Indonésie : les massacres anti-communistes de 1965

pkiQuand le troisième plus grand parti communiste au monde a été écrasé par un coup d’État militaire soutenu par les USA

La répression militaire contre le Parti communiste indonésien (PKI) qui a débuté en octobre 1965 et a continué tout au long de l’année suivante a été l’un des massacres les plus sanglants du 20e siècle. Même la CIA – qui a pourtant conspiré avec les généraux de droite indonésiens afin d’orchestrer ces atrocités – l’a comparé aux crimes des nazis et à la terreur stalinienne.

Par Vincent Kolo, chinaworker.info

Les puissances impérialistes craignaient de perdre l’Indonésie, alors gouvernée par le président populiste Sukarno avec le soutien du PKI, pour la sphère d’influence capitaliste «occidentale». Un mémorandum de la CIA daté de 1962 note que le président américain John F. Kennedy et le Premier ministre britannique Harold Macmillan avaient convenu de «liquider le président Sukarno, en fonction de la situation et des opportunités disponibles.»

Massacres racistes

La CIA et l’ambassade américaine à Jakarta ont ainsi remis des listes de milliers de noms de «suspects communistes» à l’armée – alors soutenue par des milices quasi-religieuses – pour les rassembler et les exécuter. La Grande-Bretagne, alors dirigée par le gouvernement travailliste d’Harold Wilson, n’était pas en reste puisqu’elle poussa l’armée indonésienne à donner à sa campagne de terreur une ‘touche’ anti-chinoise.

Cette décision reposait sur l’expérience de l’administration coloniale britannique dans la lutte contre l’insurrection communiste en Malaisie. «Une des choses les plus efficaces que l’Occident a réussi à manœuvrer fut de transférer par le biais de politiciens non-communistes l’idée même du communisme sur la minorité chinoise en Indonésie. Il l’a transformé en un conflit ethnique», a noté Roland Challis, un correspondant de la BBC de l’époque.

Les capitalismes américain et britannique n’ont pas hésité à remuer jusqu’aux divisions racistes et religieuses les plus anciennes afin de faciliter la poursuite de leurs objectifs économiques et militaires. C’est d’ailleurs ce modèle que nous avons vu se répéter récemment au Moyen-Orient.

Les meurtres qui ont eu lieu en Indonésie ont été effectués à une échelle quasi-industrielle, les estimations faisant état d’au moins 500.000 morts. Rivières et cours d’eau étaient bloqués tant les cadavres étaient nombreux, jetés en masse, nuit après nuit. Selon le documentaire de 2012, The Act of Killing (également disponible en français), il serait plutôt question d’un million de décès. Deux tiers des morts étaient d’origine chinoise. Le régime militaire qui a suivi a interdit l’utilisation de la langue chinoise et a fermé les écoles fréquentées par cette même communauté.

Ces événements ont marqué le début de la fin pour Sukarno, qui avait jusque-là gouverné en balançant de manière «bonapartiste» entre le PKI (parti communiste) à sa gauche et l’armée et les groupes féodaux-islamistes à sa droite. Une fois le PKI proscrit, environ un million de sympathisants et autres furent emprisonnés sans le moindre procès. Le Département d’État américain publia à l’époque un rapport jubilatoire rapportant que le nombre de communistes à travers le monde dans les pays hors bloc de l’Est avait chuté de 42 pour cent en un an. Par la suite, Sukarno fut maintenu en fonction en tant que figure de proue fantoche au service de la junte militaire, qui, l’année suivante, finit tout de même par l’évincer. Cette période inaugurera le règne de 32 ans du dictateur Suharto.

Le régime brutal du général Suharto ne fut qu’une dictature soutenue par les autorités américaines parmi tant d’autres (Park Chung Hee en Corée du Sud, Chiang Kai-shek à Taiwan,…) dans le but de briser les vagues révolutionnaires qui voyaient le jour à travers l’Asie. Après le coup d’État indonésien, le Premier ministre australien Harold Holt déclara qu’avec «500.000 à 1.000.000 de sympathisants communistes supprimés, je pense qu’il est possible de supposer qu’une réorientation (idéologique, NDA) a bien eu lieu.»

Un chapitre méconnu de l’Histoire

Aujourd’hui, les événements de 1965 à 1966 sont en grande partie un chapitre inconnu de l’histoire du pays. Pendant des décennies, le système scolaire a organisé un véritable ‘lavage de cerveau’ avec des films de propagande anti-communistes qui laissaient peu de place à l’imagination. Un sondage d’opinion de 2009 du Jakarta Post a montré que plus de la moitié des étudiants universitaires «n’avaient jamais entendu parler des massacres des années 1960». Les lois édictées à l’ère Suharto interdisant le communisme, le marxisme et la diffusion de l’athéisme n’ont d’ailleurs toujours pas été abrogées.

