Sortir du capitalisme pour sauver la planète – Une analyse marxiste de la décroissance

Ce 3 décembre s’est déroulée une nouvelle manifestation pour le climat dans le cadre de la COP28 de Dubaï. Ce fut l’occasion de se pencher sur une proposition populaire dans le mouvement pour la justice climatique : la décroissance. Nous en avons discuté avec Alain Mandiki, syndicaliste et militant du PSL.

Propos recueillis par Constantin (Liège), dossier de l’édition de décembre-janvier de Lutte Socialiste

Pourrais-tu faire un rapide état des lieux concernant la crise climatique ?

Le dernier rapport du PNUE (Programme des Nations unies pour l’environnement) indique que nous nous dirigeons vers un réchauffement de la planète qui atteindrait les 3°C par rapport à l’ère pré industrielle, là où les accords de Paris avaient fixé l’objectif de limiter le réchauffement climatique à 1,5°C au mieux et à 2°C maximum. En dépit de toutes les promesses de l’industrie pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, on constate que les investissements dans le secteur des énergies fossiles continuent d’augmenter.

Tout cela illustre la débâcle de la classe dominante dans la gestion de la crise climatique, à travers les différentes COP, les conférences de l’ONU sur le climat. De plus, avec l’intensification de la nouvelle guerre froide entre les Etats-Unis et la Chine qui a notamment pour conséquence un processus de démondialisation, chaque classe capitaliste nationale est poussée à s’aligner sur le bloc impérialiste qui lui garantira la sauvegarde de ses intérêts. Cette nouvelle situation tend à largement réduire l’espace pour de nouveaux accords multilatéraux.

Qu’en est-il de l’état du mouvement pour le climat ?

Les grèves scolaires pour le climat de 2019 ont donné lieu à d’impressionnantes mobilisations qui ont contribué à rendre incontournable le thème du climat. Cela a conduit diverses grandes sociétés pétrolières comme TotalEnergies à tenter de “verdir” leur image, notamment via les différents mécanismes de compensation carbone, qui comportent certains aspect de rapport de domination néocoloniaux, ou par des campagnes de greenwashing.

Au regard de la trajectoire actuelle de réchauffement climatique, force est de constater que ces mobilisations pour le climat ne sont pas parvenues à faire bouger les lignes. C’est l’une des leçons à tirer : la mobilisation de masse ne suffit pas à elle seule.

C’est pourquoi une certaine radicalisation a pris place autour de groupes d’activistes plus restreints, comme Code Rouge ou Extinction Rebellion (XR). On a également parallèlement connu des tentatives plus institutionnelles, au travers de procès intentés aux Etats, qui ont parfois abouti à des condamnations pour inaction climatique, ou d’une loi sur “la restauration de la nature”. Ces approches institutionnelles aux étroites limites ne permettent toutefois pas d’affronter l’urgence de la situation. Entre radicalisation et espoirs dans les débouchés institutionnels, le mouvement cherche une issue dans toutes les directions.

Le mouvement d’aujourd’hui diffère d’il y a dix ans. Il essaye notamment de se lier à d’autres combats, ce qu’illustrent l’apparition de termes tels que “écoféminisme” ou “écologie décoloniale” opu des slogans comme “fin du mois, fin du monde: même combat”. La culpabilité du système capitaliste dans sa globalité est comprise, sans cependant qu’existe une compréhension claire du fonctionnement de celui-ci.

Le concept de décroissance est né dans les années 1970 et défend la diminution de la production de biens matériels et de la consommation. Que peut-on en dire ?

Le mouvement décroissant est une réflexion de cette recherche de débouchés pour le mouvement. Et, là aussi, il y a eu une évolution. Il y a dix ans, le slogan “plus de liens, mois de biens” exprimait une critique idéaliste de la société de consommation et de l’impact du mode de production sur la nature. A présent, la critique décroissante est beaucoup plus radicale. Elle ne s’attaque pas seulement au consumérisme et au productivisme, mais bien à l’ensemble du système. Cette évolution est très positive.

