctionnement des zapatistes comme une nouvelle façon de s’organiser,  leur consèquence a finalement été d’affaiblir la démocratie au sein du mouvement.

La marée rose

Après le recul du mouvement antimondialisation dans les années 2000, un nouveau pôle d’attraction anticapitaliste en Amérique latine a vu le jour. un phénomène électoral connu sous le nom de  « vague rose ». Alors que les politiques néolibérales continuaient à faire des ravages dans toute la région, les travailleurs ont répondu par des vagues de protestation. Grâce à ces mobilisations de masse, près d’une douzaine de gouvernements réformistes de gauche sont arrivés au pouvoir en Amérique latine entre 1998 et 2008, promettant d’améliorer la vie des gens ordinaires en mettant fin à l’austérité. Là où l’EZLN mettait en avant la destruction de l’état capitaliste pour mettre fin aux inégalités, la vague rose proposait plutôt de le réformer.

En réalité, les réformistes de la vague rose ne pouvaient guère faire plus que de l’aménager légèrement et temporairement. Le capitalisme est un modèle économique conçu pour concentrer la grande majorité des richesses entre les mains d’une poignée de personnes et assurer des marges bénéficiaires toujours plus importantes aux actionnaires en dépouillant la classe ouvrière. L’inégalité est inscrite dans l’ADN du système. Bien que les capitalistes et leurs politiciens accordent souvent des concessions à la classe ouvrière lorsqu’ils le jugent nécessaire pour préserver l’existence du système, ces concessions sont toujours minimales et temporaires. Tout au long de l’existence du capitalisme, le fossé entre les riches et les pauvres n’a cessé de se creuser. Des événements ont pu ralentir, voire inverser temporairement cette tendance mais au fil du temps, le fossé est devenu un gouffre.

Appuyés par des mobilisations de masse, les gouvernements de la vague rose ont pu obtenir des concessions significatives pour les travailleurs et les pauvres pendant l’explosion du prix des matières premières des années 2000. Cependant, lorsque l’économie s’est dégradée, les limites de leur stratégie sont apparues au grand jour. Les gouvernements réformistes ont refusé de s’attaquer de front à la classe capitaliste pour lui faire payer sa crise, préférant en rejeter le coût sur la classe ouvrière et mettre eux-mêmes en œuvre des politiques néolibérales.

En définitive, la vague rose a permis de détourner les masses des stratégies de mobilisation, là où la classe ouvrière peut le mieux exprimmer son potentiel révolutionnaire, vers des voies électorales moins dangereuses pour les capitalistes. En même temps, elle matérialisait le désir des travailleurs d’avoir une véritable représentation politique, indépendante des partis de l’establishment. Les travailleurs ne peuvent pas éspérer sortir du capitalisme par la seule voie électorale, mais participer aux élections en présentant des candidats indépendants, basés sur des partis ouvriers de masse et d’autres mouvements de la classe ouvrière, est une stratégie importante pour gagner des réformes sous le capitalisme et pour tracer une voie vers le renversement du système capitaliste.

L’EZLN a refusé toute participation aux élections. Elle a émis des critiques légitimes sur le réformisme et l’électoralisme de la vague rose, mais a adopté une approche sectaire en refusant de considérer la volonté de la classe ouvrière de disposer d’une alternative politique. Lorsque le Mexique a eu la possibilité de connaître sa propre vague rose en 2006, l’EZLN a boycotté l’élection, lançant à la place son « Autre campagne » propagandiste en parallèle. Elle a refusé d’apporter un soutien, même critique, à la campagne d’Andrés Manuel López Obrador (AMLO), qui représente jusqu’à aujourd’hui le défi le plus important auquel les partis de l’establishment politique aient eu à faire face au cours d’une dominatiin de plus de 80 ans.