Par la suite, un mouvement révolutionnaire renversa Suharto durant la «crise de la roupie» de 1998 après que le FMI (invité par Suharto à se mêler de l’économie indonésienne) ait imposé des politiques d’austérité humiliantes similaires à celles qu’a récemment connu la Grèce. Mais aujourd’hui encore, l’armée et ses intérêts économiques demeurent une force majeure de la politique indonésienne. De même, les milices d’extrême-droite qui ont réalisé la plupart des meurtres en 1965-66 sous la direction de l’armée n’ont jamais été punies et continuent à jouir des liens étroits qu’elles entretiennent avec l’establishment politique.

Sukarno était un leader bourgeois, un nationaliste radical dans le style de Nasser en Égypte et de Nehru en Inde, qui zigzaguait sur la scène mondiale entre les blocs occidentaux et de l’est, entre le capitalisme américain et les régimes à parti unique staliniens. Dans ses dernières années, Sukarno avait été courtisé avec ferveur par Pékin, qui était également devenu le principal bailleur de fonds international de la direction du PKI. C’était aussi l’époque de l’approfondissement de la rivalité entre les régimes staliniens chinois et russes, une lutte de pouvoir purement basée sur des intérêts nationaux mais déguisée sous des termes idéologiques de «véritable communisme» contre «révisionnisme».

Au début des années 1960, tandis que la «guerre froide» s’intensifiait en Asie, Sukarno s’est engagé dans un anti-occidentalisme radical, ce qui ne l’a pourtant pas empêché de signer un accord avec les compagnies pétrolières occidentales en 1963, ignorant ainsi les demandes de nationalisation du PKI et des nationalistes. S’opposant aux plans des Américains et des Britanniques qui prévoyaient d’utiliser la Malaisie nouvellement indépendante comme tête de pont pour les intérêts occidentaux – que Sukarno décrivait comme «néocoloniaux» – celui-ci retira l’Indonésie de l’Organisation des Nations Unies, expulsant dans la même foulée le FMI et la Banque mondiale avec leurs agendas pro-américains.

Ces mesures alarmèrent rapidement Washington et Londres. En dépit de cela, sur le terrain, les conditions des masses indonésiennes continuaient de se détériorer avec hyperinflation, hausse du chômage et impasse sur la réforme agraire. Les discours de Sukarno étaient pleins de rhétorique radicale mais ils ne préconisaient pas d’alternative au capitalisme. Amateur d’acronymes, il lança le concept de NASAKOM – une fusion de nationalisme, d’Islam et de communisme. En réalité, il ne s’agissait que de mots destinés à tenter d’apaiser les différentes forces sociales.

En 1963, une grave sécheresse a conduit à une famine de masse à Java. Quand les paysans, d’abord soutenus par le PKI, commencèrent à réclamer des terres, l’armée lança une vaste campagne de répression. Sukarno appela alors les dirigeants du PKI à abandonner leur agitation sur cette question en contrepartie de maigres concessions, ce qu’ils firent.

Dans son excellent L’avènement et la Chute du PKI, Craig Bowen (membre du Comité pour une Internationale Ouvrière en Australie) a écrit : «La nation indonésienne était lourdement endettée par les banques mondiales et, chaque année, le déficit budgétaire doublait. La valeur de la roupie avait sombré à un centième de sa valeur légale à la suite d’une inflation chronique – dans les six années précédant 1965, le coût de la vie avait augmenté de 2000 pour cent. Dans le même temps, il a été rapporté que jusqu’à 75 pour cent du budget de l’Etat était dépensé dans les forces armées.»

La théorie des stades

Le mécontentement croissant parmi les masses s’est reflété dans une croissance fulgurante du PKI, qui, de seulement 7.000 en 1952 a atteint les 3 millions de membres en 1964. Le PKI était à cette époque le troisième plus grand parti communiste au monde, après ceux de Chine et de Russie. En août 1965, quelques semaines avant que ne commence la répression militaire, 26 millions de gens étaient organisés et dirigés par le PKI dans des syndicats ainsi que dans diverses organisations de jeunes et de femmes, soit une personne sur six parmi la population! Le chef du PKI Dipa Nusantara Aidit, capturé et tué par l’armée en novembre 1965, s’est même vanté de pouvoir gagner 30 pour cent du vote populaire si des élections avaient lieu, ce qui était en réalité tout à fait plausible.

