Comment Thatcher a-t-elle pu être renversée? Retour sur la lutte contre la Poll Tax.

La majorité des dirigeants syndicaux actuels ne sont pas du tout préparés à faire face à la casse sociale qui frappe durement nos emplois et nos services publics. La situation sociale est aujourd’hui confrontée à sa pire dégradation au cours de ces 40 dernières années. Cela ne signifie toutefois aucunement que la résistance des masses – qui est inévitable – soit destinée à connaître la défaite. Notre camarade britannique Peter Taaffe revient dans le texte ci-dessous sur le mouvement de masse qui a humilié la prétendument invincible Margaret Thatcher au cours de la lutte contre la Poll Tax.

La grève générale de 1926 et la bataille contre la Poll Tax de Thatcher à la fin des années ’80 et au début des années ’90 sont probablement les deux événements les plus importants dans la conscience du mouvement des travailleurs de Grande Bretagne au cours du 20e siècle. Pour les marxistes, l’héroïque grève des mineurs de 1984-1985 et la lutte de Liverpool menée par Militant – l’ancêtre du Socialist Party d’Angleterre et du Pays de Galles (section du Comité pour une Internationale Ouvrière et parti-frère du PSL, NDLR) – vont de pair avec ces deux événements. Mais bien entendu, des différences existent entre les caractéristiques de ces luttes.

La grève générale de 1926, jusqu’à ce jour la dernière grève générale du pays, a vu la mobilisation massive des travailleurs organisés en défense des mineurs contre le programme d’austérité du gouvernement de cette époque, dirigé par le conservateur Baldwin.

La campagne contre la Poll Tax, en intégrant certaines caractéristiques des luttes industrielles classiques (appels aux syndicats à entrer en action contre l’imposition de la Poll Tax, etc.) était plus large et plus « sociale » en termes de forces mobilisées. Mais la différence primordiale entre les deux luttes était la question du rôle de la direction de la lutte.

La grève générale, « dirigée » par le Conseil Général du Trade Union Congress (TUC), s’est terminée par une terrible défaite alors que la lutte contre la Poll Tax s’est soldée par une splendide victoire qui a humilié et vaincu Thatcher et l’a même balayée dans les poubelles de l’Histoire. Les issues différentes de ces deux luttes titanesques se résument au caractère de leurs directions respectives ainsi qu’aux différentes stratégies, tactiques et organisations mises en œuvre.

En 1926, la direction syndicale a mobilisé les légions du mouvement syndical au cours des 9 journées épiques de la grève générale. La victoire était à la portée de la classe ouvrière ; son pouvoir écrasant s’est révélé mais, pourtant, une défaite s’en est suivie. Il n’y a pas eu une telle mobilisation de la puissance des syndicats ou d’implication réelle et officielle des syndicats dans la lutte contre la Poll Tax. Ironiquement, c’est pour cette raison (l’absence de direction, voir même le sabotage, de la part du Labour Party (Parti Travailliste) officiel et des directions syndicales, avec Kinnock à leur tête) que cette lutte a été victorieuse.

Il reste un fait historique incontestable que ce ne sont ni la direction officielle du mouvement travailliste ni les petits groupes de gauche (qui ne ressentent pas le pouls réel ni les mouvements de la classe ouvrière) qui ont donné une direction pour la victoire décisive contre la Poll Tax. Ce fut au contraire les forces diffamées et persécutées du marxisme authentique rassemblées autour du journal « Militant » qui ont joué ce rôle crucial.

La bataille du Conseil de Liverpool

La bataille de la Poll Tax fut préparée par toute la période précédente, pendant laquelle chaque camp a testé ses forces dans la lutte, et plus particulièrement durant la campagne de Liverpool entre 1983 et 1987. Cette victoire n’aurait pas été possible sans les événements survenus à Liverpool, grande répétition du conflit autour de la Poll Tax.

Le conseil municipal de Liverpool, appuyé par un mouvement de masse et notamment par des grèves générales des services publics à l’échelle de la ville, a d’abord humilié et finalement défait Thatcher, la forçant à battre en retraite et à garantir des concessions en 1984.

A cette époque, de nombreux conseils municipaux se réclamant de la « gauche » se sont joints à la lutte de Liverpool. Cependant, les anciens dirigeants de « gauche » des conseils travaillistes tels que Ken Livingstone et David Blunkett ont fini par capituler, laissant les conseils de Liverpool et de Lambeth isolés à l’été 1985. L’héroïque combat de la ville de Liverpool s’est cependant logé dans la conscience des couches les plus avancées de la classe ouvrière.

Eric Heffer, qui deviendrait plus tard parlementaire de gauche des Travaillistes pour Liverpool Walton a résumé comme suit les expériences de cette luttes dans le cadre d’une crituqe positive de notre livre consacré à ce sujet, Liverpool – a city that dared to fight (Liverppol – Un ville qui a osé se battre, disponible en anglais uniquement) : « [La lutte de Liverpool] était « la politique mise à l’épreuve » et contrairement à ce que certains ont pu dire, cela a été un test que les conseillers de Liverpool et les membres du parti ont réussi à passer. » [Militant 884, 19 février 1988]

Lors du lancement de ce livre à Londres, j’ai commenté sa pertinence dans la lutte en cours contre la Poll Tax : « La grande majorité [des Britanniques] sont opposés à la Poll Tax, mais les dirigeants du Labour ont fait comprendre que cette lutte serait limitée au parlement. Mais l’Histoire de ce gouvernement est qu’ils n’écoutent pas les discours parlementaires. C’est seulement en mobilisant une lutte de masse, comme à Liverpool, que le mouvement ouvrier pourra forcer « la dame de fer » à reculer. Les conseils écossais [où la Poll tax était déjà appliquée, un an avant l’Angleterre et le Pays de Galles] ont le même choix qu’à Liverpool : ou bien ils peuvent se déshonorer en implantant la Poll Tax, ou bien, comme à Liverpool, ils peuvent dire « non », refuser de la collecter et appeler à une grève générale d’un jour. Autrement, ils peuvent aussi bien démissionner. Il y a une situation explosive qui se développe dans les quartiers. Le gouvernement a commis une grosse erreur. » [Militant 883, 12 février 1988]

La grosse erreur de Thatcher

Nous avons compris dès le début que Thatcher avait fait une erreur fondamentale. Elle avait abandonné sa « tactique de saucissonnage » : s’en prendre à une partie de la classe ouvrière tout en tentant d’amadouer les autres, comme le gouvernement conservateur avait agi contre les mineurs, les imprimeurs de Wapping et, bien sûr, contre Liverpool. Cette fois-ci, elle avait décidé de s’attaquer à la grande majorité du peuple britannique en même temps.

