Turquie: le durcissement du régime n’amènera de stabilité durable ni à l’intérieur, ni à l’extérieur

Turkey Attacks Kurd, Government Forces in Syria, Mulls Ground Assault

La tentative de coup d’État ratée de la nuit du 15 juillet en Turquie, commise par une faction des forces armées, a donné lieu à une purge monumentale dans le pays. Un peu plus d’un mois plus tard, le 24 août, l’armée turque a lancé son opération la plus conséquente dans la Syrie voisine depuis le début du conflit en reprenant à l’État Islamique la ville de Djarabulus. Mais si l’EI était visé, il s’agissait aussi d’une démonstration de force contre les milices kurdes. Quelle voie s’offre aux travailleurs et à la jeunesse révolutionnaire au beau milieu de cette sanglante toile d’araignée où s’entremêlent les intérêts complexes et contradictoires de diverses puissances impérialistes et forces régionales ?

Par Nicolas Croes, article tiré de l’édition de septembre de Lutte Socialiste

Aucun soutien ni à Erdogan, ni aux militaires

La majorité de la population et tous les partis politiques se sont opposés au retour d’un régime militaire. Du côté de l’armée, en majorité composée de conscrits, peu de soldats étaient prêts à mettre leur vie en danger pour les putschistes, des officiers uniquement intéressés par la défense de leurs privilèges. Il manquait au coup d’État une réelle base sociale et politique. Comme l’expliquaient nos camarades de Sosyalist Alternatif (section du Comité pour une Internationale Ouvrière dans l’État turc) : ‘‘Alors qu’il est de la plus haute importance de résister aux attaques d’Erdogan sur les droits sociaux et démocratiques, ce coup d’État illustre le fait que la dictature ne peut être combattue avec des méthodes dictatoriales. Un tel coup d’État implique que plus de mesures répressives imposées aux masses, en cas de victoire ou non. Le coup d’État manqué sera désormais utilisé par Erdogan pour encore plus concentrer le pouvoir entre les mains de ses proches, ainsi que pour réprimer encore plus fortement les droits démocratiques.’’

Et cela n’a pas manqué. Le gouvernement a décrété un état d’urgence de 3 mois en prévenant que le pays allait temporairement déroger à la Convention européenne des Droits de l’Homme. Au 19 août 2016, pas moins de 25.917 personnes avaient été placées en garde à vue suite à la tentative de coup d’État. 13.419 personnes avaient été mises en détention préventive tandis que les passeports de 74.562 personnes avaient été confisqués. Près de 5.000 fonctionnaires de l’État turc avaient été licenciés de leurs fonctions et 80.000 suspendus (parmi lesquels 21.738 fonctionnaires du ministère de l’Éducation). 4.262 fondations, hôpitaux, institutions éducatives, associations, médias, syndicats et entreprises avaient été fermés.

Le pays traverse une crise politique croissante dans un contexte de crise économique grandissante. Le gouvernement a utilisé le système judiciaire et l’appareil militaire pour tenter de surmonter cette impasse en imposant le silence à l’opposition à l’intérieur et à l’extérieur du Parlement et en utilisant l’armée (purgée de ses élites kémalistes entre 2007 et 2013 avec le procès Ergenekon) pour écraser dans le sang l’opposition kurde depuis de longs mois.

L’offensive turque en Syrie

En Syrie, la prise de Manbij par les milices kurdes le 12 août a sans aucun doute précipité la décision de lancer l’offensive sur Djarabulus pour éviter qu’une nouvelle ville de la région ne tombe entre leurs mains. Cette intervention turque est intervenue dans un contexte d’équilibres régionaux mouvants. Erdogan en veut aux États-Unis pour avoir privilégié leur soutien aux forces kurdes contre l’État Islamique sans tenir compte des intérêts turcs. La Turquie a commencé à normaliser ses relations avec la Russie (avec laquelle elle peut parvenir à des compromis économiques) et a multiplié les rencontres avec l’Iran (qui partage ses préoccupations sur la question kurde), mais elle reste fondamentalement opposée au régime syrien, contrairement à ces deux pays. De là, l’attitude jusqu’il y a peu (très) conciliante du régime turc envers l’État Islamique commence à tourner.

L’État Islamique est confronté à une énorme pression militaire de même qu’à un mécontentement populaire grandissant dans les territoires qu’il contrôle. Il cherche à compenser ses pertes territoriales en recourant plus systématiquement à des méthodes terroristes plus ‘‘conventionnelles’’ pour impressionner ses ennemis et tenter de consolider son soutien. Le 3 juillet, plus de 300 personnes ont été tuées à Bagdad, l’attentat le plus meurtrier depuis l’invasion de l’Irak en 2003.

Les militants kurdes au nord de la Syrie (Rojava) ont été loués pour leur héroïsme et leurs succès militaires remportés contre l’État Islamique. Cette détermination sur le champ de bataille est à n’en pas douter alimentée par leur aspiration à construire une autre société à Rojava basée sur la solidarité, l’égalité des genres et le droit du peuple kurde à déterminer lui-même son avenir après des décennies d’oppression. Il est très improbable de pouvoir y parvenir à travers le ‘‘confédéralisme démocratique’’ sans transformation socialiste de la société. Mais le rapprochement des milices kurdes YPG (liées au Parti de l’union démocratique, PYD) avec l’impérialisme américain et la Russie est un danger pour l’avenir de ce combat pour une autre société. En Turquie, dans toute la région, de même qu’ailleurs dans le monde, aucune confiance ne saurait être accordée à des forces dont le seul but est d’assurer la domination de leur élite dirigeante.

Imposer des défaites militaires à l’État Islamique et éliminer le terreau économique, social et politique sur lequel il a pu se développer sont deux choses fondamentalement différentes. Selon le département américain de la Défense, le coût des opérations militaires liées à l’État Islamique depuis le 8 août 2014 est de 8,4 milliards de dollars. Une somme si colossale pourrait être investie dans l’amélioration profonde des conditions de vie des masses dans la région au lieu d’être consacrée à la destruction. Mais cela nécessite de lutter pour une transformation socialiste de la société et pour une planification démocratique de l’économie afin de répondre aux besoins des travailleurs et des pauvres.

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