Mais il n’y a pas eu d’élections. Celles-ci avaient été suspendues avec le consentement de la direction du PKI, quand Sukarno a présenté en 1959 ce qu’il a appelé la « démocratie dirigée », en réalité une loi martiale dissimulée. Lors des dernières élections parlementaires qui prirent place sous Sukarno, en 1955, le PKI avait émergé comme étant le quatrième plus grand parti avec 16,4 pour cent de vote.

Les dirigeants du PKI ont malheureusement été pris au piège de la mentalité stalinienne de la théorie des «stades», croyant qu’il n’y avait aucune possibilité immédiate de révolution socialiste dans un pays en développement comme l’Indonésie, récemment libéré du colonialisme néerlandais. La conclusion de cette approche était que la tâche du mouvement des travailleurs était de soutenir l’aile la plus radicale de la classe capitaliste nationale dans une «alliance anti-impérialiste». L’objectif, selon ce schéma, était de consolider le capitalisme national et la «démocratie» en reportant l’idée du socialisme de façon indéfinie. Le Chef du PKI a ainsi réaffirmé que « la lutte de classe est subordonnée à la lutte nationale ».

Cette idée, une pierre angulaire pour les partis communistes staliniens, signifie que les dirigeants du PKI ont agi comme un frein monumental sur les luttes des masses. Ils ont mis l’accent sur des thèmes nationalistes, comme la confrontation militaire et politique à l’encontre de la formation de l’État de Malaisie parrainée par les États-Unis et l’Angleterre (la Malaisie partage une frontière terrestre avec l’Indonésie sur l’île de Bornéo) ; au détriment de l’engagement dans la lutte sur les questions de classe à la manière de la Révolution russe de 1917 et de son célèbre slogan : terre, pain, paix.

Par les clauses de l’alliance du PKI avec Sukarno, le parti est devenu un appendice de facto de son gouvernement, dépouillé de toute indépendance dans l’action ou le programme ; le PKI entreprenant ainsi et seulement des campagnes permises par le président lui-même.

L’historien David Mozingo décrit que « les grandes organisations travaillistes, de jeunes et de femmes au sein du parti pouvaient produire des rassemblements splendides pour Sukarno; ces rassemblements, toutefois, ne persuadaient aucunement les membres de la base, dans les villes et villages, que le PKI se rapprochait ainsi du pouvoir ».

Les différences politiques entre le PKI, reposant ostensiblement sur les fondations du «marxisme», et Sukarno, sont devenues floues aux yeux des masses et il semble également que cela ait été le cas au sein de la direction du PKI même.

Comme l’a noté l’historien australien Rex Mortimer, « En 1963, le culte du parti devenait presque de l’idolâtrie. Malgré le mépris notoire du Président dans les affaires économiques et de son ignorance en la matière, le PKI déclara que la solution aux difficultés pouvait être laissée en toute sécurité dans les mains de Sukarno. Un peu plus tard un dirigeant du PKI (Aidit) donna l’accolade finale en décrivant le président comme son premier professeur de marxisme-léninisme ».

Une répétition de la Chine des années 1920

La confusion politique des dirigeants du PKI et leur échec à poursuivre une position indépendante et clairement socialiste apparaît presque comme une répétition des erreurs des staliniens en Chine dans les années 1920. Léon Trotsky, dont la théorie de la révolution permanente est le meilleur antidote à la théorie stalinienne des «stades», expliquait que les marxistes peuvent et devront, en fonction des conditions concrètes, conclure des alliances temporaires de caractère purement pratique avec des non-socialistes et même des partis bourgeois pour, par exemple, résister à l’intervention militaire impérialiste ou défendre les droits démocratiques. Mais, dans le même temps, ils devront maintenir leur indépendance politique et leur liberté d’action.

Voilà pourquoi Trotsky s’opposa à l’entrée du Parti communiste chinois (PCC) dans le Kuomintang en 1924, une politique imposée par Staline au PCC, alors jeune et inexpérimenté. Cela équivalut à la subordination totale du parti au Kuomintang bourgeois – un parti et une classe sociale qui n’a pas été capable de mener une révolution démocratique bourgeoise à la victoire.

