La réponse politique de Gustave Dache au texte des quatre mandelistes de la LCR (2)

Suite à la publication du livre de Gustave Dache sur la grève générale de 60-61, la LCR avait fait une critique de l’ouvrage sur son site ("Comment Gustave Dache réécrit l’histoire de la grève de 60-61" *). Voici la réponse de Gustave.

Par Gustave Dache

Les trois conditions de Lénine

Ceux d’en bas ne veulent plus être gouvernés comme avant

Ils affirment: ‘‘Pour Lénine, une situation est révolutionnaire lorsque trois conditions sont remplies simultanément. » Examinons si, lors de la grève générale de 60-61, ces trois conditions étaient remplies ou pas. Pour moi, cela ne fait aucun doute, elles l’étaient.

La première condition est que  »ceux d’en bas ne veulent plus être gouvernés comme avant ». La façon dont les travailleurs du pays ont réagit dans des grèves précédant le conflit de 60-61 mais surtout leur réaction face au projet d’austérité du gouvernement est assez significative de cette volonté de ‘ne plus être gouvernés comme avant. » La façon dont ils ont réagi spontanément, sans mot d’ordre, est assez éloquente également. Mais il n’y avait pas que du côté des travailleurs qu’existait l’hostilité et le rejet envers ceux d’en haut.

Cette hostilité et ce rejet s’exprimaient aussi du côté des classes moyennes. Même la grande presse avait pris ses distances en ne soutenant plus le gouvernement. Deux exemples l’expriment, parmi d’autres. Le Soir du 17 janvier disait ainsi que:  »On peut vraiment dire qu’il n’y aura pas un seul domaine de la vie nationale sur lequel les erreurs du gouvernement n’auront lourdement pesé. » L’audience de ceux d’en haut était, en plus d’être mise à mal depuis plusieurs années, complètement discréditée de part leur honteuse recherche du profit et de l’exploitation des masses et des richesses congolaises.

La grande presse de droite, qui jusque là soutenait le gouvernement sans réserve, a commencé à le lâcher. C’est ainsi que  »L’écho de la Bourse », le 16 janvier, a notamment écrit que:  »Nous exprimons principalement le souhait que le gouvernement, après s’être débarrassé de la pression de l’émeute, prenne le temps de la réflexion et renonce à accabler le pays de la loi inique. »

Ceux d’en haut n’en sont plus capables

La deuxième condition de Lénine est que :  »ceux d’en haut n’en sont plus capables » (de gouverner). Bien qu’en apparence ceux d’en haut ont tout fait pour apparaître unis, ce ne fut pas évident dans les faits. En effet, pendant les dix premiers jours de cette grève générale d’un déferlement et d’une puissance jamais égalée, le gouvernement de la droite réactionnaire de la grande bourgeoisie sont inquiets, ils ont des doutes, des hésitations, ils tâtent le terrain quant à la façon de réagir. Il sont impuissants face à cette grève générale qui paralyse toute l’économie, où l’objectif révolutionnaire était clairement défini, surtout les dix premiers jours d’un conflit de classe sans précédent.

En plein désespoir, le gouvernement cherche une solution qui ne lui fasse pas perdre la face. C’est alors qu’il suspend les débats à la Chambre des représentants. Si, du côté des partis politiques de la droite au gouvernement, cette  »dérive révolutionnaire est dénoncée et condamnée », il n’en demeure pas moins que si les uns voulaient composer et les autres réprimer la  »canaille communiste », les uns et les autres étaient aux abois mais en même temps voulaient tous et à tout prix sauver l’essentiel: leur pouvoir.

Dans les dix premiers jours, le gouvernement et ceux d’en haut qui le soutenaient étaient désemparés. Car la grève générale n’a pas seulement paralysé toute l’économie du pays, elle a eu en même temps pour conséquence que le gouvernement n’était plus en état de fonctionner normalement. Il était victime d’une paralysie momentanée. Lorsqu’il a constaté que les directions traditionnelles donnaient des gages de loyauté, qu’elles ne souhaitaient pas pousser les hostilités jusqu’à leur terme, et alors seulement, le gouvernement a repris de l’assurance et a réagi avec vigueur en donnant des consignes à la gendarmerie pour faire remettre les grévistes au travail et en finir avec ce conflit de classe.