Un moins après la victoire des conservateurs aux législatives de 1987, Militant titrait le 7 juillet : « Poll Tax – le pillage des conservateurs ». Une des conséquences des élections de 1987 fut de réduire la représentation des conservateurs Ecossais à Westminster au point que tous leurs parlementaires puissent entrer dans deux taxis ! Thatcher avait planifié sa vengeance en introduisant la Poll Tax d’abord en Écosse.

Dans notre journal, nous avions fait remarquer qu’avec l’instauration de cette nouvelle taxe, « La famille Thatcher à Dulwich va économiser 2300 £ – une famille moyenne à Suffolk va payer 640 £ de plus. » Mais notre réponse ne fut pas seulement limitée au niveau de la propagande. Nous nous sommes activement préparés à la lutte concrète, surtout en Écosse, là où la Poll Tax avait été introduite en premier lieu.

A ce stade, Thatcher vantait la Poll Tax comme « le vaisseau amiral » de son gouvernement. Nous écrivions dans le Militant [29 juillet 1988] : « le Titanic était le « vaisseau amiral » de la marine marchande britannique et était considéré comme étant insubmersible avant qu’il ne rencontre un iceberg ! Aujourd’hui, les Tories vont entrer en collision avec un obstacle bien plus formidable : la classe ouvrière écossaise en colère et mobilisée, et juste après, leurs homologues Anglais et Gallois ! Avec une direction claire, le mouvement ouvrier peut couler le vaisseau amiral conservateur sans qu’il ne laisse ensuite de trace. Quand le vaisseau amiral coule, l’Amiral coule avec lui ou est viré. »

Ces mots furent véritablement prophétiques, et ce fut le cas 4 ans plus tard. Avec la Poll Tax, Thatcher a réussi à faire ce dont les Travaillistes et les directions syndicales avaient été incapables pendant les 9 années précédentes : unir et généraliser les luttes de la classe ouvrière contre le gouvernement.

Auparavant, elle avait fait très attention à ne pas s’en prendre à l’ensemble de la classe ouvrière ou à ne pas mener l’offensive sur deux fronts en même temps. Mais la Poll Tax a affecté les jeunes comme les vieux, les travailleurs comme les chômeurs, les malades et les handicapés, les locataires et les propriétaires, aussi bien que les Noirs et les Asiatiques. Tous, sauf les riches et la classe moyenne supérieures, étaient frappés par la Poll Tax.

L’autre erreur fatale commise par Thatcher et ses ministres fut de considérer que la position de passivité adoptée par les dirigeants travaillistes était un fidèle reflet de la réaction de la base des travailleurs. A ce stade, nous étions encore de l’idée que le mouvement travailliste officiel pouvait être convaincu d’entrer en action contre la Poll Tax ; malgré la chasse aux sorcières vicieuse qui avait été lancée contre les dirigeants de Militant – les 5 membres du comité de réaction du journal avaient été exclus du Labour Party en 1983 – et les persécutions des membres de Militant à Liverpool depuis 1985 de la part de la direction travailliste et de l’Etat. Nous n’avions pas non plus abandonné l’espoir que les luttes de la classe ouvrière transformeraient le Labour Party en une direction de gauche pour la lutte.

Il faut admettre que, même à ce stade de la fin des années 1980, l’espoir n’était pas placé au bon endroit. La politique de terre brûlée de la droite du Labour – notamment orchestrée par les apparatchiks locaux de Kinnock à Liverpool – démontrait que le Labour était, en réalité, déjà irrécupérable à ce stade. Le New Labour a par la suite tellement tourné à droite que des dirigeants de droite de l’époque se sont retrouvés « à la gauche » du parti tout simplement sans changer de position !

Il aurait été préférable – comme certains parmi nous l’avaient suggéré à cette époque – que Militant lance sa propre organisation indépendante du parti travailliste dès 1987 à l’époque de la chasse aux sorcières de Liverpool, plutôt que d’en représenter l’aile marxiste, au lieu de le faire 5 ans plus tard en Écosse. Politiquement, Militant aurait été mieux préparé pour bénéficier de sa direction de la lutte contre la Poll Tax. Une telle position nous aurait de plus permis de grossir nos rangs et nous aurions été plus à même de faire face à l’hostilité politique qui a résulté de l’effondrement du stalinisme et, avec lui, de l’économie planifiée, dans les années ’90.

Il paraît incroyable de rappeler à présent qu’à l’époque où les marxistes, mais aussi tous ceux de la gauche du Labour Party, cherchaient à s’emparer de l’indignation vis-à-vis de la Poll Tax pour entrer en confrontation avec le gouvernement, la direction du Labour concentrait tous ses efforts sur l’exclusion de ses militants les plus combattifs et les plus proéminents.

Tommy Sheridan

Tommy Sheridan – qui était à la tête de la lutte en Ecosse et était un partisan très connu de Militant à cette époque – a été exclu du Labour Party et plus tard emprisonné, de même que le parlementaire Terry Fields, aujourd’hui décédé. Le parlementaire Dave Nellist a quant à lui été « presque » exclu. Tout ça pour avoir offert une direction efficace aux plus opprimés, les plus affectés par l’introduction de la Poll Tax !

On ne peut pas payer, on ne payera pas

Malgré les persécutions, Militant a indéfectiblement identifié la bataille de la Poll Tax comme la lutte centrale à partir de 1987 et en a tiré toutes les conclusions politiques et organisationnelles.