Quelle ironie alors que 40 ans plus tard, le régime de Mao Zedong en Chine ait soutenu avec enthousiasme la subordination du PKI à Sukarno. Comme dans les années 1920, le résultat a été une contre-révolution meurtrière et l’anéantissement de toute une couche communiste conscientisée de la classe ouvrière. A défaut de comprendre sa propre histoire, le régime chinois a applaudi l’adaptation politique du PKI à Sukarno. En 1963, Aidit a été nommé membre honoraire de l’Académie des Sciences de Chine et ses œuvres sélectionnées ont été publiées par Pékin. Le soi-disant front uni du PKI avec Sukarno a été salué comme « de grande importance pour le mouvement communiste international ».

Le but de cette flatterie était de garder le PKI loin de Moscou et dans l’orbite de Pékin, et plus important, pour assurer les services du PKI comme une monnaie d’échange pour Pékin afin de gagner de l’influence auprès de Sukarno et de la bourgeoisie indonésienne. Cela montre de façon similaire comment Staline, quatre décennies plus tôt, avait utilisé un PCC muselé dans le but de sécuriser une alliance avec le Kuomintang de Tchang Kaï-chek. Même après que la répression militaire ait commencé à la fin de 1965, loin d’appeler à une « guerre du peuple » ou à la lutte armée contre les milices et la droite en général, les conseils du régime chinois au PKI furent de ne « pas paniquer, de ne pas être provoqué », une position dictée par l’espoir et le désir de ne pas affaiblir celle de Sukarno afin de sauver leur soi-disant «alliance».

Même quand l’ambassade de Chine à Jakarta fut brûlée la réponse officielle chinoise est restée muette. La décision prise par de petits groupes restants du PKI -qui n’était plus qu’un faible écho du mouvement de masse précédent- à se tourner vers la lutte de guérilla est venu plus tard, en 1967, quand il était devenu clair que les politiques de Pékin en Indonésie s’étaient définitivement effondrées.

La plus cruelle des défaites

L’étincelle qui a mené à la répression militaire est venue lorsqu’un groupe d’officiers de l’armée radicale, les G30S (Gerakan 30 Septembre), ont organisé un coup d’État bâclé, le 30 Septembre 1965, en capturant et tuant six généraux de droite. Cette action avortée a probablement été lancée pour déjouer un complot ourdi par ces mêmes généraux qui devait se dérouler une semaine plus tard. Le haut commandement de l’armée soutenue par l’impérialisme ont vu ainsi une occasion de stigmatiser le coup d’État manqué comme étant de l’œuvre du PKI afin de pouvoir lancer des représailles massives.

La base du PKI a été complètement prise au dépourvu par le putsch du G30S; bien qu’il soit possible qu’une partie de sa direction en ait eu connaissance. Cependant, la suite des événements pourrait être résumée en un mot: la paralysie. Une fois que l’armée a lancé sa contre-attaque avec une propagande anti-communiste massive, il n’y avait qu’une seule voie d’action possible pour éviter la catastrophe, en mobilisant les forces de masse du PKI dans les rues et en appelant à une grève générale pour empêcher ce qui était maintenant un contrecoup de droite et une tentative d’écrasement de la résistance des masses.

Ce mouvement aurait dû exiger des élections immédiates, la terre aux paysans, un gel des salaires et des hausses de prix, la nationalisation de l’industrie sous contrôle démocratique des travailleurs, les droits démocratiques au sein de l’armée et l’élection des officiers, et la formation de milices armées des travailleurs. Une telle réponse avait une bonne chance de succès si elle avait été faite immédiatement, avant que le commandement de l’armée de droite ait consolidé sa position. Malheureusement, à défaut de voir le couteau sous sa gorge, les dirigeants du PKI n’ont émis aucune appel et ont placé leurs espoirs dans leur «ami» Sukarno pour sauver la situation.

Des similitudes existent, à la fois avec l’Allemagne de 1933 et le Chili de 1973, quant au manque de préparation et à l’impuissance des cadres du PKI une fois que l’assaut répressif ait été déclenché. Les membres du PKI, même des membres de premier plan, ont été laissés sans plan de survie. « Attendez les instructions, » semble avoir été l’avis largement partagé – mais les instructions ne sont jamais venues !

La déroute du PKI et le bain de sang qui a suivi est un terrible avertissement à la classe ouvrière internationale de la manière dont ses erreurs politiques – des illusions dans les politiciens bourgeois, l’absence d’un programme socialiste clair, et la sous-estimation de la détermination brutale de l’ennemi de classe – peuvent être traduites dans la plus cruelle des défaites. Alors qu’une nouvelle génération de combattants de la classe ouvrière et de la jeunesse socialiste émerge en Asie, ces leçons écrites dans le sang doivent impérativement être apprises.

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