Pendant la trêve des débats parlementaires, le gouvernement comptait aussi sur elles pour voir le conflit s’enliser et les grévistes se lasser. Mais il n’en fut rien, au contraire. Les différents ministres sont tour à tour intervenus à la télévision afin de décourager les travailleurs de continuer la lutte n’ont eu aucun effet sur le moral des grévistes. Au contraire, la lutte a repris avec plus de vigueur et la situation est devenue encore plus explosive et plus incontrôlable que les jours précédents.

La suspension des débats à la Chambre des représentants et la mise en congé du Parlement du 22 décembre 1960 au 3 janvier 1961, pendant une longue période de douze jours, est déjà en soi synonyme d’une carence temporaire du pouvoir de la bourgeoisie. C’est la principale institution de l’Etat bourgeois, là où elle exerce sa domination puisqu’elle y est largement majoritaire. Cet événement est d’autant plus significatif qu’ils voulaient faire voter la Loi Unique rapidement avant le 31 décembre 1960. En se débarrassant de l’une des plus hautes institutions de l’Etat, la bourgeoisie était contrainte à se passer du moyen de faire voter la Loi Unique. D’autre part, dans ces circonstances de grève générale, le Parlement constituait une entrave légale à la domination complète de la bourgeoisie dans un conflit classe contre classe qui se déroulait dans la rue. La bourgeoisie connaissait parfaitement l’objectif révolutionnaire de la grève générale. Les dirigeants des organisations ouvrières étaient eux aussi parfaitement conscients de la trame de fond et des sentiments révolutionnaires qui existaient au sein de la classe ouvrière du pays.

Cette situation a donc ouvert pendant douze jours une carence temporaire du pouvoir en Belgique, aussi significative que celle qu’a connu la France en Mai ’68 lorsque De Gaule s’est rendu à Baden Baden en Allemagne pour s’assurer le soutien de ses généraux face à la menace révolutionnaire présente en France en mai 68, tout comme en Belgique en 60-61. Elle prit une forme similaire, mais chacune ont gardé leur spécificité.

D’autre part, le 9 janvier 1961, à 4h30, le gouvernement s’était réuni en vue de prendre des mesures d’urgence pour prévenir toute action insurrectionnelle spontanée. Les rapports reçus dans la nuit par les différents services de police signalaient une impressionnante série d’actes de sabotage, surtout en Wallonie, et qui ont fait craindre au gouvernement que l’insurrection ouvrière ne soit entrée dans une phase active. Dès 6h du matin, une vague d’arrestations a eu lieu, avec 200 arrestations dans les régions rouges.

Mais si, en 60-61, la bourgeoisie belge fut loin d’avoir épuisé toutes ses cartouches, la classe ouvrière non plus n’avait pas épuisé toutes les siennes, ni toutes ses ressources. Son potentiel de combativité révolutionnaire était resté intact. Les forces de la classe ouvrière non seulement ne furent pas épuisées, mais s’étaient même renforcées par l’expérience acquise par les grévistes lors des nombreux affrontements de classe.

Si je reprends souvent des citations de Trotsky, c’est par ce qu’elles ont supporté l’épreuve du temps et des évènements et qu’elles gardent leur actualité, toujours aujourd’hui, du moins pour ceux qui veulent obtenir une transformation socialiste de la société. Voyons ce qu’il disait concernant la carence du pouvoir du gouvernement :  »L’importance fondamentale de la grève générale, indépendamment des succès partiels qu’elle peut donner, mais aussi ne pas donner, est dans le fait qu’elle pose d’une façon révolutionnaire la question du pouvoir. Arrêter les usines, les transports, en général tous les moyens de liaison, les stations électriques, etc., le prolétariat paralyse par cela même non seulement la production, mais aussi le gouvernement, le pouvoir étatique reste suspendu en l’air. » (Léon Trotsky, Où va la France, souligné par G. Dache)