Le Socialist Workers’ Party (SWP), après avoir d’abord quelque peu barboté l’agitation des premiers temps contre la Poll Tax à Glasgow, s’est dans les faits retirés du champ de bataille. Sous la direction de feu Tony Cliff, le SWP a décidé que la principale revendication du mouvement contre la Poll Tax dès ses origine (« on ne peut pas payer, on ne va pas payer »), revendication influencée par les propositions de Militant, était inapplicable : « La campagne pour le non-paiement n’existe pas. Ne pas payer la Poll Tax, c’est comme de prendre un bus sans ticket ; tout ce que vous allez récolter, c’est d’être jetés du bus ! » [Tony Cliff dans un discours à la Newcastle Polytechnic Socialist Worker Student Society, mai 1989, cité par Peter Taaffe, Socialism and Left Unity, p16].

Le SWP ne faisait en fait que répéter ses erreurs commises durant la grève des mineurs, lorsqu’ils avaient très tôt conclu qu’elle était « ingagnable » en raison du prétendu « ralentissement » de la lutte des classes ! Au moment de la bataille de Liverpool, ils étaient devenus franchement hostiles à Militant et à son rôle dirigeant dans les luttes cruciales. En contraste brutal avec la vision largement partagée dans le mouvement ouvrier, à Liverpool et nationalement, que Thatcher avait subi un sérieux revers, le SWP a publié en « une » de son journal « Ralentir le Mersey » [du nom du fleuve qui traverse Liverpool, tâche considéré comme impossible]. C’était leur manière de saluer la victoire des travailleurs de Liverpool.

En tant qu’organisation, le SWP n’a pas joué de rôle central dans la lutte contre la Poll Tax autre que de prétendre plus tard, le plus souvent loin des oreilles des partisans de Militant, qu’ils étaient en fait les dirigeants de cette bataille ! Des de ce parti et d’autres ont participé à la lutte – certains ont même été emprisonnés ou condamnés à payer des amendes – mais il s’agissait d’une petite minorité des forces du parti, ayant agi à titre individuel.

D’autre part, pour le SWP, « l’émeute de Trafalgar Square » (sur laquelle nous reviendrons plus tard) a été décisive dans la défaite de la Poll Tax. En cela, le SWP ne faisait qu’un avec les commentateurs capitalistes qui cachaient l’importance cruciale de la campagne pour le non-paiement. Aussi importante qu’ait pu être cette « émeute », elle était plutôt symptomatique du sentiment anti-Poll Tax qui existait. C’est le non-paiement massif, tel que proposé et organisé par Militant et ses alliés, qui constitua la réelle raison derrière la retraite de Thatcher et ses successeurs. De même, les groupes anarchistes britanniques qui ont à l’occasion boycotté et même attaqué le mouvement organisé contre la Poll Tax, n’auraient pas vaincu Thatcher si la direction du mouvement leur avait été laissée.

La lutte contre la Poll Tax a objectivement été déterminée par le caractère général de l’attaque de Thatcher, contre la vaste majorité de la classe ouvrière et même du peuple britannique dans son ensemble. Mais les commentateurs capitalistes, superficiels, considèrent que la résistance massive émerge toujours du « complot diabolique » d’une poignée « d’agitateurs ». C’est notamment la vision de l’historien Robert Service et d’autres, qui attribuent des méthodes « conspirationnelles » aux Bolcheviks en Octobre 1917 lors de la Révolution Russe, de même qu’aux révolutionnaires en général, dans toutes les révolutions. William Shakespeare a fait dire à Owen Glendower, dans la première partie de la pièce Henry IV : « Je puis appeler les esprits du fond de l’abîme. » Ce à quoi Hotspur répondait : « Et moi aussi je le peux, et il n’y a pas un homme qui ne le puisse; mais viendront-ils quand vous les appellerez? » La plupart des incantations révolutionnaires ne résultent pas en leur matérialisation. La révolution et la contre-révolution ne sont possibles que quand les développements sous-jacents ont préparé les conditions préalables aux éruptions sociales caractérisées par un tel événement.

Et même alors, la révolution ne peut parvenir à maturité – comme l’Histoire du renversement socialiste victorieux en Russie et sa défaite ailleurs le démontrent – que si le mouvement possède l’organisation et la direction nécessaires ainsi que des objectifs clairs (stratégie et tactiques) pour assurer la victoire. La Poll Tax a représenté un élément, au moins, de « révolution » dans le sens d’un mouvement de masse – l’un des plus grand de l’Histoire, du moins en Grande Bretagne) qui a effectivement renversé le gouvernement et mis en lumière le pouvoir des masses une fois qu’elles entrent en action.

Cette lutte était inévitable étant donné le caractère et l’échelle des attaques. Le choix, cependant, était entre une lutte de masse organisée en tant que moyen d’assurer la victoire ou un mouvement d’en bas dispersé et incomplet avec moins de chance de parvenir à vaincre le gouvernement. La classe ouvrière et le mouvement ouvrier font face de nos jours à un dilemme similaire sur la question des attaques sans précédents sur l’emploi, les salaires et les services publiques. Chaque résistance contre les coupes d’austérité fait face à un dilemme similaire à celui de la bataille contre la Poll Tax il y a 20 ans.

L’Ecosse prend la tête du mouvement

Tout le monde paraissait opposé à la Poll Tax. Beaucoup ont même d’abord repris la revendication « on ne peut pas payer, on ne paiera pas », y compris une partie du mouvement « officiel » – les syndicats, les parlementaires travaillistes, etc. Mais une fois qu’il était question de passer des paroles aux actes, alors ces forces se sont détachées du mouvement une à une.

Même les parlementaires de la « gauche » travailliste ont refusé de rejoindre les millions de personnes qui ne payaient pas la taxe. Cela a sans doute d’abord découragé certains travailleurs. Au début de la lutte, l’indignation était profonde contre la taxe, mais peu estimaient qu’il était possible de stopper Thatcher. Les militants qui faisaient campagne en rue entendaient régulièrement le même refrain : « Elle a vaincu le général Galtieri (président argentin de l’époque qui dût démissionner suite à l’échec de cette aventure guerrière) dans la guerre des Malouines, elle a écrasé les mineurs et les imprimeurs. Quelles chances avez-vous de vaincre cette taxe ? » Mais ces idées pouvaient être contrées par des faits, des chiffres, des arguments.

