[DOSSIER] Le «marxisme erratique» de Varoufakis n’est pas la solution

Il est nécessaire de préciser les idées qui permettront à la classe ouvrière européenne d’être victorieuse dans ses luttes.

Newly appointed Greek Finance Minister Varoufakis attends a hand over ceremony in AthensLe ministre des finances grec Yanis Varoufakis joue un rôle clé dans le gouvernement dirigé par Syriza en Grèce, un gouvernement élu sur base d’un programme radical anti-austérité. Il se qualifie lui-même de «marxiste erratique». Qu’est-ce que cela signifie, au juste ? Et quel programme peut permettre à la lutte des travailleurs grecs d’être victorieuse ?

Peter Taaffe, article issu de Socialism Today (mensuel de nos camarades du Socialist Party, section du Comité pour une Internationale Ouvrière en Angleterre et au Pays de Galles)

Yanis Varoufakis, l’extravagant ministre des finances du nouveau gouvernement grec dirigé par Syriza, a joué un rôle crucial dans la lutte qui oppose le peuple grec, déjà accablé par le poids de l’austérité, et l’UE qui entend leur imposer un nouveau plan tout aussi cruel. L’apparente attitude de défi du premier ministre, Alexis Tsipras, qui exige un allègement provisoire de la dette grecque, a captivé l’attention et obtenu le soutien de la classe ouvrière européenne et grecque. Tsipras, avec le soutien de Varoufakis, a traversé l’Europe sans cravate, avec ses bottes de moto, pour rencontrer ses homologues européens très collet monté.

Les sondages d’opinion font état de cette réalité, avec 36% des voix obtenues par Syriza lors des élections générales du 25 janvier et, désormais, d’après l’hebdomadaire The Observer, «dans les sondages du 25 février, le soutien pour Syriza avait explosé pour atteindre 47,6% […] La semaine dernière, le ministre des finances, Yanis Varoufakis – considéré par nombre de ses pairs comme un marginal–, a été accueilli par une foule d’électeurs reconnaissants alors qu’il se promenait sur la place Syntagma.» Même la classe moyenne ainsi que d’éminents «entrepreneurs» ont salué l’attitude du gouvernement qui semble se dresser contre les exigences «impérialistes» émanant de la Troïka et de l’Europe : «Ils nous ont rendu notre voix […] Pour la première fois, nous avons l’impression d’avoir un gouvernement qui défend nos intérêts.» (The Observer, 1er mars)

Cette attitude reflète la farouche résistance du peuple grec face au statut pratiquement néocolonial que les «riches» d’Europe – les capitalistes, les banquiers, etc. qui dominent l’UE – leur ont attribué. Mais la crise n’est pas terminée, et les exigences visant à continuer l’application d’une austérité brutale non plus. En réalité, le gouvernement est sur le fil du rasoir ; il pourrait faire face à d’autres exigences humiliantes et subir un échec dans les mois à venir. Ou il pourrait appeler le peuple grec à se montrer solidaire et à mener des actions communes ; dans un premier temps la classe ouvrière grecque et ensuite, tout aussi importante, la classe ouvrière européenne et mondiale.

À cet égard, le quotidien The Guardian a publié (le 9 mars) : «Le gouvernement grec anti-austérité a agité le spectre de nouvelles querelles politiques dans ce pays ébranlé par la crise lorsqu’il a affirmé qu’il envisageait d’organiser un référendum et de nouvelles élections…» Les enjeux se sont également multipliés lorsque, dans un stratagème principalement propagandiste, il a annoncé sa volonté de poursuivre l’Allemagne capitaliste en justice pour les crimes de guerre que les nazis ont commis contre le peuple grec au cours de la Seconde Guerre mondiale, qui pourraient représenter une somme de 341 milliards d’euros, plus qu’assez pour annuler la dette grecque !