Les classes moyennes hésitent entre les deux camps

En ce qui concerne la troisième condition  »les classes moyennes hésitent entre les deux camps »; la grève générale a eu une immense audience sur la population. Le constat le plus remarquable et le plus significatif en ces journées de lutte, c’est la façon dont les couches les plus politisées des classes moyennes se sont non seulement solidarisées, mais ont apporté leur soutien au mouvement de grève générale. Les petits commerçants, les artisans, les cafetiers, les boulangers, les petits rentiers, etc., toutes ces catégories se sont montrées disciplinées et respectueuses des consignes données par les comités de grève, aux réunions desquelles il est parfois arrivé que l’un de leurs représentants participe.

La petite-bourgeoisie avait fort bien compris que le projet d’austérité du gouvernement la touchait également et qu’elle n’avait d’autre solution que de s’associer à la classe ouvrière pour le combattre. Nombreux sont ceux de la petite-bourgeoisie qui ont compris qu’il leur fallait pour survivre se ranger du côté de la classe ouvrière en lutte contre leur ennemi commun: le Grand Capital. La classe ouvrière est la seule classe sociale capable de résister au projet d’austérité capitaliste. L’appui de ces couches était très important pour le succès final du mouvement.

La classe dominante sentit se dérober sous ses pieds l’appui des couches intermédiaires de la petite bourgeoisie, qui généralement lui sont acquise. Cette situation d’alliance de la petite-bourgeosie avec le prolétariat a été occultée par les appareils réformistes de la FGTB et du PSB. Ils ont dissimulé la véritable nature de classe de cette alliance. Il y a d’ailleurs eu des exemples concrets de celle-ci, comme lorsque les commerçants de La Louvière ont tenu à marquer leur solidarité avec les grévistes en prenant contact avec eux pour les aider. Des sommes d’argent et des vivres ont été apportés aux grévistes pour les soutenir dans leur lutte contre la grande bourgeoisie.

Il n’y a d’ailleurs pas que les couches de la petite bourgeoisie qui se sont senties solidaires, comme lorsque Le Peuple signale que les soldats et les gendarmes supplétifs avaient de la sympathie pour la grève générale. Des soldats avaient fait savoir aux grévistes qu’ils n’avaient pas de balles, et certains gendarmes supplétifs avaient prêté leurs bons offices pour établir les liaisons entre les piquets de grève. Il faut rappeler que lors de la grève générale de 1950, il y avait déjà eu un début de désintégration de l’armée. Jean Louvet se souvient aussi que des grévistes s’adressaient à des soldats leur disant:  »tu ne vas quand même pas tirer sur ton père. » Les soldats répondaient :  »Non monsieur. »

Les quatre auteurs de la lettre de la LCR me font inévitablement penser à Trotsky quand il dit que:  »A l’école de Lénine, il faut apprendre la méthode d’action et non pas changer le léninisme en citation et en recette bonne pour tous les cas de la vie. » (Où va la France) Cette citation s’applique parfaitement à leur cas.

La question des occupations

Concernant l’occupation des établissements publics et des points stratégiques, certes, ce ne fut pas un phénomène généralisé à toute la Belgique. D’une part, il n’y a jamais eu de mot d’ordre d’occupation et, d’autre part, l’essentiel de la lutte classe contre classe se situait dans la rue. Il est toutefois à noter que, spontanément, la régie de l’électricité de Gand a été occupée pendant dix jours. En plus, Le Soir du 28 décembre 60 signale que:  »A Soignies, absolument toutes les industries sont paralysées. Les grévistes qui sont environ 1200 à 1300 contrôlent la situation. Ils occupent tous les établissements publics, écoles, poste, gare, usine, tout est fermé. » Dire comme le font mes quatre détracteurs que:  »rien de tel ne s’est produit en 60-61 », c’est encore une fois minimiser la juste réalité des faits. C’est aussi nier toutes les initiatives spontanées des grévistes d’occupation d’établissements et d’usines. A La Louvière, c’est le comité de grève qui a pris le pouvoir et a contrôlé absolument toute la situation. Le comité de grève dirigeait la grève de main de fer et fonctionnait comme un soviet, même les policiers communaux n’agissaient pas sans le consulter.

