Tunisie : Quelle situation un peu plus d’un an après la chute du dictateur et après les premières élections ?

Dans son rapport du mois de juin, l’International Crisis Group (ICG) soulignait le risque de nouvelles explosions de colère en Tunisie, du fait de l’incapacité du gouvernement à faire face à des problèmes majeurs du pays, à savoir le chômage, les inégalités et la corruption. Ces problèmes sont exactement les mêmes qui ont causé les mouvements de masse des jeunes, travailleurs et pauvres qui aboutirent à la fuite de Ben Ali.

Rapport d’une discussion tenue à l’école d’été du CIO, par Baptiste L.

La Tunisie pieds et poings liés au marasme économique mondial

Les causes économiques de ces maux sont toujours à l’œuvre et la grave crise économique qui touche la Tunisie ne permet pas d’envisager d’autre perspective. Alors que le gouvernement dirigé par Ennahdha annonçait 2012 comme l’année de la reprise (croissance prévue entre 2,6% et …4,7% selon le ministre), le plus probable est que cette année amorce une nouvelle phase de contraction de l’économie. De fait, les exportations vers l’Europe chutent substantiellement, or c’est le cœur de l’économie. En outre, des partenaires traditionnels de la région comme la Lybie ne sont pas dans une situation pour stimuler les échanges commerciaux.

Depuis la chute de Ben Ali, 134 entreprises ont quitté le pays et parmi ces 134, environ 100 se justifient par les risques de grève accrus. Un tel fait suffit à illustrer à quel point la moindre tentative d’amélioration des conditions de vie ou de travail est d’emblée confrontée au chantage. Cela se retrouve encore de différentes manières dans l’économie. Ainsi, si l’inflation est officiellement de 5,7%, l’augmentation des prix des denrées de base est totalement disproportionnée. En un an, le prix des tomates a par exemple été multiplié par 8 !

Une situation sociale toujours dans l’impasse

Cela n’est pas un hasard ou la conséquence des méfaits du climat, mais une politique consciente du patronat de sorte à reprendre d’une main ce qu’ils ont dû concéder de l’autre (comme des augmentations de salaires conséquentes aux luttes et grève de la dernière période). Les luttes n’ont pas pris fin avec la chute de Ben Ali, que du contraire : la chute du dictateur honni a ouvert une boîte de Pandore en termes de revendications sociales. D’ailleurs, les magouilles derrière l’augmentation des prix des denrées de base pourraient donner naissance à une nouvelle vague de luttes sur ce sujet et où serait en train de germer l’idée de comités populaires pour contrôler les prix.

De son côté, le chômage n’a pas baissé depuis la fin de Ben Ali, que du contraire. Les grèves de la faim et les immolations sont autant d’actes de désespoir en augmentation face à cette situation. Le gouvernement fait d’ailleurs aveu de son échec et de son incapacité en proposant explicitement aux chômeurs d’aller tenter l’aventure en Lybie pour gagner de quoi vivre.

Ennahdha et l’islam politique déjà totalement discrédités

Dans une telle situation, les sondages faisant part du discrédit du gouvernement ne sont guère surprenants : pour 86 % des sondés le gouvernement Ennahdha est en échec complet sur la question de l’emploi et du chômage, pour 70 % il est également en échec face à la corruption et pour 90 % également sur la question des prix, où il apparaît qu’ils n’ont strictement rien fait. Ce bilan pour le gouvernement est si lourd qu’il va jusqu’à remettre en question l’existence de ce gouvernement, comme cela est avancé à juste titre dans le rapport de l’ICG.

Ennahdha, parti de droite et se réclamant de l’islam politique, est arrivé au pouvoir en octobre 2011. Cette victoire aux premières élections depuis Ben Ali ne signifiait pas pour autant un virage vers la droite des masses qui avaient mis fin à la dictature. Il suffit de voir que la participation électorale n’était que de 75 % et que 60 % de ceux-là n’ont pas voté en faveur d’Ennahdha. La base sociale d’Ennahdha prend plutôt ses racines dans des couches de la population qui furent inactives durant la révolution. En fait, cette victoire par défaut signifiait plus l’absence d’une alternative crédible pour répondre aux attentes sociales. Il est également crucial de voir ce résultat électoral comme une photo, un « instantané », et non comme une vue complète sur le processus dans lequel a pris place l’élection. Si Ennahdha a pu gagner en autorité suite à sa victoire, ils n’ont que plus perdu en crédit depuis avec le test de la pratique.