Le marxiste erratique

Face au chantage de l’Europe capitaliste, briguer un nouveau mandat est sans aucun doute une option, mais sur quelle base et avec quel programme ? Ce qui nous amène à une autre question : quels sont les principes et les perspectives qui guident le gouvernement, et notamment ses figures de proue ? Si le discours donné par Varoufakis en 2013, qui a ensuite fait l’objet d’un article détaillé dans le quotidien The Guardian le 18 février 2015, est un exemple à suivre, alors toute perspective de changement radical pour les travailleurs semble n’être qu’un rêve lointain. Heureusement, cette décision ne lui appartiendrait ni à lui, ni au gouvernement si les masses venaient à se mobiliser énergiquement dans une situation dynamique qui évolue rapidement, exigeant l’adoption de mesures urgentes telles que la nationalisation des banques et des établissements financiers. Il s’agit là du minimum nécessaire pour empêcher les capitalistes de perpétrer leur acte de sabotage, qui a déjà commencé au vu des fuites de capitaux à hauteur de plusieurs milliards d’euros qui s’échappent chaque jour de Grèce.

C’est également vrai en ce qui concerne l’annulation des scandaleuses propositions de privatisation, la prévention des expulsions de logements, etc. promises par Tsipras et Syriza avant les élections. Il n’est pas dit que les masses, qui offrent pour le moment un généreux délai au gouvernement pour appliquer son programme, ne perdront pas patience et ne décideront pas d’agir au moyen d’un mouvement du type Occupy, en envahissant non seulement les places, mais également les entreprises et les lieux de travail.

Varoufakis se qualifie lui-même dans son discours de «marxiste erratique». Il est certain que son analyse est erratique et en aucun cas cohérente avec les revendications de la classe et du mouvement ouvrier grec. Il y a des éléments de «marxisme» dans son analyse, issus des écrits marxistes par exemple, mais qui ne sont absolument pas corrects. Plus inquiétante encore, compte tenu de sa position privilégiée au sein du gouvernement, est sa conclusion selon laquelle il serait nécessaire de sauver le capitalisme européen «de lui-même».

Il écrit : «En 2008, le capitalisme a connu son deuxième spasme mondial.» Pourtant, 2008 marquait le début d’une crise mondiale du capitalisme ; il ne s’agissait pas d’un «spasme». Dès le départ – alors que la crise des subprimes se profilait dans le secteur immobilier américain en 2007 – le Comité pour une Internationale Ouvrière (CIO) a décrit ce phénomène, non pas comme un évènement économique épisodique semblable à ceux que nous en avions connus auparavant, mais bien comme le début d’une interminable crise économique mondiale, généralisée et dévastatrice. Tous les facteurs étaient réunis, notamment une série de bulles financières que nous avions analysées et décrites tout au long du boom économique disproportionné. En outre, nous soutenions que le capitalisme ne serait pas capable de se sortir facilement de cette crise financière, ce qui exigerait du mouvement ouvrier qu’il adopte un programme d’action ouvertement socialiste pour défendre les conditions de vie des travailleurs et changer la société.

Varoufakis a tiré des conclusions complètement différentes de cet évènement précurseur : «Devrions-nous voir cette crise du capitalisme européen comme une occasion de le remplacer par un meilleur système ? Ou devrions-nous être inquiets au point de nous lancer dans une campagne de stabilisation du capitalisme européen ? Pour moi, la réponse est claire. Les chances que la crise que traverse l’Europe donne lieu à une meilleure alternative au capitalisme sont bien moindres que celles qu’elle déclenche des forces régressives dangereuses capables de provoquer un bain de sang mondial et anéantisse tout espoir de voir un jour un changement progressif s’opérer pour les générations à venir.»

Pourtant, si le capitalisme n’est pas encore mûr (il est même pourri jusqu’à la moelle) et prêt à être remplacé par un système plus équitable et plus humain durant une crise dévastatrice, alors quel est le bon moment pour exposer les grandes lignes d’une solution socialiste et se battre pour cette cause ?