Si un mot d’ordre d’occupation avait été lancé par les directions ouvrières, il est certain que l’occupation des entreprises et des points stratégiques aurait été largement réalisée. Il est évident que, ici et là, il y aurait eu des difficultés mais qui aurait pu empêcher les 10.000 grévistes des ACEC, les milliers de sidérurgistes, les milliers de verriers, d’occuper leurs usines ? Qui aurait pu empêcher les manifestations de 30 ou 40.000 grévistes de prendre d’assaut les points stratégiques, la radio, la TV, les centrales électriques, les gares, etc. ? Si les grévistes ont été capables de risquer leurs vies en commettant les nombreux actes de sabotages, il ne fait aucun doute pour les plus conscients qu’ils auraient été capables d’occuper les usines et les points stratégiques.

Les illusions envers la social-démocratie

Les quatre auteurs de la LCR posent la question suivante :  »si la majorité des travailleurs était invaincue et avait vraiment perdu toute illusion sur la social-démocratie au cours de la grève, comment expliquer qu’elle ne soit pas repartie au combat quelques mois plus tard? » On peut souvent entendre ce genre de phrase, si hautaine et méprisante, dans la bouche des réformistes, des communistes de salon et des sceptiques en tous genres. Mais on constate qu’aujourd’hui que les quatre mandelistes de la LCR ont repris le flambeau en se posant la question:  »comment expliquer qu’elle ne soit pas repartie au combat. » Poser cette question, c’est de la démagogie caractérisée envers les grévistes qui, durant cinq semaines, ont fait leur devoir de classe.

Il ne faut pas idéaliser la classe ouvrière. C’est des partis politiques que doivent provenir les mots d’ordre de mobilisation de combat, ce sont eux qui doivent fixer les objectifs révolutionnaires. Même si ceux-ci ne furent pas atteints, il est certain que les travailleurs du pays sont restés invaincus. Mais les directions ouvrières traditionnelles n’ont pas envisagé de lancer une campagne révolutionnaire hardie dans la perspective de la conquête du pouvoir. En ce qui concerne ces directions, il n’y a rien d’étonnant. Ce qui a été le plus surprenant, c’est que ceux qui pourtant se profilaient comme le symbole de la gauche révolutionnaire n’ont pas non plus, au moment décisif de la lutte, eu le courage politique de développer en toute indépendance des appareils une agitation qui devait s’organiser autour des slogans et des moyens d’organiser vraiment la lutte pour le pouvoir.

Aujourd’hui, rejeter ce manque de courage politique sur le dos des grévistes parce qu’ils ne sont pas repartis en grève, c’est le signe d’un grand mépris politique envers les travailleurs.

C’est bien parce que les grévistes avaient perdu toute illusion sur la social-démocratie en général qu’ils ne pouvaient pas recommencer la même expérience avec la même direction capitularde. Ils n’avaient d’ailleurs pas le choix, car la classe ouvrière tolère la direction capitularde jusqu’au moment même où apparaît concrètement dans la lutte une nouvelle direction de rechange politiquement courageuse d’agir comme révolutionnaire. Mais au lieu d’une apparition, les grévistes ont eu droit à une éclipse.

Un autre indice qui n’est pas moins révélateur des illusions perdues du réformisme, c’est l’adhésion de nombreux grévistes au MPW fondé par la suite par André Renard, le Mouvement Populaire Wallon. Nombreux étaient les travailleurs qui cherchaient une alternative au réformisme. Hélas, ils n’ont pas trouvé de réponse à leurs attentes dans le MPW et, rapidement, ce dernier a perdu toute force d’attraction. Les espoirs qu’il avait suscités se sont avérés vains.

La pression de la base pour le décumul des mandats politiques et syndicaux est un autre indice que les grévistes voulaient prendre leur distance vis-à-vis de la prédominance de la direction du PSB sur la FGTB, raison pour laquelle ils voulaient se détacher également de la direction de la FGTB. Le MPW a été une expression de cela.

