Mobilisation agricole. Qui sème la misère récolte la colère…

En Belgique et ailleurs en Europe, des actions spectaculaires ont été menées ces dernières semaines par les agriculteur.trices afin d’exiger un revenu décent et un travail décent : blocages de ports, de magasins et de centres industriels. Le monde politique est sous pression, mais ce qui est proposé aujourd’hui est insuffisant. De concert avec l’agro-industrie, les décideurs politiques tentent d’imposer des « solutions » avantageuses à celle-ci, tandis que la majorité des petites exploitations agricoles sont laissées pour compte.

Par Jeroen (Gand)

Le travail doit rapporter

Les agriculteur.trices ont toujours travaillé dur, mais ce travail permet de moins en moins de joindre les deux bouts. En Flandre, le revenu moyen d’un.e agriculteur.trice ne représente que 68,1 % de celui d’un.e salarié.e. Sans surprises, ils et elles sont nombreuses à jeter l’éponge. Dans les années 1980, la Belgique comptait encore plus de 120.000 exploitations agricoles. En 2020, il n’y en avait plus que 36.000. En 2022, une nouvelle baisse de 2,3 % a été enregistrée par rapport à 2021.

La dynamique s’est accélérée ces dernières années, avec l’envolée des prix des engrais, des pesticides, du carburant, des aliments pour animaux… face au prix à peine plus élevé obtenu pour les récoltes. La seule solution semble être de continuer à produire toujours davantage, avec un horaire intenable et une succession d’emprunts pour investir dans les machines. En Flandre, la superficie moyenne par exploitation a augmenté de moitié entre 2005 et 2022, elle est passée de 18,3 à 27,6 hectares. Le nombre de poulets par exploitation est passé de 31.499 à 67.185, le nombre de porcs de 1.362 à 2.313 et celui de bovins de 87 à 157.

Qui remporte le jeu des économies d’échelle ?

Ce n’est pas au bénéfice des consommateur.trices en tout cas. En 2023, le prix des denrées alimentaires a augmenté de 12,7 %, selon l’Observatoire des prix, une augmentation plus forte que dans les pays voisins, mais aussi un record inégalé en Belgique !

L’agriculture industrielle à grande échelle est désastreuse pour l’environnement et notre santé. L’agriculture hyper-intensive entraîne une sur-fertilisation, une pollution par les pesticides, une réduction de la biodiversité et elle contribue au réchauffement climatique. Le système actuel qui pousse les agriculteur.trices à toujours plus s’agrandir et intensifier l’exploitation est incompatible avec les capacités de notre planète.

Qui en sort gagnant ? L’agro-industrie (les entreprises d’aliments pour animaux, chimiques, de fabrication de granges et de machines…) et les banques, bien entendu, vers lesquelles les agriculteur.trices doivent se tourner pour être en mesure d’investir. Les grandes entreprises de transformation alimentaire et le secteur de la distribution réalisent par ailleurs de beaux bénéfices. L’économiste Olivier Malay de l’ULB a calculé que les entreprises agroalimentaires belges ont réalisé 33,2 % de bénéfices en plus en 2022 par rapport à l’année précédente. Bien entendu, c’est parmi les plus grands acteurs que la progression est la plus forte : les sept plus grandes entreprises ont vu leurs bénéfices multipliés par six ! Clarebout Potatoes affiche même 167 millions de bénéfices en 2022 contre 1 million en moyenne entre 2018 et 2021 ! Les économies d’échelle sans fin font donc surtout le jeu des actionnaires des très grandes entreprises.

Les faux amis des agriculteurs

Pourtant, les groupes d’intérêt des agriculteurs, le Boerenbond (Union des agriculteurs, en Flandre) en tête, ne jurent que par des mesures visant à favoriser davantage les économies d’échelle. Une législation environnementale plus souple devrait permettre de construire plus rapidement des méga-étables et d’épandre sans trop de problèmes des pesticides coûteux ou d’épaisses couches de fumier dans les champs.

Rien de surprenant. Fin 2022, le magazine Pano (VRT) avait une nouvelle fois mis en évidence les liens étroits entre le Boerenbond et l’agro-industrie. Le holding financier à l’origine du Boerenbond (MRBB, Maatschappij van Roerend Bezit van de Boerenbond) possède 11 % de la banque KBC, qui accorde de nombreux prêts aux agriculteur.trices. Le MRBB dispose d’actifs d’environ 5 milliards d’euros et détient des participations dans plus de 70 entreprises du secteur financier et de l’agroalimentaire. Les intérêts financiers du Boerenbond l’impliquent directement dans l’intensification de l’exploitation agricole.