Parfois cependant, la « propagande par l’action » est nécessaire. Non dans le sens de l’action terroriste contre les capitalistes individuels, mais dans le sens de l’action de masse. Il était nécessaire de démontrer l’existence de la colossale révolte qui fermentait sous la surface de la société à propos de ce sujet, précisément par des actes héroïques, en particulier en Ecosse.

La décision d’appliquer la taxe un an plus tôt en Ecosse a été perçue par le peuple écossais comme une sanction « coloniale » pour avoir osé défier Thatcher. Le secrétaire d’Etat conservateur en Ecosse, Malcolm Rifkind, en relation avec le gouvernement conservateur écossais, a été largement cité invoquant le poème d’Hilaire Belloc : « Quoiqu’il arrive, nous avons la mitrailleuse Maxim et eux non». Rifkind a démenti avoir dit cela, mais le peuple Ecossais n’en a pas été convaincu, ce qui a renforcé sa détermination pour s’opposer à la taxe. A cette époque, c’était une sorte d’axiome populaire qu’il y avait certaines choses à ne jamais faire de la part d’un gouvernement : ne jamais s’attaquer à Mike Tyson (le champion de boxe apparemment invincible de l’époque), ni à la classe ouvrière écossaise !

Trotsky avait remarqué qu’il coule dans le sang de la classe ouvrière britannique du sang écossais, irlandais et gallois, ce qui lui donnait un tempérament révolutionnaire aux moments critiques de l’Histoire. En d’autres termes, en raison des circonstances historiques – souffrant à l’extrême dans les griffes des capitalistes britanniques – le sentiment révolutionnaire était plus fort en Ecosse, en Irlande et au Pays de Galles qu’il l’était peut-être en Angleterre. Même la police et les gardes civils du régime dictatorial du Général Franco en Espagne ont reçu une leçon de première main de ce qu’il en coutait d’ignorer cette maxime. Habitués à tabasser et à attaquer les travailleurs espagnols qui faisaient campagne pour leurs droits, la police a décidé de s’en prendre aux supporters de Glasgow Rangers après un match à Madrid. Ce fut l’une de leurs plus grandes erreurs. Des scènes sans précédent se sont déroulées avec la police, après avoir attaqué les supporters et attisé leur fureur. Elle a été forcée de tourner les talons et de battre en retraite !

Thatcher, cependant, a attaqué sans considérations. Une campagne du mouvement ouvrier a été lancée à Edinbourg en décembre 1987 à l’initiative des partisans de Militant. Peu de temps après, des étapes ont été franchies dans l’ouest de l’Ecosse, en particulier dans des endroits comme Pollok, où vivait Tommy Sheridan à cette époque. L’organisation de comités anti-Poll Tax a conduit à l’idée, défendue par Militant, d’une fédération anti-Poll Tax à l’Ouest de l’Ecosse. Mais avant ces étapes, il y avait eu de sérieuses discussions dans les rangs de Militant, en Ecosse comme dans le reste de la Grande Bretagne, à propos du programme et des pas organsiationnels à faire pour maximiser la plus grande résistance possible contre la Poll Tax.

En avril 1988, une conférence avec des délégués de partout en Ecosse où Militant avait du soutien et de l’influence a été organisée, à laquelle j’ai participé pour le compte de la direction nationale de Militant. Cette réunion a clarifié d’importantes questions tactiques et a donné le feu vert aux partisans de Militant en Ecosse pour se concentrer sur la Poll Tax comme question-clé pour lier la lutte à la bataille qui allait probablement se développer à l’échelle de la Grande Bretagne. Militant a résumé la situation dans un article central le 29 juillet 1988 : « Le mastodonte Thatcher est aux portes de Glasgow et d’Edinbourg. Elle a l’intention d’écraser le mouvement ouvrier Ecossais et de piétiner ensuite la classe ouvrière Anglaise et Galloise. » La conférence écossaise de Militant d’avril 1988 a pris la décision d’organiser des unions anti-Poll Tax à travers toute l’Ecosse pour insister systématiquement sur un programme, dont la revendication centrale serait le « non-paiement » de la taxe.

A chaque étape, l’approche combattive de Militant contrastait nettement avec celle de la direction du mouvement ouvrier Ecossais. En raison de l’impopularité de la mesure, il y avait cependant de grands espoirs de persuader le mouvement, les syndicats et le Labour Party de se ranger derrière la lutte.

Un mois auparavant, un parlementaire à la conférence du Labour Party en Ecosse avait déclaré : « il y a une armée qui attend d’être dirigée sur la route du non-paiement ». Cependant, même alors, il n’a pas pu se retenir de comparer Kinnock à « un général dirigeant ses troupes dans la bataille en portant un drapeau blanc ». [Militant, 888, 18 mars 1988] Le jour où cette conférence a été ouverte, un sondage montrait que 42% des Ecossais étaient en faveur d’une campagne illégale de non-paiement de la Poll Tax. Parmi les électeurs du Labour, le chiffre grimpait à 57%. Pourtant, le discours de Kinnock à la conférence était si pauvre que le Glasgow Herald a écrit qu’il était « universellement considéré comme un désastre ».

La conférence a voté à deux contre un une résolution contre l’illégalité. C’était en divergence totale avec le sentiment de la grande majorité des délégués. Cependant, les dirigeants syndicaux ont voté en faveur de la direction écossaise du parti. Même alors, il a été décidé de re-convoquer la conférence à l’automne afin de reconsidérer l’option du non-paiement. Cela a donné l’opportunité aux partisans du non-paiement de mobiliser la classe ouvrière en faveur de cette revendication. Des meetings de masse dans les quartiers écossais ont démontré que les travailleurs attendaient du Labour qu’ils prennent les devants.