Trahison des sociaux-démocrates

Au début de la Première Guerre mondiale, ce type de philosophie politique – aujourd’hui remise au goût du jour par Varoufakis – a mené tout droit à la trahison des sociaux-démocrates et à l’échec des vagues révolutionnaires qui ont suivi. En Allemagne, les traîtres sociaux-démocrates ont estimé que la première tâche à réaliser consistait à secourir la «civilisation» en «sauvant» le capitalisme – même s’ils ne le disaient pas aussi ouvertement et franchement que Varoufakis dans son article. Ils l’ont démontré en votant pour l’octroi de crédits de guerre destinés au régime du Kaiser Guillaume, alors que le socialisme et le changement de la société, dans la mesure où ils restaient des objectifs à leurs yeux, étaient relégués à un avenir lointain plus «favorable». (Lire notre dossier : La capitulation de la deuxième internationale)

Varoufakis emploie une stratégie identique : «Je suis triste car je ne serais probablement plus là pour voir un programme plus radical à l’ordre du jour.» Comment peut-il savoir à quelle vitesse la conscience des travailleurs grecs évoluera, surtout dans le contexte d’une situation économique objectivement prérévolutionnaire ? Même le grand marxiste qu’était Lénine, à la veille de la révolution russe à la fin de l’année 1916, se demandait si sa génération vivrait assez longtemps pour connaître la révolution socialiste. Pourtant, à peine une année plus tard, en octobre 1917, il se trouvait à la tête de la plus importante révolution de la classe ouvrière, l’évènement le plus marquant de l’histoire de l’Humanité à ce jour. Toutefois, même s’il songeait aux perspectives futures du socialisme, c’était sans répit que Lénine préparait et mobilisait les forces de la classe ouvrière avec le Parti bolchevique pour être prêt à prendre le pouvoir au bon moment. Les travailleurs grecs peuvent encore initier un processus similaire en Europe, ou au moins dans le sud de l’Europe, et même à l’échelle mondiale.

En revanche, les sociaux-démocrates allemands, et ceux qui ont suivi la même voie, ont cherché à sauver le capitalisme en entrant au sein de gouvernements capitalistes sanguinaires. Ensuite, quand la révolution allemande a explosé en 1918, ils ont ouvertement soutenu les partis capitalistes. Lorsque ces derniers ont été discrédités, ils ont défendu le système capitaliste en passant par des gouvernements au sein desquels ils avaient la majorité. De cette manière, ils ont incarné le principal obstacle gouvernemental à la prise de pouvoir par la classe ouvrière. D’autre part, Rosa Luxemburg a posé un ultimatum à la classe ouvrière et à l’humanité tout entière : «socialisme ou barbarie».

Sa prédiction s’est tout à fait réalisée. L’échec de la révolution entre 1918 et 1923 et les perspectives révolutionnaires qui ont existé entre 1929 et 1933 ont échoué à cause du rôle criminel qu’ont joué les dirigeants des partis de masse de travailleurs, les sociaux-démocrates et le Parti communiste, qui ont refusé d’organiser une résistance unie face aux nazis. Les conséquences de ces échecs sont bien connues : l’arrivée au pouvoir d’Hitler et la destruction de la classe ouvrière organisée qui s’en est suivie, provoquant les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et des millions de victimes. Il est vrai qu’aujourd’hui, nous ne sommes pas face à la perspective immédiate du socialisme ou de la barbarie, en Grèce et en Europe globalement. Mais il existe suffisamment d’éléments de barbarie en Grèce – la faim et des souffrances inqualifiables, la montée du parti néo-fasciste Aube dorée, etc. – qui indiquent que, à moins que la classe ouvrière et ses organisations ne soient prêtes à lutter pour un changement radical dans la société, cet ultimatum pourrait redevenir d’actualité dans quelque temps.

Sauver le système capitaliste européen

L’expérience de la social-démocratie – ou, pour être plus précis, l’ex-social-démocratie –, tant historique que contemporaine, nous montre qu’elle est incapable de prévenir cette réalité. Elle n’est même pas capable de mener une seule réforme radicale sur le long terme au sein du système capitaliste européen miné par les crises et pourri jusqu’à la moelle. Aujourd’hui, aucune réforme soutenue ne peut être menée à moins qu’elles soient le résultat de luttes radicales et même révolutionnaires.