Dans la grève générale de 60-61 ont jailli spontanément des mots d’ordre de la base qui tendaient à poser directement dans la lutte la question du pouvoir. Mais, une nouvelle fois, une vérité historique a été vérifiée: au plus loin que l’on puisse remonter dans le domaine de la lutte des classe, aussi puissante qu’elle soit dans ses méthodes et ses objectifs révolutionnaires, le combat spontané des masses ne peut à lui seul arracher le pouvoir pour la victoire du socialisme. Ce qui a cruellement manqué dans cette grève générale, c’est une direction de combat capable de prendre courageusement ses responsabilités révolutionnaires aux moments décisifs de la lutte. Mais la construction d’un parti marxiste révolutionnaire est seule capable de mener la classe ouvrière à la victoire de la révolution socialiste. Ce processus de construction est inséparablement et impérativement lié au processus de destruction des appareils réformistes sociaux-démocrates de gauche comme de droite, historiquement contre-révolutionnaires. Cette tâche reste devant nous, aujourd’hui comme hier. Et ce n’est certainement pas en restant soumis et à la remorque de ces appareils qu’il est possible de se débarrasser des entraves que constituent tous ces appareils. Ce n’est pas non plus en quittant le champ de bataille, où tout restait possible, qu’on peut y parvenir efficacement.

 »Un monde révolutionnaire »

On peu considérer qu’il est important de participer à un Congrès Mondial de la Quatrième Internationale, dont la tâche est en principe de discuter et de définir théoriquement l’orientation d’une politique révolutionnaire pour changer de société. Changer de société, c’était bien ce qui était à l’ordre du jour en 60-61 pendant la tenue même de ce Congrès. Je ne vais pas m’attarder ici sur la résolution de politique générale de ce 6e Congrès de la Quatrième Internationale, cela m’entraînerait beaucoup trop loin. Mais il est à mon avis encore plus important et absolument indispensable, lorsque se déroule un conflit de classe d’une ampleur exceptionnelle dans son propre pays, de rester pratiquement à son poste de combat avec les travailleurs en lutte dans une grève générale comme celle de 60-61.

Hélas, pour Ernest Mandel, Georges Dobbeleer et Pierre Wouwermans, ce ne fut visiblement pas le cas. Pendant 10 jours, du 26 décembre 60 au 4 janvier 61, ils ont préféré se rendre en Allemagne à ce Congrès de la Quatrième Internationale (voir à ce sujet le livre de Georges Dobbeleer  »Sur les traces de la révolution », p.193)

Ce n’est certainement pas en quittant son poste de combat auprès des travailleurs en lutte, qui pourtant démontraient le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière, qu’il est possible d’agir pratiquement comme marxiste révolutionnaire pour la victoire de la lutte pour la révolution socialiste. Mais il est vrai que, pour la tendance mandeliste, il n’y avait pas en 60-61 de  »grève générale » et  »la situation n’a jamais été révolutionnaire ». Ainsi, pour Ernest Mandel et sa tendance, la grève générale n’était pas une  »lutte révolutionnaire », elle n’était d’ailleurs même pas  »générale ». Mais par contre, dans la brochure  »Force et faiblesse d’un grand combat », Ernest Mandel écrit notamment que  »une bataille comme la grève belge de 1960-61 (…) reste possible partout (…) il n’y a pas un seul pays qui, dans le monde révolutionnaire d’aujourd’hui, ne puisse en l’espace de quelques années, être amené au bord de la révolution » (p.29)

Donc, le monde était révolutionnaire, mais pas la grève générale de 60-61. Cette contradiction politique est l’expression de la confusion de la pensée par rapport aux marxistes révolutionnaires. Ce désordre apparent de la pensée a, en réalité, un sens politique précis, celui de semer la confusion afin de se disculper, de se dédouaner. Il est surprenant de la part de ceux qui se réclament du programme de transition de la Quatrième Internationale d’en arriver à ce genre de conclusion manquant totalement de réalisme politique. Bon nombre de militants de gauche, qui ne se réclament pourtant pas du marxisme, en étaient arrivés à mieux percevoir les vraies réalités révolutionnaires sous-jacentes de la grève générales révolutionnaire de 60-61.