Tommy Sheridan a été élu secrétaire de l’Union anti-Poll Tax de Pollok et a fait référence à un meeting de masse organisé par les 47 conseillers de Liverpool, préparés à tenir bon et à défier la loi des Tories. « Nous avons besoin d’eux ici à Pollok », fut la réponse de l’audience. [Militant 893 22 avril 1988]

Un moment décisif de la campagne menée en Ecosse fut le meeting anti-Poll Tax où Tommy Sheridan a pris la parole et où le parlementaire écossais Tory Michael Forsyth (à présent Lord Forsyth) est entré dans le débat. Il était en « tenue de soirée », revenant d’une cérémonie qui avait eu lieu sa circonscription. Les échanges furent vifs, et se sont terminés lorsque Tommy a déclaré : « dit à ton boss [Thatcher] que nous [en pointant l’assemblée] allons vaincre sa taxe, la vaincre elle, et vaincre son gouvernement ». Forsyth, secoué, est devenu blanc comme un linge et n’a pas répondu. Ce triste sire est de retour aujourd’hui, et appelle à des coupes budgétaires féroces dans les dépenses publiques. Il devrait recevoir le même avertissement qu’il y a plus de vingt ans de la part du mouvement de masse contre la Poll Tax !

En juillet 1988, 350 délégués représentant des milliers de travailleurs et issus de 105 groupes anti-Poll Tax, venant surtout de conseils locaux et d’associations de locataires, se sont mis d’accord pour mettre en place la Anti-Poll Tax Federation du Strathclyde, dans l’Ouest de l’Ecosse. Cette conférence a appelée à l’unanimité à une campagne de masse pour le non-paiement et pour que les conseillers municipaux travaillistes refusent de poursuivre les non-payeurs. Elle a également appelé le Trade Union Congress à passer à l’étape suivante de la campagne et à organiser une grève générale de 24 heures. Tommy Sheridan fut élu sans opposition secrétaire de la Fédération et a promis que la direction serait vigoureuse et issue des comités nouvellement élus. Même à la conférence nationale du Labout Party tenue en octobre 1988, les partisans de Militant – à l’horreur de la direction – ont appelé à défier la Poll Tax.

La fronde n’était pas uniquement issue d’Ecosse, mais aussi d’autres endroits de Grande Bretagne. Alec Thraves, le délégué de Swansea, parodiant l’attaque infâme de Neil Kinnock contre les conseillers de Liverpool à la conférence de 1985, avait dit que si le Labour n’organisait pas une campagne réussie pour le non-paiement et le boycott de la taxe « nous allons voir le chaos grotesque des conseils Labour, oui, des conseils Labour, allant partout en taxi pour donner des avis d’expulsions aux gens qui ne peuvent payer la Poll Tax ». A cette conférence, un partisan de l’aile droite du Labour a dit à une femme qui ne pouvait pas payer la Poll Tax : « si vous ne pouvez pas payer, je suis sûr que le tribunal sera clément avec vous ! »

Toute la Grande Bretagne entre en lutte

En 1989, un million d’Ecossais ne payaient pas la Poll Tax. Même la presse capitaliste comme « Scotland on Sunday » estimait que 800.000 Ecossais ne payeraient pas, sur 3,9 millions de personnes concernées. C’était une très bonne démonstration de masse de « la propagande par l’action » ! Mais pas un murmure sur cette campagne n’apparaissait dans la presse en dehors de l’Ecosse. Cependant, par un millier de canaux différents, l’information s’infiltrait ailleurs, en particulier via les tracts et les informations données par les comités anti-Poll Tax. Le refrain cité plus haut, selon lequel Thatcher serait « imbattable », s’est vite dissipé lorsque les militants de cette campagne ont informé qu’un million de personnes étaient organisées pour ne pas payer la Poll Tax en Ecosse !

La campagne, même avant d’avoir atteint le reste de la Grande Bretagne, avait démontré le pouvoir de l’action des masses, pour autant qu’elles soient organisées et dirigées par une direction avec une stratégie et une tactique claires. Le reste de la Grande Bretagne sont venus en aide aux combattants de la Poll Tax en Ecosse, laissant les directions officielles des syndicats et du Labour suspendus dans le vide. Les partisans londoniens, surtout organisés par Militant, ont levé des fonds pour un « Train Rouge » pour « foncer vers la ligne de front » en Ecosse.

Le Militant [24 mars 1989] décrivait ainsi l’atmosphère de « L’express anti-Poll Tax », comme le disait l’énorme panneau d’affichage du train à la gare Euston : « Tous les 600 sièges sont pris – le train est complet. Beaucoup sont lycéens, un bon nombre de jeunes Noirs ; 3 femmes d’un quartier de Deptford qui ont décidé de venir la nuit dernière ; des syndicalistes et des jeunes socialistes,… chantant et scandant des slogans pendant tout le trajet : impossible de dormir ! On entend des cornemuses. Quelle heure est-il ? 4h20 – nous arrivons ! Le joueur de cornemuse passe par la fenêtre, flanqué de deux camarades qui portent des drapeaux rouges. C’est notre appel du matin ! (…) Les camarades écossais nous accueillent – nous tenons un rassemblement sur place, dans la gare. »

L’afflux était phénoménal en provenance du Merseyside, le comté autour de Liverpool, d’où 1000 personnes étaient venues à cette manifestation. Ce fut une belle réponse pour la solidarité que l’Ecosse avait démontrée concernant leur propre lutte à Liverpool. 20.000 personnes sont descendues dans les rues de Glasgow contre la taxe injuste de Thatcher. La détermination à vaincre la Poll Tax fut illustrée par un travailleur gallois qui a renoncé à deux tickets pour le match de rugby Pays de Galles-Angleterre : « le match n’est que pour 80 minutes, mais la Poll Tax pourrait durer le reste de ma vie ». Le temps était terrible à Glasgow ce jour-là, avec une pluie battante depuis tôt dans la matinée jusqu’à bien après la manifestation.

Cela fut suivi d’une manifestation de masse à Manchester, formellement organisé par le TUC, mais dans les faits reprise en main par les manifestants anti-Poll Tax. Le million de personnes qui refusait de payer la Poll Tax en Ecosse préparait une campagne colossale en Angleterre et au Pays de Galles. La première manifestation à Londres n’a réuni que 200 personnes, et fut organisée à Waltham Forest, avec dans ses rangs un cortège de fans du Football Club de Leyton Orient. Des voix solitaires au parlement – comme celles de Dave Nellist et Terry Fields – cherchaient à avertir le gouvernement de ce qui allait venir.