La contre-révolution prend ses marques

Suite à son incapacité à avancer une réponse sur le plan socio-économique, Ennahdha s’est décidé à s’engouffré sur la voie de la répression. Les contrôles arbitraires et la répression policière rappellent parfois ni plus ni moins que les méthodes de Ben Ali, à un degré différent toutefois. Cela est d’autant plus choquant quand on sait que le président Moncef Marzouki a été représentant pour Amnesty International et pour la ligue des droits de l’homme, et que le premier ministre Hamadi Jebali fut lui-même victime de la répression et connut la prison sous Ben Ali. La manière dont de telles figures ont adopté si rapidement ces méthodes répressives nourrit l’idée que ce qui est nécessaire est de renverser l’ensemble du système et pas seulement les têtes les plus visibles du régime. Ennahdha n’hésite d’ailleurs pas à déclarer que le vrai problème de l’ancien régime était avant tout une question de personnes. Une telle déclaration achève d’enterrer le mythe de l’islam politique.

L’enracinement dans l’appareil d’Etat de la nouvelle couche dirigeante de Ennahdha n’est évidemment pas encore aboutie comme a pu l’être l’enracinement du RCD de Ben Ali. Cette espace permet à des déchus du l’ancien régime de s’organiser derrières d’anciennes figures encore présentes surtout dans l’appareil militaire. Cette situation génère un conflit latent entre le nouvel et l’ancien establishment. Cette réorganisation des anciens de Ben Ali s’opère également au sein de « l’Appel de Tunisie ». Au sein de ce mouvement on retrouve d’anciens diplomates, ministres et notamment de l’ancien premier ministre provisoire Béji Caïd Essebsi. « Appel de Tunisie » se profile comme ‘moderniste’ et libéral, en contraste avec le caractère islamiste de Ennahdha et dans le but de se présenter comme des partenaires plus fiables pour les impérialistes et la bourgeoisie tunisienne. Sur base de l’expérience au sein de l’ancien régime, ils cherchent également à se profiler comme un gage de stabilité par rapport à Ennahdha dont le gouvernement est en crise.

Au final, Ennahdha et l’Appel de Tunisie ne sont rien d’autre que deux des visages de la contre-révolution. Leur volonté commune est de faire plier le mouvement ouvrier, son organisation, et de pérenniser le capitalisme en Tunisie. Ce n’est pas un hasard si une solidarité de classe apparaît lors de certaines situations socialement chaudes, comme lors de la répression d’un piquet de grève.

Les défis pour le mouvement ouvrier restent d’une importance critique

L’idée selon laquelle la Tunisie est le miracle du printemps arabe est donc loin d’être vrai. Bien sûr, il n’y a pas eu les interminables scénarios de guerre civile et de violence comme le connaissent la Syrie, la Lybie ou l’Egypte. Une des raisons qui explique cette différence est le poids conséquent de l’UGTT. Dans les autres pays cités précédemment, la structuration du mouvement ouvrier est beaucoup plus affaiblie. De toute la région (Afrique du Nord et Moyen-Orient), la Tunisie présente la plus grande tradition syndicale.

Depuis la chute de Ben Ali, le nombre de syndiqués a doublé pour atteindre un million de personnes. Sous Ben Ali, l’UGTT était le seul syndicat reconnu et sa direction avait tendance à être plus loyale au gouvernement qu’à sa base. Depuis le congrès de décembre 2011, une nouvelle direction a été élue à l’UGTT, largement plus sensible aux militants syndicaux de la base. Si à l’époque de la chute de Ben Ali le renversement de la direction de l’UGTT était une nécessité, aujourd’hui il s’agit plutôt de réaliser la tactique du front unique pour permettre au mouvement ouvrier de décrocher des victoires et d’augmenter sa conscience de classe.