La campagne d’AMLO présentait les mêmes défauts que les gouvernements de la vague rose : il promettait une transformation radicale de la société qui permettrait d’améliorer la situation des classes populaires mais sans rompre avec le capitalisme, en lui donnant simplement « un visage humain ». Il a proposé de financer des programmes sociaux non pas en taxant les riches et en renationalisant les industries d’État, mais simplement en réduisant la corruption du gouvernement. Malgré tous ses défauts, le message de la campagne d’AMLO a séduit de larges pans de la société mexicaine. C’était un pôle d’attraction pour la classe ouvrière mexicaine, que l’EZLN n’avait pas été en mesure d’atteindre pleinement par le biais de ses communiqués au style allégorique et de sa guérilla isolée.

A cette période, le gouvernement mexicain s’apprêtait à pratiquer des fraudes massives aux élections afin de conserver la mainmise des grandes entreprises sur la société mexicaine, comme il l’avait fait lors des élections de 1999. Un énorme mouvement de protestation a vu le jour pour empêcher le vol des élections au détriment d’AMLO. Même si certains groupes participant à l’Autre Campagne de l’EZLN ont choisi de se joindre à ces manifestations, l’EZLN s’en est abstenu. Cette attitude sectaire à l’égard de ce mouvement a énormément nui à sa réputation et lui a fait perdre une grande partie de l’autorité qu’elle avait conservée depuis le soulèvement de 1994.

L’establishment politique mexicain a maintenu son emprise sur la société pendant les deux mandats présidentiels suivants, mais les choses ont changé en 2018 lorsque AMLO a mené sa deuxième campagne présidentielle. La lutte de classes ayant atteint un niveau inégalé depuis les années 1980 et la campagne d’AMLO ayant bénéficié d’un soutien record, l’establishment s’est trouvé dans l’incapacité de voler l’élection et AMLO l’a remportée avec 53 % des voix, soit le score le plus élevé de toute l’histoire du Mexique. Montrant à quel point ils étaient déconnectés des masses, en 2018, l’EZLN est revenu sur sa politique d’abstentionnisme mais a redoublé de sectarisme envers AMLO, appelant à un voter pour le candidat du Congrès national indigène, Marichuy.

L’EZLN avait cependant raison de mettre en lumière les limites d’AMLO. Arrivé presque à la fin de son mandat, AMLO n’a pas été en mesure de faire passer un grand nombre des réformes clés qu’il avait promises pour la « quatrième transformation du Mexique ». Ses tentatives pour trouver un équilibre entre les besoins des travailleurs et les intérêts des grandes entreprises, ainsi que son insistance sur le fait que le chemin de la victoire passe par des négociations avec les partis de l’establishment plutôt que par la mobilisation du soutien massif qu’il conserve, ont paralysé la quatrième transformation promise. Dans le même temps, il a suscité des attentes de la part de la classe ouvrière. De la vague de grèves de 2019 à Matamoros au mouvement féministe qui vient d’obtenir la dépénalisation de l’avortement au niveau national, lorsque AMLO n’a pas été en mesure de concrétiser ses promesses, les travailleurs ont obtenu satisfaction par la lutte de classes.

Plutôt que d’ignorer AMLO, les révolutionnaires devraient poser des exigences à son gouvernement et se joindre à la lutte pour les obtenir. Il est juste de dire que nous devons sortir des limites du réformisme, mais ces conclusions sont le plus souvent tirées par les travailleurs grâce à leur expérience concrète forgée dans le feu de la lutte. Les masses qui se sont mobilisées dans le cadre de la campagne d’AMLO sont la force la mieux équipée pour s’attaquer aux erreurs et aux trahisons découlant du réformisme d’AMLO. Ce sont ces forces dont l’ELZN s’est isolée en raison de son sectarisme. Nous pensons que les révolutionnaires doivent se tenir aux côtés des travailleurs qui souhaitent que la quatrième transformation d’AMLO devienne une réalité, en luttant pour toutes les réformes possibles dans le cadre du capitalisme comme moyen de construire la lutte pour un changement de système plus large.