Nous avons pu l’observer à travers les récents résultats des gouvernements sociaux-démocrates au pouvoir en Europe, et par les expériences de Varoufakis lui-même : «Lorsque je suis revenu en Grèce en 2000, je me suis jeté à l’eau avec le futur premier ministre, George Papandreou, en espérant freiner le retour en force au pouvoir de la droite qui voulait pousser la Grèce vers la xénophobie tant sur le plan national qu’au niveau de sa politique étrangère […]. Mais au final, le parti de Papandreou a non seulement été incapable d’endiguer la xénophobie, mais il a également orchestré la mise en œuvre de politiques macroéconomiques néolibérales extrêmement virulentes, qui ont à leur tour servi de fer de lance pour les soi-disant plans de sauvetage de la zone euro, causant involontairement le retour des nazis dans les rues d’Athènes.»

Nous devons garder à l’esprit que le Pasok, dans les mots tout du moins, n’a pas toujours agit d’une manière aussi lâche par le passé. Les «réformistes» n’ont pas toujours été des traîtres. Ils ont apporté des améliorations parfois considérables dans les conditions de vie des masses. À une époque, le Pasok a aussi été plus à gauche, adoptant même des revendications «révolutionnaires». L’irruption de la crise grecque, européenne et mondiale a complètement changé la situation, particulièrement lorsqu’il siégeait au gouvernement. Comme ses partis frères en Grande-Bretagne, en France, en Italie, etc., le Pasok n’avait aucunement l’intention d’en finir avec le cercle vicieux du système capitaliste malade et a décidé d’accomplir les souhaits de la Troïka. Ce qui a créé les conditions qui permettent à Aube dorée de prospérer. Le même destin attend n’importe quel gouvernement qui suivrait les conseils économiques et politiques de Varoufakis, qui consistent, comme il l’admet, à sauver le capitalisme.

Il écrit : «Si cela signifie qu’il nous incombe, à nous marxistes erratiques, d’essayer de sauver le système capitaliste européen de lui-même, alors c’est ce que nous ferons. Pas par amour du système, de la zone euro, de Bruxelles ou encore de la Banque centrale européenne, mais tout simplement parce que nous voulons minimiser le coût inutile que cette crise fait peser sur la société. Une sortie de la zone euro, qu’elle soit grecque, portugaise ou italienne, provoquerait une fragmentation rapide du système capitaliste européen.» Mais l’Europe, tant au sein de la zone euro qu’à l’extérieur, est déjà divisée à cause de l’instauration de cette devise. Au lieu de créer un nouvel internationalisme, comme ses partisans le soutenaient, cette devise a renforcé les antagonismes nationaux, provoquant la croissance de nationalismes capitalistes parfois virulents.

Les contradictions de la zone euro

Dès le départ, l’euro a été introduit dans le cadre d’énormes contradictions. Il s’agissait d’une tentative de la part des capitalistes – reflétant la croissance des forces de production (science, technique, organisation du travail) qui cherchaient à s’organiser à l’échelle continentale et mondiale – de dépasser les limites, le carcan, de l’État-nation. Comme nous l’avons constamment répété, il s’agit d’une tâche impossible sur une base capitaliste, même si les divisions nationales étaient dissimulées – d’une certaine façon déguisées – par le boom économique qui s’est spectaculairement effondré en 2007-2008.

La création d’une devise commune et de la zone euro a fait naître l’illusion – au sein de la gauche et du mouvement ouvrier, même dans les cercles «trotskistes » tels que le Secrétariat unifié de la Quatrième Internationale – que le capitalisme pourrait dépasser les contradictions nationales et faire apparaître un nouveau type de «capitalisme européen». Ce qui pourrait leur offrir, affirmaient-ils, de nouvelles occasions d’unifier la classe ouvrière à l’échelle continentale. Toutefois, nous avions anticipé que les divisions nationales – les États et armées séparés, etc. – qui n’avaient pas complètement disparu, réapparaîtraient brutalement en cas de crise économique. Et c’est exactement ce qui s’est produit. En effet, les conflits nationaux, et le poison des divisions raciales qui en découle, la montée de l’extrême droite, etc. sont beaucoup plus marqués à présent qu’à la création de la zone euro.