Remarquons cependant que la décroissance est un fourre-tout théorique. Le concept a été saisi par l’ensemble du spectre politique de l’extrême droite, par des mouvances spiritualistes, par la tendance de “l’écologie profonde” mais aussi par des figures de gauche comme Kohei Saito ou Jason Hickel, qui sont anticapitalistes. Ces derniers développent d’ailleurs une critique générale du capitalisme.

Bien que la décroissance approche une critique du système dans sa globalité, l’imprécision du concept empêche de comprendre pleinement les mécanismes de celui-ci et donc d’agir efficacement contre lui. En tant que marxiste, nous voulons poser la critique du mode de production sur base d’une compréhension des mécanismes de son fonctionnement.

Pour nous, le capitalisme est un système fondamentalement néfaste pour l’humanité, la nature et le rapport entre le deux. La production n’y est pas organisée en fonction des besoins sociaux mais dans le but de l’accumulation du capital dans les mains d’une minorité. C’est pour cela que le capitalisme se présente en premier lieu comme une immense accumulation de marchandises. Il transforme tout en chose. Mais la marchandise est avant tout la cristallisation d’un rapport social d’exploitation. Dès son émergence, le capitalisme a eu besoin d’asservir l’être humain et la nature. Le phénomène des enclosures en Angleterre, que Marx considère comme un des points de départ du capitalisme, a marqué la fin des droits d’usage, en particulier des communaux, dont un bon nombre de paysans dépendaient. Ce bouleversement économique et juridique a provoqué l’émergence de contradictions entre ville et campagne, ainsi que l’instauration de relations commerciales destructrices pour les peuples des pays soumis au joug esclavagiste et colonial dont le modèle était la monoculture destinée à l’exportation. Ces exemples illustrent cette nécessité d’asservissement. C’est cette compréhension scientifique du capitalisme que nous voulons apporter au mouvement.

Le marxisme met beaucoup d’emphase sur la nécessité du développement des forces productives. Et au regard du bilan écologique de l’Union soviétique, on peut comprendre que des doutes existent quant à la pertinence de l’analyse marxiste vis-à-vis de l’environnement. La décroissance ne serait-elle pas aussi une critique du marxisme?

L’expérience du stalinisme, une caricature bureaucratique sanglante du socialisme, a détourné toute une génération des idées du marxisme. Les désastres écologiques n’ont pas manqué en URSS. On pense évidemment à Tchernobyl, mais il y a une foule d’autres exemples moins connus. De nombreuses rivières ou étangs ont été pollués sans vergogne. La planification bureaucratique ne prenait aucunement en compte le lien entre être humain et nature. En République populaire de Chine, “la campagne des quatre nuisibles”, l’une des premières campagnes lancées lors du Grand Bond en 1958, a également causé un important déséquilibre écologique.

Le stalinisme, sous toutes ses variations nationales, ne sont pas capables d’adresser les problèmes écologiques. Maintenant que la chape de plomb idéologique du stalinisme a disparu, cela nous offre l’opportunité de revenir aux apports véritables du marxisme à l’écologie politique. Le concept de rupture métabolique joue un rôle fondamental dans la pensée de Marx. Son travail découle du constat que le lien entre l’être humain et la nature est absolument fondamental.

Quand Marx fait l’analyse de la transition entre le mode de production féodal et le mode de production capitaliste, il tire le constat que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les producteurs sont détachés physiquement des moyens de production. Le sens des enclosures, c’était de déposséder les paysans de leurs terres. Il en résulte une première aliénation du travailleur vis-à-vis de son outil. Par conséquent, les gens sont obligés de vendre leur force de travail pour survivre. Il en résulte la division entre la ville et la campagne que nous avons mentionnée précédemment.