La lutte aujourd’hui

La situation mondiale actuelle est très différente de la période de mondialisation ou du boom du prix des matières premières pendant la vague rose. L’ère néolibérale s’est achevée pour laisser place à une ère de désordre, caractérisée par des crises incessantes, des rivalités inter-impérialistes accrues, des guerres, des phénomènes d’inflation et des dettes publiques vertigineuses.

Cette caractérisation d’ère du désordre correspond particulièrement bien à la situation actuelle au Chiapas. En raison de la présence accrue des cartels, des attaques paramilitaires continuelles, de l’accélération de la militarisation et de la destruction de l’environnement alimentée par des mégaprojets comme le  « Mayan Train » d’AMLO, les habitants du Chiapas connaissent une recrudescence des massacres, des féminicides, des violences sexuelles, des enlèvements, des disparitions et des déplacements forcés.

L’armée américaine et la garde nationale ont été déployées dans la région pour mettre cette situation sous contrôle, mais ne font rien pour mettre fin à la violence des cartels. En réalité, le rôle de l’armée est de renforcer la politique migratoire américaine, de criminaliser les migrants et de fermer les yeux sur la violence des cartels qui est une des causes de l’immigration en provenance d’Amérique centrale. Alors que les républicains américains tentent de négocier des accords avec Biden et les démocrates pour autoriser le financement américain des armées israélienne et ukrainienne en échange d’une augmentation du financement pour la « sécurité des frontières », nous pouvons nous attendre à la poursuite de la politique d’AMLO. Celle-ci consistant se faire le supplétif de la politique migratoire américaine au Mexique en mobilisant la Garde nationale au Chiapas afin d’empêcher l’immigration. Entre-temps, AMLO a minimisé l’ampleur de la violence au Chiapas, affirmant que la mise en œuvre de programmes sociaux et la présence de la Garde nationale sont des solutions appropriées. Sa politique d’amnistie pour les narcotrafiquants, « des accolades et non des balles », a échoué à réduire la violence des cartels à l’encontre des communautés mexicaines.

Dans le contexte de cette escalade de la violence, l’EZLN a dissous ses municipalités rebelles autonomes et ses conseils de bon gouvernement, les remplaçant par une nouvelle structure basée sur des assemblées communautaires qui promettent une démocratie plus directe. Contrairement à ce qu’affirment de nombreux médias, les zapatistes maintiennent que cela ne signifie pas un recul, mais un changement de stratégie pour faire face à la violence. L’amélioration de la participation démocratique des communautés zapatistes peut jouer un rôle positif, mais n’aura qu’un effet limité sur la spirale de la violence dans la région aux mains de bandes criminelles massives qui opèrent en collusion avec les autorités locales.

Pour garantir la sécurité des communautés, la classe ouvrière et les paysans doivent s’unir dans la lutte autour d’un programme qui s’attaque aux racines économiques de la participation au crime organisé. Les programmes d’aide sociale d’AMLO ont profité aux travailleurs de tout le pays, mais ils ne vont pas assez loin. Une autre stratégie d’AMLO a consisté à « stimuler l’investissement » et la création d’emplois dans le sud du Mexique par le biais de mégaprojets tels que la ligne ferroviaire Mayan. Cependant, les grands projets d’infrastructure profiteront en fin de compte surtout aux patrons des chemins de fer et de la construction, sans changer véritablement les conditions de vie de la classe ouvrière et des pauvres. Les travailleurs mexicains ont besoin d’une éducation gratuite et de qualité pour tous, de soins de santé universels et gratuits et de logements abordables, le tout financé par la taxation des riches. La lutte pour mettre fin à la violence et garantir un meilleur niveau de vie aux Chiapanèques dans les territoires zapatistes et les autres zones rurales, ainsi que dans les villes, nécessitera la mobilisation de l’ensemble de la classe ouvrière mexicaine, en lien avec des mouvements similaires à l’échelle internationale, dans la lutte pour un monde nouveau organisé dans l’intérêt des gens ordinaires, et non des milliardaires.

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