Dave Nellist déclarait en juillet 1989 : « Je donne un clair avertissement au Secrétaire d’Etat que des millions de personnes en Angleterre et au Pays de Galles ne seront pas capables de payer la Poll Tax et que des millions de plus ne le veulent pas… Il y a tous justes deux ans, le Tory Reform Group a décrit la Poll Tax comme « juste, uniquement dans le sens où la Peste Noire était juste, frappant indifféremment les jeunes comme les vieux, les riches comme les pauvres, les travailleurs comme les chômeurs » (…) Cette description était pourtant fausse : les riches peuvent bien attraper la peste, mais ce n’était pas la même chose pour la Poll Tax. » [Militant 956, 11 Août 1989.]

L’organisation le 25 novembre 1989 d’une conférence de la All-Britain Anti-Poll Tax Federation (Fédération anti-Poll Tax de toute la Grande Bretagne) était cruciale pour la bataille à l’échelle de toute la Grande Bretagne. Tommy Sheridan y a accueilli 2000 délégués dans un organe qui allait jouer un rôle décisif dans l’Histoire du mouvement ouvrier et, en fait, dans l’Histoire britannique, comme les évènements de l’année suivante l’ont démontré.

Il y a eu beaucoup de discussions dans nos rangs sur les meilleures propositions à mettre en avant dans cette structure. Telle était l’influence décisive de Militant dans les comités anti-Poll Tax qu’il aurait été complétement possible pour nous de faire « table rase » et de prendre toutes les places dans le comité national. Nous avons décidé de ne pas le faire, de façon à donner au mouvement la base la plus large possible, pour faciliter l’attraction de toutes les forces réelles qui étaient prêtes à lutter dans l’action contre la taxe. Nous étions donc d’accord pour continuer la politique de front unique en impliquant des non-partisans de Militant dans les comités nationaux. C’était le cas dans le Yorkshire, à Londres et dans le Sud-Ouest.

Mais la direction du Labour résistait encore à l’action concrète, concentrant tous ses « espoirs » – mais pas ceux de la classe ouvrière – dans les élections générales où ils comptaient évincer les Tories. Un incident à la conférence du Labour Party d’octobre 1989 a indiqué à quel point la conférence du Labour était loin de la masse de la classe ouvrière. Christine McVicar du Labour Party – Glasgow Shettleston a été vue par des millions de personnes aux infos déchirer son livret de paiement de la Poll Tax à la tribune de la conférence ! Ce n’était pas qu’un geste individuel, elle désirait ainsi appuyer une résolution appelant à soutenir la campagne de masse pour le non-paiement. Elle a notamment déclaré à la conférence : « Si les syndicalistes de Tolpuddle (1) et les suffragettes n’avaient pas violé la loi, nous ne serions pas ici à cette conférence (…) Je détruits mon livret de Poll Tax non pas en tant qu’individu mais en tant que membre d’une campagne de masse pour le non-paiement ». [Militant 964, 13 Octobre 1989.] Elle fut applaudie par les éléments socialistes de cette conférence, et raillée par les parlementaires et autres droitiers du Labour.

Malgré les expulsions massives, Militant fut encore capable d’attirer 200 délégués de la conférence du Labour pour ses meetings publics propres. La droite consolida cependant sa position en novembre en supprimant la dernière représentante directe du Labour Party Young Socialists (LPYS) de son comité exécutif national, Hannah Sell, aujourd’hui membre de la direction du Socialist Party. Cela a dans les faits conduit à la liquidation du LPYS.

Une déferlante d’actions

Ce fut une grande répétition des évènements dramatiques de 1990. Dans l’Histoire – du moins en ce qui concerne les historiens pro-capitalistes – 1989 et 1990 et les années suivantes ont été marquées par la chute du stalinisme et avec lui, malheureusement, la destruction des éléments restants de l’économie planifiée. Ceci a ensuite été utilisé, comme nous l’avons montré avec consistance, pour mener une campagne idéologique qui aurait soi-disant « détruit » les idées de socialisme, de lutte et de solidarité – en fait, l’idée même de lutte des classes. Mais l’Histoire réelle de ces années ne se résume pas à cela. 1990 a été une année tumultueuse de luttes de masse et le début des années ‘90 a vu de grandes en Belgique et ailleurs.

Au début de l’année 1990, Militant [19 janvier 1990] titrait « détruisons la Poll Tax », avec un appel à la All-Britain Anti-Poll Tax Federation à « une manifestation de masse le 31 mars ». 35 millions de personnes allaient recevoir leurs notes pour payer la Poll Tax en Angleterre et au Pays de Galles le 1er avril. La campagne avait reçu un certain soutien de la part du magazine Tory The Economist qui avait écrit : « imaginez un pays ou plus d’un adulte sur 10 refuse de payer une taxe. Bienvenue en Ecosse en 1990. » Mais cet organe du big business sous-estimait largement le niveau réel du non-paiement en Ecosse… qui était au niveau de 1 sur 3 à Glasgow ! The Economist continuait : « Le drame d’aujourd’hui à Glasgow pourrait se répéter demain à Liverpool. »

Les premiers mois de l’année ont vu une déferlante de manifestations de masse balayer les villes et villages auparavant endormis du Sud de l’Angleterre. 2000 personnes accusaient le parlementaire Tory de Maidenhead d’être le « Ceausescu de Maidenhead » parce qu’il soutenait la taxe. Debbie Clark et John Ewers écrivaient dans le Militant [le 2 mars 1990] « c’était comme une scène de la Révolution Roumaine – sauf que ça se passait à Stroud dans le Gloucestershire ». A Hackney, 2000 personnes se sont rassemblées devant l’Hôtel de ville. Des centaines de personnes ont manifesté devant le conseil de Southwark, 2000 devant l’Hôtel de ville de Lambeth, des centaines devant les conseils de Waltham Forest et Haringey. Pratiquement tout le Sud était affecté d’une façon ou d’une autre par des manifestations contre la Poll Tax en février et en mars.