Cela signifie-t-il que nous devrions adopter une approche sectaire nationaliste et que chaque pays devrait chercher une solution à ses problèmes économiques uniquement au sein de sa propre sphère nationale ? Au contraire, les forces de production ont un besoin pressant d’être organisées à l’échelle européenne et même mondiale. Mais la seule force capable de réaliser cette tâche historique est la classe ouvrière. D’où notre slogan : «Non à l’Europe des patrons ; oui à une confédération socialiste européenne». Les luttes menées au niveau national sont étroitement liées à la situation internationale – en premier lieu, au sein de l’Europe. La classe ouvrière grecque l’a compris instinctivement, comme le montrent les points communs et la solidarité qu’elle partage avec les travailleurs du sud de l’Europe, notamment l’Espagne, le Portugal et l’Italie, et vice-versa. On a pu voir cette solidarité à l’œuvre lorsque les dirigeants de Podemos ont participé à la manifestation de masse organisée en Grèce avant les élections.

Une situation britannique mal comprise

Varoufakis, dans son analyse, s’inspire fortement des expériences du mouvement ouvrier britannique – il y a vécu dans les années ‘80 – comme le fait la Grèce. Malheureusement, la grosse dose de pessimisme dont il fait preuve est ce qui a caractérisé l’aile eurocommuniste du Parti communiste britannique réunie autour du journal Marxism Today (disparu en 1991), qui l’a probablement influencé. Cette tendance leur a fait complètement capituler politiquement face aux idées néolibérales et, par conséquent, pratiquement disparaître en tant que tendance majoritaire. Elle est devenue la cinquième roue d’une social-démocratie en déclin, endossant la présidence du Parti travailliste britannique de Neil Kinnock et sa contre-révolution politique contre les marxistes – provoquant l’expulsion des partisans de la tendance marxiste Militant (prédécesseur du Socialist Party d’Angleterre et du Pays de Galles) – et l’abandon officiel de l’objectif du socialisme par le Parti travailliste, tout cela sous couvert d’une «modernisation» du marxisme, d’une adaptation à la prétendue situation contemporaine.

En réalité, il s’agissait là d’un abandon de l’approche de la lutte des classes. Varoufakis fait une tentative similaire dans son article, en accusant même faussement Karl Marx d’avoir commis une erreur en n’anticipant pas comment le fait que ses idées pourraient être détournées à l’avenir, le sous-entendu étant qu’il n’avait pas anticipé le stalinisme. Pourtant, Marx avait très justement déclaré à propos des amateurs de slogans : «Si c’est ça le marxisme, alors je ne suis pas marxiste.»

Varoufakis affirme également : «Cette volonté d’avoir une histoire ou un modèle complet, terminé, d’avoir le dernier mot, est une chose que je ne peux pas pardonner à Marx.» Mais le marxisme n’est aucunement un système fermé. Il s’agit d’une méthode d’analyse flexible, qui a été mise à l’épreuve et s’est vérifiée à travers l’expérience. Dans les mains d’un bon travailleur, il peut être un outil utile et nécessaire, mais dans celles d’un mauvais travailleur il peut fournir un mauvais résultat. Par ailleurs, les dogmatistes, qui ont très peu de choses en commun avec le véritable marxisme, peuvent interpréter des idées de manière unilatérale et pas de manière dialectique. Dans le mensuel Socialism Today, nous avons clairement indiqué que nous n’étions pas d’accord avec ceux qui cherchent à imposer mécaniquement de prétendues «lois» sur la réalité de la vie – tels que la loi en vertu de laquelle les taux de profit ont tendance à chuter, nous réfutons avec vigueur qu’il s’agit de l’unique explication, comme certains le font, de la crise actuelle du capitalisme.

Dire que Marx est responsable du stalinisme, comme l’implique clairement Varoufakis, est une erreur. Le stalinisme était au départ la conséquence de l’isolation de la révolution russe et de sa dégénérescence, mais il a été utilisé pour dénaturer et corrompre les véritables idées du marxisme. Il est complètement anhistorique d’accuser Marx du détournement criminel qui a été fait de sa méthode et de ses idées. Néanmoins, Marx avait anticipé les problèmes de la bureaucratie et l’adoption de procédures anti-démocratiques au sein du mouvement ouvrier et même d’un État ouvrier. C’est pour cela qu’il a écrit, avec Friedrich Engels, sur la Commune de Paris de 1871, où Marx a pu s’inspirer de l’exemple vivant d’une démocratie ouvrière et de la manière dont un État ouvrier démocratique serait construit : les élections des dirigeants, le fait que les élus ne gagnent pas plus que le salaire d’un ouvrier, le droit de révoquer un élu à tout moment, etc.