Chaque occasion ratée donnera des opportunités à la droite

Le climat social est toujours bouillonnant, en atteste le nombre accru de grèves. Aux mois de mars et d’avril, une vague de grèves générales de villes pris place. Vingt villes réalisèrent à tour de rôle une grève générale. Cette expérience unique n’avait rien d’un mouvement de grèves désordonné. Que du contraire, ce mouvement de grève fut massivement suivi dans chaque ville avec la solidarité à chaque fois d’un grand nombre de petits commerçants. La solidarité de telles couches de la société est significative de l’autorité qu’a gagnée l’UGTT et de son potentiel. Ce potentiel est tel qu’il a donné lieu à certaines situations de double pouvoir.

Néanmoins, l’attitude de la direction de l’UGTT reste défensive et manque d’audace. Cela reflète en dernière instance un manque de confiance dans les capacités de la classe ouvrière et le manque d’une alternative politique. La direction actuelle pratique en fait un populisme de gauche, fait de balancement entre un radicalisme, poussé par la base, et des appels à la conciliation, faute de perspective politique. Un tel manque de stratégie n’est pas anodin et peut rapidement mener à une démoralisation ; d’autant plus que dans une période révolutionnaire chaque occasion manquée est une opportunité pour l’ennemi : la contre-révolution.

Les salafistes, l’immonde symptôme d’un régime agonisant

La situation actuelle peut être caractérisée comme très volatile : tout peut basculer d’un côté comme de l’autre. Une polarisation extrême se développe entre des éléments de révolution et contre-révolution. Cela s’est récemment illustré avec la croissance des forces de salafistes, qui défendent une lecture très réactionnaire de l’islam avec notamment l’organisation d’une police morale en défense de la charia. Ces salafistes ont une base sociale similaire aux fascistes : du lumpen (le ‘‘sous-prolétariat en haillons’’), des éléments de la petite bourgeoisie et des éléments aliénés de la classe ouvrière. Ils ont en commun également le recours à la violence envers le mouvement ouvrier organisé. De nombreux cas d’attaques envers des femmes « mal habillées », des bars à alcool et des militants politiques sont à recenser. Il faut toutefois remarquer que tous les salafistes ne sont pas des intégristes religieux. Il s’y trouve parfois de simples délinquants et autres petites frappes, ce qui est lié à la base sociale des salafistes.

L’attitude d’Ennahdha vis-à-vis des salafistes est symptomatique : les critiques sont toujours contrebalancées de justifications. Cette attitude s’explique en partie par le fait qu’au sein d’Ennahdha est présente une aile plus radicale, liée aux salafistes. La direction d’Ennahdha n’affronte donc pas les salafistes pour s’accommoder cette aile plus radicale. En outre, les salafistes sont consciemment instrumentalisés par Ennahdha pour faire le sale boulot envers les militants politiques et les travailleurs en lutte, mais également pour dévier les tensions de classe vers des tensions religieuses ou encore de profiter du climat délétère pour justifier la mise en place de couvre-feux. Parallèlement, des soupçons existent sur le fait que d’anciens pontes du RCD renforceraient les salafistes afin de déstabiliser le pouvoir en place.

Une stratégie vers la victoire est nécessaire pour écraser la réaction

Au mois de juin, dans la foulée des plus grandes manifestations depuis la chute de Ben Ali, les salafistes ont mis le feu à des bureaux de l’UGTT. Ce développement des forces salafistes appuie et illustre l’absolue nécessité pour le mouvement ouvrier de s’organiser de manière indépendante, pour pouvoir répondre à de tels défis critiques. Ces évènements de juin sont une première alarme à cet égard. La gauche doit construire un pôle indépendant de la classe ouvrière autour de l’UGTT. Nous n’avons aucune illusion à avoir dans le rôle soi-disant progressiste de l’Appel de Tunisie d’Essebsi ; les prochaines victoires du processus révolutionnaire seront le fait de la classe ouvrière et non des capitalistes à visage démocratique.

Les expériences de luttes pour les masses furent une véritable école révolutionnaire. Nous devons capitaliser sur cette expérience pour continuer la lutte pour une société basée sur des conditions de vie décentes, pour créer massivement des emplois, pour la nationalisation des banques et des grandes entreprises, pour un plan de développement des infrastructures par des investissements massifs. Seule la lutte pour le socialisme permet une économie démocratiquement gérée dans les intérêts des travailleurs et des pauvres.

Partager :
Imprimer :

Soutenez-nous : placez
votre message dans
notre édition de mai !

Première page de Lutte Socialiste

Votre message dans notre édition de mai