Précédemment, il existait une certaine harmonie entre l’être humain et la nature, permise par le retour des déchets émanant du processus de production vers le sol, ce qui permettait de compléter une sorte de cycle naturel. Avec l’exode rural et l’industrialisation massive, toute une série de cycles naturels ont été brisés. La destruction du cycle de l’azote, par exemple, a causé une multitude de problèmes écologiques. La fertilité des terres s’en est trouvée réduite. Par ailleurs, cette séparation ville – campagne, a causé une accumulation de pollution et de déchets dans les centres urbains.

La discussion sur le développement des forces productives est une des plus débattues et des plus intéressantes. Elle a été caricaturée par les staliniens, mais ce que Marx entendait par là, ce qui est expliqué dans le Manifeste du parti communiste, c’est que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, un stade a été atteint où les crises sociales économiques et écologiques ne proviennent pas d’une sous-production mais bien de la surproduction. Pour résoudre toute ses contradictions internes, le capitalisme a abattu toutes les frontières sociales et naturelle qui se mettait en travers de son chemin. Il ne s’agit pas tant aujourd’hui d’augmenter les marchandises misent sur le marché mais bien de produire en fonction des besoins sociaux et de manière rationnelle. Nous voulons aussi que la vie humaine ne soit plus marquée par l’aliénation. C’est pour cela que nous voulons sortir du rapport salarial. Nous voulons que le temps consacré à produire ce qui est nécessaire soit limités au strict minimum pour que chacun et chacune puisse profiter de ce qu’il ou elle juge agréable dans le cadre d’une vie heureuse et épanouissante. C’est ce que Marx appelait le passage du royaume de la nécessité au royaume de la liberté.

Ton développement semble indiquer qu’il n’existe pas de solution sur base capitaliste. Mais en considérant le peu de temps qu’il nous reste, peut-on vraiment attendre le dépassement de ce système de production ? La décroissance ne représente-t-elle pas un intérêt dans ce sens ?

L’argument du temps n’est pas à prendre à la légère. Il y a urgence, c’est vrai. En plus du problème du CO2, il faut aussi prendre en compte que, sur les 9 limites planétaires à ne pas dépasser pour maintenir les conditions de développement de l’humanité, 6 ont déjà été franchies. Et les trois autres sont en passe de l’être.

La pression du temps a souvent été instrumentalisée pour nous faire accepter les maigres mesures que la classe dominantes a bien voulu concéder, en arguant qu’une petite mesure vaut mieux que pas de mesure du tout. C’est précisément ce type de raisonnement qui nous a conduit dans le gouffre actuel.

Au-delà du problème du réchauffement, c’est l’ensemble du rapport entre l’être humain et la nature qui est problématique sous le capitalisme. Ce système est incapable de répondre à l’ensemble des contradictions qui se présentent face à lui sur différents terrains.

On le voit en Belgique avec la crise des PFAS (substances per- et polyfluoroalkylées). Les industriels connaissaient depuis des années la nocivité de ce produit à trop haute concentration. Mais par souci de protégerr leurs marges bénéficiaires, rien n’a été fait. Suivant la même logique, quand a éclaté le scandale de l’usine 3M, qui avait pollué une bonne partie de la région d’Anvers, ce sont les travailleurs qui en ont fait les frais avec un plan social, les propriétaires s’en sont tiré à bon compte.

Ces exemples tendent à démontrer une des principales faiblesses de l’approche décroissante. Cette approche met en avant qu’il faut décroitre au niveau de notre consommation, qu’il faut décroitre au niveau de la production, mais elle ne fait pas l’analyse des fractures présentes dans la société. Or, quand on regarde le récent rapport d’Oxfam, on constate que les 1% les plus riches de cette planète émettent autant de Co2 que les deux tiers de l’humanité. Ceci illustre clairement que la société est bel et bien divisée en classes sociales. Laquelle d’entre elles est en mesure de surmonter les contradictions du capitalisme pour résoudre les problèmes économiques, sociaux et environnementaux ? On ne peut pas faire confiance aux capitalistes. Les divers scandales de santé publique et environnementaux que leur soif de profit engendre souligne clairement leur incapacité complète à gérer quoi que ce soit dans l’intérêt général.