Varoufakis écrit à propos de ses expériences en Grande-Bretagne : «Bien que le taux de chômage ait doublé et ensuite triplé à la suite des interventions néolibérales radicales de Thatcher, j’ai continué à espérer que Lénine avait raison : «La situation doit s’empirer avant de s’améliorer.» Au fur et à mesure que la vie devenait de plus en plus difficile, brutale et pour beaucoup, plus courte, je me suis rendu compte de ma tragique erreur : la situation pouvait s’empirer à perpétuité, sans jamais s’améliorer… À chaque nouveau tour de vis de la récession, la gauche devenait plus introvertie, plus incapable de produire un programme progressif convaincant et, pendant ce temps-là, la classe ouvrière se divisait entre ceux qui vivaient en dehors de la société et ceux qui ont choisi de jouer le jeu du néolibéralisme. Mon rêve dans lequel Thatcher provoquerait sans le vouloir une nouvelle révolution politique était bel et bien une chimère. Tout ce qu’on a retenu du thatchérisme, c’est l’extrême financiarisation, la victoire des centres commerciaux sur les magasins de proximité, le fétichisme de l’immobilier et Tony Blair.»

Il va plus loin : «Oui, j’aimerais bien proposer un programme aussi radical. Mais non, je ne suis pas prêt à commettre deux fois la même erreur. À quel résultat en est-on arrivé en Grande-Bretagne au début des années ‘80 en mettant en avant un programme socialiste en faveur d’un changement que la société britannique méprisait et en tombant directement dans le piège néolibéral tendu par Thatcher? Justement, à rien. À quoi bon appeler aujourd’hui à un démantèlement de la zone euro ou de l’Union européenne quand le capitalisme européen fait absolument tout ce qui est en son pouvoir pour saper la zone euro, l’Union européenne, et même lui-même?»

Varoufakis trahit sa méconnaissance époustouflante de ce qui s’est réellement produit en Grande-Bretagne. Thatcher n’a pas triomphé sans le moindre heurt, comme il semble le suggérer. Elle a provoqué la grève des mineurs – «une guerre civile sans armes» – qui, par ailleurs, a eu un puissant effet sur la Grèce à l’époque qui a héroïquement lutté contre la droite. Il y a également eu l’affrontement épique à Liverpool au cours duquel notre prédécesseur, Militant, ainsi que le conseil de la ville de Liverpool, l’ont emporté face à Thatcher. La victoire a également été remportée lors de la lutte contre la Poll Tax, quand Militant a rassemblé 18 millions de personnes dans sa campagne de masse de boycott de la taxe, ce qui a permis de reléguer cette taxe aux annales de l’histoire avec Thatcher elle-même, comme elle l’a admis plus tard dans sa biographie.

La victoire de Thatcher n’était pas nécessairement inévitable. Il y a eu certaines occasions qui, si elles avaient été saisies, auraient pu conduire à la victoire du mouvement des travailleurs. La trahison des mineurs par les délégués syndicaux, ainsi que la présidence corrompue du Parti travailliste par Kinnock, qui a également poignardé le conseil de Liverpool dans le dos, ont été des éléments essentiels à sa victoire. Varoufakis pense-t-il que si les travailleurs britanniques avaient évité de tirer des conclusions socialistes et s’en étaient tenus à son programme minimaliste «progressif», ils auraient eu davantage de succès ?

Essayer de gagner du temps

L’approche de Varoufakis s’inspire directement de l’opinion des capitalistes libéraux, comme Will Hutton et sa Resolution Foundation ou le dirigeant travailliste Ed Miliband. Les collaborateurs espagnols de la direction de Syriza, Podemos, pourraient être en passe de remplacer le très mal nommé Parti socialiste (PSOE) en tant que première force de gauche, précisément parce que le PSOE s’est discrédité en courbant l’échine devant le capitalisme espagnol. Cette capitulation s’est déroulée lors d’un énorme boom économique et pourtant le PSOE a été éjecté du pouvoir. Comment un gouvernement social-démocrate pourrait-il être davantage discrédité au cours d’une crise ?