Militant était à présent identifié par la presse capitaliste comme « l’ennemi intérieur » en raison de son énorme rôle dans la lutte contre la Poll Tax. Le Times et le Sun de Rupert Murdoch allaient encore plus loin. Le Sun nous comparait à des hooligans : « la tendance Militant est l’Inter-City Firm du Labour ». [Militant, 984, 16 Mars 1990.] Pour son éternel déshonneur, Neil Kinnock reprenait certaines des accusations les plus féroces des Tories. Tony Benn concluait justement : « le Labour Party a plus peur de la campagne anti-Poll Tax que de la Poll Tax en elle-même ». [Tony Benn, The End of an Era – Diaries 1980-1990, pp585-6.]

Bristol, Norwich, Maidenhead, Weston-Super-Mare, Exeter, Gillingham et Birmingham connaissaient également des manifestations. Elles étaient cependant attribuées à des « manifestants professionnels » qui se déplaçaient tout autour de la Grande Bretagne. Le ministre Chris Patten affirmaient qu’ils étaient tous « une foule-à-louer extérieure, affrétée par bus depuis les bastions de Militant, comme Stroud ». [Militant, 983, 9 Mars 1990.] Mais cela n’a pas convaincu tous les commentateurs…

Robert Harris commentait ainsi dans le Sunday Times [11 Mars 1990] : « Je doute que l’électeur moyen, en voyant la violence à la télévision, dise : « regarde ces horribles communistes, Mabel. Nous devons voter pour Mme Thatcher, la seule qui puisse nous délivrer de ces voyous ». L’électeur dira plutôt : « Regarde le dernier merdier dans lequel elle nous a fait atterrir. » Harris n’allait toutefois pas maintenir longtemps son objectivité. Il allait évoluer en un auteur de best-seller de fictions, mais avec des attaques venimeuses et mal informées contre Trotsky et les trotskistes en général. Il récemment comparé Trotsky à un étudiant insupportable : « imaginez l’étudiant radical le plus classe-moyenne, le plus détestable que vous ayez jamais rencontré – acerbe, railleur, arrogant, égoïste »… [Sunday Times, 18 Octobre 2009.] Il était un commentateur bien plus exact il y a 20 ans qu’aujourd’hui. Kinnock a aussi appelé les partisans du non-paiement des « révolutionnaires de Jouet-ville », une phrase qu’il avait piochée dans le Sun.

Tony Benn avait au contraire demandé l’amnistie pour tous ceux qui avaient refusé de payer, ce que Kinnock condamnait en tant qu’indulgence envers ceux qui « violent la loi », impliquant clairement que les non-payeurs seraient attaqués en justice par les conseils « travaillistes ».

Mais c’étaient les parlementaires travaillistes, même certains de la « gauche », qui n’étaient pas suffisamment résolus à soutenir les millions qui ne pouvaient pas payer, qui rencontraient le plus d’hostilité. Diane Abbott et Brian Sedgemore, deux parlementaires travaillistes, ont été attaqués durant un meeting public par un participant qui criait : « nous vous avons élus et nous pouvons vous révoquer si vous ne vous mettez pas du côté de nous, qui ne payons pas » [Militant 984, 16 Mars 1990.] Un vote à main levée a eu lieu et toute la salle a voté pour ne pas payer, sauf les deux parlementaires à la tribune !

Le SWP, de son côté, était passé d’un soutient tiède et passif envers la campagne anti-Poll Tax à une opposition à la stratégie du non-paiement. Juste avant la manifestation du 31 mars, ils avaient déclaré dans Socialist Worker [24 mars 1990] : « Le gouvernement a fait le calcul qu’une campagne de non-paiement passive peut s’amenuiser jusqu’à un niveau qu’ils peuvent gérer (…) Les activistes devraient reconnaître qu’une majorité de travailleurs vont probablement ressentir qu’ils n’ont d’autre choix que de payer. Beaucoup vont avoir peur des conséquences des procès et de sombrer dans les dettes. Certains auront peur de perdre leur travail s’ils ont des amendes. »

Certains commentateurs dans la presse capitaliste étaient à la gauche du SWP ! Victor Keegan écrivait dans le Guardian : « A en juger par l’expérience de l’Ecosse et par les sondages en Angleterre et au Pays de Galles, le nombre de personnes qui refusent de payer atteindra des millions. Parce que la mise en application à cette échelle est impossible, cela ne va pas seulement décrédibiliser la loi, mais va aussi générer une onde de choc contre la taxe chez ceux qui paient pour l’instant. » [Militant, 986, 30 Mars 1990.]

Le SWP a même argué que sans le soutien des directions syndicales, la campagne ne pouvait pas réussir !

La manifestation du 31 mars et la démission de Thatcher

Cela plante le décor de la manifestation de masse du 31 mars 1990. La manifestation en Ecosse s’est déroulée pacifiquement, ce qui n’a pas été le cas à Londres. La responsabilité en incombe strictement au gouvernement et à la police. La manifestation est devenue le paratonnerre de tous les éléments de la société mécontents et assoiffés de revanche contre Thatcher : Les SDF, les jeunes chômeurs, les opprimés et les indigents, les mineurs comme les imprimeurs, et tous ceux qui avaient senti Thatcher leur marcher sur les pieds.

Cependant, le défilé était complétement pacifique, comme un début de carnaval. Au moment où la tête du cortège est arrivée à Trafalgar Square, il y avait eu une seule arrestation. Le Square fut bientôt rempli au maximum et la queue du cortège n’avait pas encore quitté Kennington Park !

Une poignée d’anarchistes, rejoints par des membres du SWP, étaient impliqués dans des affrontements avec la police mais la majorité écrasante dans la plus grande manifestation de l’Histoire Britannique (jusqu’à la manifestation contre la guerre en 2003) avait accepté la décision de la Fédération en faveur d’une grande manifestation démocratique et pacifique.

« L’émeute » de la manif du 31 mars était l’un des évènements les plus importants de l’Histoire du mouvement ouvrier au 20ème siècle. En elle-même, elle n’en a pas fini avec la Poll Tax de Thatcher, comme l’a prétendu le SWP, entre autres. L’honneur de cet accomplissement appartient à l’armée de 18 millions de personnes qui ont refusé de payer et qui ont fusionné en une force imbattable.