Mais le désordre apparent de la pensée des mandelistes se manifeste en réalité dans une perception politique minimaliste des évènements. Chez certains mandelistes comme André Henry, ce scepticisme qui se traduit par un manque de confiance envers le potentiel de combativité des travailleurs va encore plus loin, comme lorsqu’il balaye du revers de la main la combativité de ses camarades de travail dans la grève générale. Dans La Gauche (2010, n°50, p.12), il dit que  »les camarades en verrerie avaient une peur bleue des grèves. » C’est vraiment dire le contraire de la vérité, surtout pour ceux qui comme moi ont travaillé pendant quinze ans en verrerie. Si les travailleurs du verre avaient vraiment eu  »une peur bleue des grèves », comment expliquer leur départ spontané en grève le 20 décembre au matin, n’écoutant que leur instinct de classe, contre l’avis des délégués principaux de Glaverbel-Gilly, de Barnum, et de Splintex-Gilly qui, eux, attendaient avec une peur bleue le mot d’ordre de la centrale FGTB?

J’aimerais aussi que l’on m’explique comment un piquet de grève volant constitué uniquement de travailleurs du verre a été capable de faire débrayer pas moins de 5 entreprises verrières. Ce genre d’initiative spontanée des travailleurs du verre correspond-elle à une  »peur bleue des grèves » ou à une grande combativité ? C’est au lecteur d’en juger. Contrairement à ce que dit également André Henry, la verrerie Gobbe n’a pas démarré le 23 décembre 1960, mais le 20 décembre 60, au matin, dès le début de la grève générale, entraînant d’ailleurs dans son sillage tout le secteur verrier. Et idem pour les ACEC, ils ne sont pas partis en grève le 21 décembre 60, mais le 20 décembre, au matin, et entraînant à leur tour toutes les industries du métal de Charleroi.

7 heures d’insurrection à Liège

Il n’était pas nécessaire d’être un militant politique érudit pour apprécier correctement la signification révolutionnaire de la grève générale, pour voir qu’elle faisait du renversement du régime capitaliste son objectif principal, directement accessible. L’expression de cette volonté profonde s’est entre autres traduite dans le saccage de la gare des Guillemins à Liège, qui représentait un symbole de l’Etat Bourgeois, la fierté d’un édifice public nouvellement restauré.

Aux yeux des grévistes, en s’attaquant à cette gare, ils avaient, faute de mieux, le sentiment de s’attaquer à l’Etat bourgeois. Peut-on sérieusement réduire les faits d’armes de la classe ouvrière aux simples  »bris de vitre » ? Je ne le pense pas. Le 6 janvier à Liège fut un véritable champ de bataille. Durant 7 heures, on a connu une véritable insurrection ouvrière. Pourtant, les quatre mandelistes de la LCR nient le caractère insurrectionnel de l’explosion de colère du 6 janvier, il le réduise à de simples bris de vitres. Pourtant dans Tribune Socialiste (organe du Parti Socialiste Unifié français, le parti de Mandes France à l’époque) du 14 janvier 1961, sous la signature d’Ernest Mandel, on pouvait lire – mais uniquement en France – que  »La bourgeoisie craint que l’explosion de colère qui a produit 7 heures d’insurrection à Liège, se généralise à toute la Wallonie. Car la bourgeoisie connait la profonde radicalisation, l’importante prise de conscience que la grève a déjà provoqué au sein de la classe ouvrière. »

A la lecture du texte de mes détracteurs, on peut conclure sans risque de se tromper qu’ils n’ont certainement pas perçu le sens politique profond de la grève générale. De ce fait, ils ne peuvent comprendre que l’explosion de colère qui, comme l’a d’ailleurs écrit Ernest Mandel,  »a produit 7 heures d’insurrection à Liège ». Ce qui a entraîné de nombreux blessés et la mort de trois grévistes. Ces affrontements violents étaient l’expression d’une situation insurrectionnelle et révolutionnaire.