Il suffit de regarder la situation en France, où le dirigeant du Parti socialiste, François Hollande, est arrivé au pouvoir en promettant un sévère impôt sur le capital et une vague de réformes qui profiteraient aux travailleurs, tout cela pour faire marche arrière par après et tout faire pour mener un programme néolibéral. Cela les a conduits, lui et ses partisans, à un affrontement avec ce qu’il reste de la gauche au sein de son parti, ainsi qu’avec la gauche extra-parlementaire et la classe des travailleurs. Par conséquent, des millions de travailleurs qui avaient voté pour le Parti Socialiste commencent à désenchanter sérieusement, et certains sont même séduits par l’idée de soutenir l’extrême droite en donnant leur voix au Front National de Marine Le Pen.

Bien qu’ils ne le disent pas aussi ouvertement que Varoufakis, Hutton et Miliband (Parti Travailliste) critiquent les «partisans de l’austérité» comme le premier ministre David Cameron et l’actuelle coalition conservateurs / Libéraux-démocrates au pouvoir. Ils prônent plutôt une forme de capitalisme qui soit «meilleure» et, dans le cas de Miliband, «moins prédatrice». Mais Miliband et les conservateurs se prononcent également en faveur des coupes budgétaires dans les dépenses publiques, tout en promettant qu’elles seraient un peu moins lourdes. Quel résultat politique peut-on espérer d’une telle position ? Un désintérêt massif pour la politique et un désenchantement des anciens partisans travaillistes. Même si un gouvernement travailliste dirigé par Miliband parvenait à décrocher le pouvoir, en tant que minorité ou au sein d’une quelconque coalition, il serait in capable de réaliser son programme minimum sans devoir affronter les impitoyables défenseurs du système.

Pour justifier ce qu’il considère clairement comme une approche différente, Varoufakis parle d’«un capitalisme européen répugnant dont l’implosion, en dépit de ses nombreux maux, devrait être évitée à tout prix. [Ceci] est une confession visant à convaincre les radicaux du caractère contradictoire de notre mission : arrêter la chute libre du capitalisme européen en vue de gagner du temps pour formuler son alternative.»

Mais alors, pourquoi lui et d’autres critiques du marxisme n’ont-ils pas été capables de prévoir, avant 2008, avec leur analyse des processus du capitalisme, que le système se dirigeait tout droit vers le mur ? C’était la position défendue par le Comité pour une Internationale Ouvrière et son organisation grecque, Xekinima, qui combinait cette analyse à un programme de défense de la classe des travailleurs face à la catastrophe économique.

Ce programme faisait le lien avec l’idée qu’il fallait saisir l’occasion qui se présenterait pour développer l’alternative socialiste, car c’était l’unique manière de s’en sortir pour les travailleurs et leurs alliés. Pourquoi attendre que la crise se déclenche et ensuite demander plus de temps pour formuler une alternative ?

Prendre ses rêves pour une réalité

Malheureusement, la position de Varoufakis n’est que le reflet de celle de Syriza et de sa direction : le refus d’adopter une ligne d’approche claire et des revendications systématiques visant à préparer la classe ouvrière pour l’affrontement inévitable qui se prépare entre le gouvernement de gauche et le capital, tant national qu’international. Au lieu de cela, nous avons entendu quelques phrases générales concernant la «légitimité» de la position de la Grèce et de la sagesse d’un gouvernement de gauche, formé pour «convaincre» les forces capitalistes liguées contre Syriza et «comprendre» la position de la Grèce et, donc, de faire des concessions.

Les marxistes regroupés au sein de Xekinima ainsi que d’autres ont critiqué cette approche comme étant naïve sur le plan politique, un mauvais exemple d’un parti qui prend ses rêves pour une réalité – la plus dangereuse des maladies en politique, particulièrement dans le cadre d’une crise profonde.