Il va falloir prendre des mesures radicales pour diminuer la concentration de CO2 dans l’atmosphère et ainsi éviter que la température moyenne n’augmente au-dessus de 1,5° celsius.

Il va falloir reboiser massivement dans les territoires imperméabilisés et reconstruire les écosystèmes détruits par le mode de production. Toute une série de contraintes vont s’imposer à la production, sans compter les besoins sociaux à satisfaire. Ces quarante dernières années ont été marquées par le creusement des inégalités et des pénuries dans les pays riches. Nous n’avons pas encore mentionné les pays néocoloniaux où le développement du capitalisme a été plus tardif et où les besoins sociaux sont énormes. En plus d’oeuvrer à assurer que le vie en société reste compatible avec la nature, il faudra répondre à toute une série d’impératifs sociaux.

Nous n’avons pas d’autre choix que de planifier rationnellement l’économie de manière à pouvoir démocratiquement décider comment procéder à la nécessaire transition écologique. C’est impossible sans la nationalisation des secteurs clés de l’économie pour avoir à notre disposition les moyens et outils permettant de décarboner l’économie.

Pour réaliser cette transition écologique, certains secteurs vont devoir limiter fortement leurs activités, comme le secteur pétrolier. Mais ne semble-t-il pas raisonnable d’envisager que d’autres secteurs doivent au contraire drastiquement augmenter leur activité, comme celui des transports publics par exemple ?

Absolument. D’ailleurs la plupart des décroissants de gauche le reconnaissent. Il serait malhonnête d’assimiler le projet politique des décroissants de gauche à un phénomène de récession qui serait préjudiciable à l’ensemble de la majorité sociale.

Mais cela nous force à nous poser la question de ce qui ne va pas dans la société capitaliste. Le problème n’est pas seulement la croissance du PIB. Le problème émane de l’objectif fondamental de la société capitaliste, qui est l’accumulation de marchandises afin de pouvoir les vendre et en tirer profit. La marchandise, c’est avant tout un rapport social de production et d’exploitation. Et c’est ceci qui pose problème. Dans une société socialiste, la discussion sur la croissance se ferait sur une toute autre base, puisque l’objectif serait avant tout de répondre aux besoins sociaux. Les besoins sociaux comprennent également les besoins environnementaux, car c’est la majorité sociale qui va subir les conséquences du dérèglement climatique.

Construire une société où les besoins sociaux seront prioritaires exigera une lutte de masse acharnée. Comment construire le rapport de force nécessaire ?

Il faut partir des expériences récentes. Les mobilisations de 2019 ont marqué l’histoire. Elles n’ont pas abouti. Non pas parce que la mobilisation ne sert à rien, mais parce que la question du pouvoir n’a pas été posée correctement. Où se trouve le pouvoir ? Dans les rapports sociaux de productions. C’est pourquoi notre stratégie repose sur l’antagonisme de classe. Il faut jouer sur cette contradiction fondamentale du capitalisme.

Le fait est que si la classe travailleuse ne travaille plus, la classe capitaliste ne peut pas continuer le processus d’accumulation de capital. Par conséquent, la grève est encore la meilleure arme dont nous disposons. La grève à elle seule ne suffira pas. Il faut mettre à l’ordre du jour la question de la réappropriation des moyens de productions pour satisfaire les besoins de la société. Il est évident qu’un tel mouvement ne va pas se construire en un jour. Il s’agit ici de l’objectif vers lequel nous devons tendre. Les mobilisations ponctuelles sont donc à chaque fois l’occasion de convaincre autour de nous qu’il faut changer le système et qu’une alternative existe : la planification démocratique socialiste.

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