Comme le disait Trotsky:  »Qui ne voit pas que la lutte de classe mène inévitablement à un conflit armé est aveugle. » (Où va la France) Il disait aussi que  »toute l’histoire du mouvement ouvrier témoigne que toute grève générale, quels que soient les mots d’ordre sous lesquels elle est apparue, a une tendance interne à se transformer en conflit révolutionnaire déclaré, en lutte directe pour le pouvoir » Toutes les théories des scientifiques, des sceptiques, des défaitistes, des fatalistes reposent sur l’idée que la classe ouvrière n’aurait plus de propension révolutionnaire, qu’elle ne serait plus capable de se battre avec la même énergie que par le passé sous prétexte qu’elle a toujours des illusions sur le réformisme, que nous sommes dans une société de consommation, qu’il y a actuellement un taux d’endettement élevé, etc.

 »La nonchalance théorique se venge toujours cruellement dans la politique révolutionnaire »

Dans ce contexte, la voie du réalisme révolutionnaire qui s’exprime aujourd’hui notamment dans un livre, à une époque de liquidation des valeurs du marxisme, résonne pour certains comme du ‘sectarisme indécrottable » alors que les différentes analyses politiques d’évènements importants ont toujours provoqué la controverse et une opiniâtre lutte idéologique. Une situation révolutionnaire ne tombe pas du ciel. Elle se forme avec la participation active des révolutionnaires présents sur le terrain de la lutte en cours. Comme le disait également Trotsky  »la nonchalance théorique se venge toujours cruellement dans la politique révolutionnaire » (Où va la France)

Certains pourraient peut-être se demander pourquoi tant de critiques envers Mandel et sa tendance. La raison est qu’à l’époque des évènements de 60-61, il était le principal représentant patenté du mouvement trotskiste belge et membre du Secrétariat International de la Quatrième Internationale. Ses fonctions impliquaient des responsabilités encore plus importantes envers la lutte que la classe ouvrière menait en 60-61 pour le renversement de la bourgeoisie représentée par le gouvernement de Gaston Eyskens. Cela implique des critiques politiques sans complaisances, car il est absolument indispensable pour tout militant révolutionnaire d’assimiler correctement les leçons de la grève générale de 60-61 afin d’être mieux armés pour les luttes futures et aussi de contribuer dans la mesure de ses possibilités au réarmement du mouvement trotskiste belge, mais sur les bases fondamentales du programme de fondation de la Quatrième Internationale, élaborée par Trotsky lui-même. Dans toutes les luttes que la classe ouvrière mène contre la bourgeoisie,  »il n’y aucune crise qui d’elle-même puisse être  »mortelle » pour le capitalisme (…) le passage de la société bourgeoisie à la société socialiste présuppose l’activité d’êtres vivants. » (Où va la France)

Les critiques politiques ne devraient pourtant pas étonner lorsque l’on sait qu’Ernest Mandel pouvait écrire pour la France le contraire de ce qu’il écrivait pour la Belgique sur la grève générale de 60-61. Il pouvait très facilement évoluer politiquement du marxisme le plus conséquent vers des thèses des plus déconcertantes, vers un opportunisme toléré par les appareils de la social-démocratie réformiste. Comme je l’ai écrit récemment dans mon livre, les liquidateurs du trotskisme en Belgique sont passés maîtres dans l’art de la rédaction de textes ambigus qui entremêlent deux lignes politiques contradictoires, l’une s’inspirant du marxisme et révolutionnaire, l’autre de complète capitulation par rapport à celui-ci. Cela a eu pour conséquence logique une tactique d’adaptation et de suivisme des plus lamentables de l’appareil syndical du renardisme. Cette dialectique de l’ambigüité est l’un des traits saillants du mandelisme.