Vu la situation que traverse la Grèce aujourd’hui, il est nécessaire d’avoir l’analyse la plus réaliste possible. Cela implique de prendre en compte l’inévitable volonté de la part du capital international de renverser un gouvernement radical, en Grèce en Espagne ou ailleurs, qui poserait un risque existentiel aux capitalistes.

En effet, en général, l’approche de la gauche, et encore plus lorsqu’il s’agit d’un gouvernement d’influence marxiste, devrait consister à utiliser les difficultés du capitalisme comme une occasion pour le mouvement ouvrier de faire progresser un profond processus de changement socialiste. Dans un premier temps, le cœur de cette approche serait de s’approprier les principaux leviers économiques – les banques et les établissements financiers – pour prévenir le sabotage et le chantage des capitalistes contre le gouvernement dirigé par Syriza.

Nous avons pu l’observer à travers de la fuite affolante quotidienne des capitaux privés hors de Grèce, qui avait déjà commencé avant les élections. Dès lors, le minimum nécessaire serait de contrôler tous les flux entrants et sortants – si nécessaire, pour gagner un peu de temps et permettre à la classe ouvrière de se mobiliser et la convaincre de la nécessité d’adopter de nouvelles mesures. Parmi ces mesures figurerait la nationalisation du secteur bancaire et financier sous contrôle démocratique ouvrier.

Varoufakis imagine un scénario complètement différent. Avec une honnêteté désarmante, il écrit : «Compte tenu de cela, vous êtes peut-être surpris de m’entendre dire que je suis marxiste… bien que je ne m’en excuse pas, je pense qu’il est important de vivement critiquer Marx sur plusieurs sujets. D’être, en d’autres termes, erratique dans son marxisme.» Quelle est la justification de cette approche ? En effet, cacher ses réelles positions marxistes, admet Varoufakis. Il écrit : «Une personne qui se base sur une théorie radicale peut poursuivre (…) la construction de théories alternatives à celles de l’establishment, en espérant qu’elles seront prises au sérieux.» Mais son approche est claire : «Mon opinion concernant ce dilemme a toujours été de dire que les puissances actuelles ne sont jamais perturbées par des théories fondées sur des hypothèses différentes aux leurs.»

Et il invoque le fait que Marx lui-même défendait cette approche. Parce que, voyez-vous, Marx s’est basé sur d’éminents économistes bourgeois, Adam Smith et David Ricardo, pour démontrer que le système capitaliste était contradictoire. Sur cette base, Marx a compris le fonctionnement du capitalisme, qui produirait des crises économiques et une classe ouvrière, creusant ainsi sa propre tombe et menant à son éventuel renversement. Le public qu’il visait, toutefois, n’était pas la bourgeoisie mais la classe des travailleurs et ses organisations.

Varoufakis semble invoquer un argument différent, qu’il faut travailler dans le cadre d’une économie bourgeoise pour démontrer les incohérences de leur système aux bourgeois. Sa conclusion consiste à chercher des remèdes aux maux économiques qui nous rongent en cherchant des solutions «raisonnables» qui peuvent être acceptées par le capitalisme. Toutefois, l’essence même de la situation actuelle, c’est qu’il est impossible de mener de véritables réformes à long terme dans un système ravagé par la plus grande crise qu’il ait connue depuis les années 1930.

Les yeux de la classe ouvrière européenne sont tournés vers la Grèce actuellement. Si les travailleurs grecs parviennent à s’imposer dans cette situation, même partiellement, cela encouragera et galvanisera le mouvement tout entier. Mais si les travailleurs grecs essuient une défaite, cela affectera les perspectives de lutte à l’échelle européenne, du moins temporairement. Nous espérons ardemment que c’est la première perspective que je viens de citer qui se réalisera. C’est pour cette raison qu’il est nécessaire de préciser les idées centrales sur base desquelles les luttes victorieuses de la classe ouvrière européenne seront menées. C’est dans cet état d’esprit que nous offrons notre analyse de la situation et saluons et encourageons toute discussion autour de ce thème, à savoir comment aider au mieux les luttes des travailleurs grecs à ce stade.

Partager :
Imprimer :

Soutenez-nous : placez
votre message dans
notre édition de mai !

Première page de Lutte Socialiste

Votre message dans notre édition de mai