Mais ces manifestations puissantes du 31 mars étaient l’expression visible et spectaculaire, pour la classe dirigeante britannique et pour le monde, de l’échelle de l’opposition à la Poll Tax et de la haine bouillonnante contre Thatcher et son gouvernement. Cela a marqué le début de la fin pour Thatcher elle-même.

Cette dernière a déclaré dans ses mémoires : « Pour la première fois un gouvernement avait déclaré que toute personne qui pouvait raisonnablement se le permettre devrait payer au moins quelque chose pour l’entretien des infrastructures et pour les services dont ils bénéficient. Une classe entière de personnes – une « sous-classe » si vous voulez – avait été attirée dans les rangs de la société responsable et il leur était demandé de devenir non plus seulement des dépendants, mais des citoyens. Les émeutes violentes du 31 mars à Trafalgar Square furent leur réponse et celle de la gauche. Et l’abandon de ce changement représentait l’une des plus grandes victoires jamais concédée par un gouvernement conservateur à ces gens. [Margaret Thatcher: The Downing Street Years, page 661]

Suite aux actions de la police, qui avait délibérément provoqué et attaqué les manifestants, Militant et les organisateurs de la manifestation ont été accusés d’être « anti-démocratiques ». Les sectaires ultragauchistes et les anarchistes, de l’autre côté, accusaient les partisans de Militant de « collaborer avec la police ». Tout cela est totalement faux. Tommy Sheridan et d’autres dirigeants ont été à une énorme majorité réélus à la tête de la All-Britain Anti-Poll Tax Federation.

Un jeune de 19 ans qui manifestait pour la première fois refléte l’état d’esprit avec bien plus de fidélité : « J’espère que dans 20 ans, je pourrais regarder derrière moi et être fier d’avoir été l’enfant d’une révolution mondiale et dire à mes enfants : « j’étais là, j’ai vu ce qu’il s’est passé, j’ai vu Thatcher tomber ! »[Militant 988, 13 April 1990.] Il aura encore à attendre pour que la première partie de sa prédiction se réalise mais Thatcher est effectivement tombée et ce n’était pas grâce au TUC ni à la direction officielle du Labour.

4 jours après cette manifestation épique, le TUC a tenu un rassemblement contre la Poll Tax ; dans une salle de 3000 places, 800 personnes sont entrées, des dirigeants syndicaux pour la plupart. La marche prévue a été annulée parce qu’il n’y avait pas suffisamment de monde ! Il n’y aurait pu y avoir de contraste plus frappant entre les organisations et manifestations de masse menées par des marxistes et l’impuissance des syndicats officiels et de la direction du Labour.

Mais la manifestation du 31 mars seule n’aurait pas suffi à faire plier le gouvernement ni à faire reculer Thatcher.

Il a fallu pour cela une très longue campagne de non-paiement, où 18 millions de personnes ont refusé de payer. Elle s’est accompagnée de grèves, des travailleurs du public de Glasgow notamment. Les tribunaux de la Poll Tax ont frappé pour la première fois en Angleterre sur l’Ile de Wight. La Cour a prononcé 1800 sentences pour non-paiement ! Alison Hill en a conclu : « en se basant sur cette expérience, je ne peux pas imaginer comment des procès pourrait réussir à se tenir ailleurs ». [Militant 996, 8 Juin 1990.] En effet, la « guérilla » sociale se déployait, et c’était pour durer.

Le Guardian a admis que ce non-paiement atteignait « 40 à 50 % dans plusieurs grandes villes ». A Londres, ce taux était bien plus élevé encore. Un correspondant commentait : « je savais que Thatcher était foutue dès que j’ai lu que, selon les chiffres officiels, un tiers de la population de Tunbridge Wells ne payaient pas ! » Jeffrey Archer ruminait publiquement : « Si nous pouvions revenir en arrière, je ne pense pas que beaucoup d’entre nous auraient soutenu la Community Charge [Poll Tax]. C’était une grossière erreur. » [Militant 997, 15 juin 1990.]

Menacée par la campagne du non-paiement, Thatcher a été forcée de quitter son poste et ses héritiers au gouvernement de John Major ont dû supprimer la Poll Tax.

Mais ce n’est pas sans que des méthodes brutales aient été utilisées pour essayer d’imposer la Poll Tax, avec le recours aux sheriffs en Ecosse et aux bailiffs en Angleterre et au Pays de Galles (contre lesquels il y eut une résistance massive, menée par Militant) ou encore l’emprisonnement des dirigeants du mouvement, comme nous l’avons déjà mentionné.

Bien qu’officiellement morte, la Poll Tax n’était toutefois pas encore enterrée. En effet, 8 mois plus tard, des non-payeurs étaient encore poursuivis pour les arriérés.

117 personnes avaient été emprisonnées avant novembre 1991 par 40 conseils, dont 26 contrôlés par le Labour. Au moins 10 retraités ont reçu des sentences d’un total cumulé de 366 jours et 10 femmes ont été emprisonnées. Parmi elles était Janet Gibson (partenaire d’un des dirigeants de la grève de Lindsey en 2009), de Hull, qui refusait de payer sa Poll Tax et a été emprisonnée 2 semaines. D’autres partisans de Militant ont été emprisonnés, comme Eric Segal, Ruby et Jim Haddow, Anne Ursell, Mike O’Connell et beaucoup d’autres personnalités, avec des travailleurs partisans ou non de Militant, mais tous résistants à la taxe. Ils sont allés en prison sans baisser la tête, en défense de leurs idées.

La fin officielle de la Poll Tax avait en fait mené plus de personnes à refuser de payer. Sans cette lutte, elle existerait probablement encore. C’était le soulèvement de masse, mené par les socialistes et les marxistes conscients, qui a conduit à cette défaite de Thatcher.

Nous devons en tirer les leçons pour aujourd’hui, afin de nous préparer pour les batailles tumultueuses à venir. Le fil de l’histoire – coupé par l’effondrement du stalinisme – est en train d’être renoué par les batailles actuelles

(1) Travailleurs agricoles qui s’étaient réunis en syndicat contre la baisse des salaires et ont été déportés pour cela en Australie, en 1833.

Partager :
Imprimer :

Soutenez-nous : placez
votre message dans
notre édition de mai !

Première page de Lutte Socialiste

Votre message dans notre édition de mai