Les mandelistes interprètent le marxisme révolutionnaire à leur manière, comme cela leur convient le mieux, en rejetant leur manque de conviction marxiste révolutionnaire sur le dos de ceux qui soi disant n’avaient pas suivi le mouvement de grève générale. Mais en plus, les quatre mandelistes de la LCR ont aussi aujourd’hui une nette tendance à prêter aux autres militants qui ne sont pas de leur tendance, sans preuve tangible, des intentions politiques qu’ils peuvent ensuite tenter d’interpréter de façon complètement grotesques à leur avantage.

Ils colportent ainsi un certain nombre de contre-vérités qui attendent à l’intégrité de militants politiques révolutionnaires en disant que  »Gustave Dache qui était à l’époque pour le maintien du syndicat corporatiste » alors que notre  »groupe d’ouvriers trotskistes de la verrerie » a toujours lutté avec virulence (avec trop même pour certains) contre l’appareil syndical réactionnaire et corporatiste des verreries. En plus, nous avons eu plusieurs contacts avec Rogier Dethy qui était à l’époque délégué principal à la caisserie  »La Paix » à Lodelinssart afin d’oeuvrer ensemble pour le raliement du syndicat des magasiniers verriers à la Centrale Générale FGTB. Il reste aujourd’hui des écrits et des témoins de cette lutte. Mais on connaît tous l’adage:  »mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose ».

Les liquidateurs du trotskisme ont encore aujourd’hui la prétention de se considérer comme les représentants et les héritiers testamentaires de la Quatrième Internationale, alors qu’ils ne sont que des imposteurs. Le mandelisme est aux antipodes de la ligne politique définie par les fondateurs de la Quatrième Internationale. Je pourrais encore continuer cette réplique, mais il est évident que le lecteur se sera aperçu que les divergences politiques irréconciliables sur la grève générale de l’hiver 60-61, qui a d’ailleurs provoqué la rupture des vétérans trotskistes de Charleroi avec Ernest Mandel et sa tendance, n’ont pas disparu. Au contraire, ces divergences sont toujours bien présentes aujourd’hui.

Dans ce cadre, si pour certains,  »le ton et le vocabulaire employés rendent le débat politique difficile », pour moi, il n’est pas question d’empêcher le débat politique. D’ailleurs, n’ayant pas peur de la vérité politique, et pour couper court à tout équivoque, je propose la tenue d’un débat polémique publique et contradictoire, pourquoi pas dans la capitale, sur la grève générale de 60-61 entre Georges Dobbeleer qui me parait le plus compétent, mais cela peut être n’importe qui, sous l’égide conjointe de la LCR et du PSL.

Le passé n’est pas réparable, mais je pense que l’on doit tous apprendre et en tirer les leçons même si, pour certains, elles sont dures à admettre car je considère qu’une organisation politique qui a perdu les capacités d’apprendre de ces propres erreurs est irrémédiablement condamnée.

Le texte de mes quatre détracteurs mandelistes de la LCR n’a pas du tout affaibli mon analyse et mes critiques politiques de La Gauche, de Mandel et de sa tendance. Au contraire, leur texte a provoqué un renforcement de mes convictions politiques, surtout vis-à-vis de tous ces incorrigibles sceptiques qui considèrent que lors de la grève générale de l’hiver 60-61, la situation n’a jamais été révolutionnaire.

Personne ne peut prétendre détenir le monopole de la vérité. Mais ceux qui croient encore que les grévistes ont fait grève uniquement contre le Loi Unique se mettent le doigt dans l’œil jusqu’au coude. Pour tous ces sceptiques indécrottables, qui n’ont toujours pas compris que la logique interne de la grève générale pose de façon révolutionnaire la question du pouvoir, ils ne doivent pas se hasarder à dire que la grève du siècle:  »a montré le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière, mais la situation n’a jamais été révolutionnaire ». Comme le disait Trotsky:  »les bavardages de toutes sortes selon lesquels les conditions historiques ne seraient pas encore  »mûres » pour le socialisme, ne sont que le produit de l’ignorance ou d’une tromperie consciente. Les prémisses objectives de la révolution prolétarienne ne sont pas seulement mûres, elles ont même commencé à pourrir. »


* Pour voir l’intégralité du texte de la LCR, cliquer ici

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