Le partenaire traditionnel du Boerenbond, la démocratie chrétienne, a été l’un des principaux architectes de la politique agricole européenne, qui a toujours fortement reposé sur les plus grandes exploitations. 80 % des subventions agricoles européennes vont aux 20 % d’acteurs les plus importants. Pourtant, le président du CD&V, Sammy Mahdi, affirme sans complexe que le problème actuel est de convertir les terres agricoles en terres naturelles.

Dès qu’il y a un mécontentement, on peut compter sur le Vlaams Belang pour tenter d’en tirer profit. Sous le slogan « Sauvons nos agriculteurs », il cherche à se présenter comme défenseur des agriculteur.trices. Belle hypocrisie. L’extrême droite critique les règles européennes en matière de limitation des émissions d’azote, elle reste silencieuse concernant la domination de l’agro-industrie. Pour le Vlaams Belang, les agriculteur.trices désespéré.e.s ne sont que du bétail électoral.

Solidarité et lutte offensive pour de vraies solutions

Les blocages de centres de distribution ont déjà conduit trois grandes chaînes de distribution à promettre des prix plus élevés pour la viande bovine. Il s’agit certes d’une somme dérisoire, environ 250 euros de plus par animal, mais il est tout de même frappant que des concessions aient pu être arrachées. Quelques mois plus tôt, les actions du personnel de Delhaize dans les mêmes centres avaient été bloquées sur ordre d’huissier.

Le mouvement ouvrier peut tirer quelques enseignements du choix des agriculteur.trices d’utiliser leur matériel de travail, comme les tracteurs, dans leurs mobilisations. On réfléchit à deux fois avant de tenter de briser un blocage bien équipé, avec le risque de voir encore plus de tracteurs arriver le lendemain. Cela démontre le rôle crucial que constituent les centres de distribution pour les patrons de supermarchés. Des grèves bien suivies par le personnel de ces centres peuvent avoir le même effet, surtout en mobilisant des milliers de travailleur.euses du secteur et d’ailleurs en soutien au même endroit.

Ces actions bénéficient d’un large soutien populaire. Même dans les embouteillages causés par les blocages, les équipes de télévision ont eu peine à trouver une personne dépourvue de sympathie à l’égard des agriculteur.trices. Le patronat et la droite, y compris la N-VA de Bart De Wever, ont marmonné que le blocage du port d’Anvers devait être interdit, sans toutefois oser se lancer dans une bataille rangée à l’aide des forces de police.

L’agro-industrie et ses représentant.e.s politiques tentent d’affaiblir le soutien populaire en créant une fausse opposition entre agriculteur.trices et consommateur.trices, ou encore entre l’attention portée à notre environnement et celle en faveur d’un revenu décent pour les agriculteur.trices.

Il est préférable d’entreprendre de nouvelles actions en s’appuyant sur les forces du mouvement et de frapper là où ça fait mal : dans l’économie, avec des blocages de centres de distribution, d’usines de transformation alimentaire et de ports. On peut aussi rendre plus visible le large soutien populaire existant en organisant une solidarité concrète. Pourquoi ne pas organiser une manifestation nationale avec le soutien des syndicats (avec au moins un préavis de grève dans le secteur de la distribution) et des organisations de la société civile (y compris les organisations environnementales) ? Cela changerait vraiment la donne.

Le mouvement devrait également s’armer de revendications qui font une réelle différence dans la vie quotidienne du monde agricole. La nationalisation du secteur financier permettrait d’annuler les dettes des agriculteur.trices, avec indemnisation uniquement sur base de besoins prouvés, et de créer un fonds public d’investissement agricole pour l’écologisation de l’agriculture.

Nous pouvons briser le pouvoir de l’agro-industrie et du secteur de la distribution en les plaçant sous contrôle et gestion publics pour assurer une planification reposant sur des quotas et des prix réglementés. Nous pouvons aider les agriculteur.trices en leur apportant un soutien administratif. Nous pouvons instaurer un droit de préemption à la faveur de la collectivité sur toutes les terres agricoles et exproprier les grands propriétaires, les banques et les spéculateurs pour constituer les fondements d’une banque foncière publique qui place les terres à la disposition des agriculteur.trices, en commençant par les plus petites exploitations. Une telle approche s’oppose frontalement à ce système fatal qui appauvrit le sol, la faune, la flore et l’ensemble de la population au profit d’une poignée d’actionnaires.

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