L’effondrement de la dictature de Bachar el-Assad en décembre dernier a radicalement redistribué les cartes de la Syrie. Après 54 ans de tyrannie, de nombreux.ses Syrien.ne.s ont été saisi d’un sentiment de liberté et de jubilation. Mais cette attitude est tempérée par la peur et l’appréhension, alors que Hay’at Tahrir al-Sham (HTS), désormais l’autorité autoproclamée à Damas, commence à révéler sa vraie nature, et tandis que les vautours impérialistes de tous bords tournent à nouveau autour des restes du pays meurtri.
L’offensive militaire des milices de droite précipita la chute d’Assad. Toutefois, cette chute est due à la profonde décadence interne du régime, à l’évaporation de sa base sociale et à l’incapacité de ses soutiens étrangers – la Russie, l’Iran et le Hezbollah – à rassembler les forces nécessaires pour le maintenir en place.
Aujourd’hui Ahmed Hussein al-Sharaa a beau porter costume et cravate, projetant une image de «modération» et prônant une approche respectueuse des minorités, son organisation reste indissociable de son histoire faite de violence sectaire, de gangstérisme et d’assujettissement des femmes. Toutefois, rares sont ceux, parmi la mosaïque de minorités religieuses et ethniques du pays, qui prennent au sérieux les nouvelles revendications de tolérance intercommunautaire du HTS.
Le nouveau pouvoir
Sur le plan économique, comme le montrent à la fois son bilan à Idlib et les déclarations publiques de ses dirigeants, HTS promet de continuer à utiliser les mêmes recettes du «marché libre» qui ont fait la renommée du régime de Bachar al-Assad. De plus, HTS a incorporé une cohorte d’opportunistes et de bureaucrates de l’ancien régime discredité. Il se révéle ainsi non pas comme une véritable force de changement, mais comme le gardien, sous un nouveau drapeau, des mêmes politiques de classe prédatrices qui ont ravagé le tissu social syrien pendant tant d’années.
Une mesure positive, l’augmentation de 400% des salaires des fonctionnaires, est financée en partie par des fonds qataris. Ceci ne représente toujours qu’un salaire d’environ 125 dollars par mois dans un contexte d’inflation galopante. Un modèle basé sur une forte dépendance des apports financiers des pays du Golfe, comme le démontre le cas de l’Egypte, s’accompagne non seulement de nombreuses «conditions , mais n’offre aucune solution pour sortir la majorité du pays du cycle inexorable de la pauvreté.
Quant aux droits démocratiques auxquels aspirent des millions de Syriens, al-Sharaa a déclaré que la préparation d’une nouvelle constitution pourrait prendre jusqu’à trois ans et les élections jusqu’à quatre ans. Il ne s’agit pas là des délais d’un processus démocratique, mais de tactiques dilatoires destinées à renforcer l’emprise de HTS sur le pouvoir. Etant donné son incapacité à répondre aux besoins urgents de la population, le ravivement de tensions, voire de nouvelles représailles sectaires, pourraient être certains des outils utilisés.
Repositionnement précipité de l’impérialisme
L’Union européenne et les États-Unis, avec un cynisme éhonté, tentent désormais de présenter HTS comme une force respectable. Alors, que quelques semaines auparavant, Washington négociait encore la levée des sanctions contre Assad, après la chute du régime il n’a suffit que de quelques jours pour retirer la prime de dix millions de dollars sur la tête d’al-Sharaa Le terroriste d’hier semble être devenu le partenaire potentiel d’aujourd’hui.
Les puissances impérialistes occidentales cherchent désormais désespérément à construire un récit de «transition démocratique» en Syrie – un exercice de tour de passe-passe politique destiné à occulter leurs véritables motivations. Au cœur de tout cela se trouve leur désir urgent de renvoyer de force les réfugiés syriens dans un pays encore ravagé par la guerre et la répression.
Avant même la fuite d’Assad, les médias d’État russes avaient discrètement cessé de qualifier HTS d’organisation terroriste. Aujourd’hui, Moscou s’emploie à établir des liens directs avec le nouveau régime. La Russie n’a pas seulement perdu un allié avec le régime baasiste; ses bases syriennes sont cruciales pour ses opérations en Afrique et sa présence en Méditerranée.
Retombées régionales
Israël a tôt fait d’étendre son occupation illégale du plateau du Golan, renforçant ainsi sa position stratégique par rapport à Damas et au Hezbollah. Malgré la campagne destructrice menée par Israël en Syrie après le départ d’Assad, dont plus de 800 frappes aériennes, HTS fait de son mieux pour éviter une confrontation avec Tel Aviv. Tout comme le régime d’Assad, HTS semble plus intéressé à préserver ses ressources pour écraser l’opposition intérieure qu’à libérer le territoire syrien des forces d’occupation israéliennes.
Pour l’Iran, le changement de l’équilibre régional précipité par la chute d’Assad ouvre certainement des possibilités pour les rivaux impérialistes de Téhéran – Israël et les États-Unis. Mais l’affaiblissement externe du régime expose également sa vulnérabilité à l’égard de ceux qu’il craint le plus ; les millions de travailleurs, de jeunes et d’opprimés iraniens qui nourrissent déjà une haine bouillonnante envers leurs dirigeants. D’autres dictatures dans la région, comme celle du président égyptien Al-Sissi, même si elles n’étaient pas alliés avec Assad, sont également inquiètes.
Le peuple syrien, pas une victime passive
Une évaluation superficielle des troubles récents en Syrie laisserait penser que les masses syriennes ont simplement troqué un régime réactionnaire contre un autre. Mais cela reflète une vision mécanique et fataliste de l’histoire qui nie le rôle dynamique des masses et leur capacité à façonner les événements. Il faut replacer les événements actuels en Syrie dans le cadre historique plus large de la vague révolutionnaire qui a éclaté au Moyen-Orient et en Afrique du Nord il y a 14 ans.
Rien ne garantit que HTS sera en mesure de faire valoir son programme. Déjà, après une violente réaction de la population syrienne, les nouvelles autorités ont été contraintes d’abandonner des changements régressifs du programme scolaire qu’ils avaient annoncés. Des rapports sur le terrain témoignent d’un climat renouvelé d’activité politique, de discussions, de protestations et d’initiatives locales de toutes sortes. Les masses syriennes se réorganisent et se battent à nouveau.
Le Rojava menacé
La prise de contrôle de Damas par le HTS a renforcé le principal soutien extérieur de ce groupe, le régime turc d’Erdoğan. Cela ouvre la perspective d’une intervention turque plus directe contre les forces à prédominance kurde qui contrôlent une grande partie du nord-est, une zone autonome également connue sous le nom de Rojava. Les gains durement acquis par la population kurde locale et d’autres minorités se trouvent ainsi menacés.
L’Armée nationale syrienne (ANS), un mandataire encore plus étroitement lié à Ankara que le HTS, combat les Forces démocratiques syriennes (FDS) soutenues par les États-Unis, dont l’épine dorsale sont les YPG/YPJ kurdes. L’ANS a réussi à reprendre les villes de Manbij et Tal Rifaat, dans la province d’Alep, au nord du pays, aux FDS, déplaçant plus de 150 000 civils et déclenchant de violents combats qui continuent de faire rage dans la région. Si Donald Trump devait conclure un accord avec Erdoğan facilitant le retrait des troupes américaines, ceci pourrait effectivement sanctionner une invasion turque comme celle qui s’est produite en 2019. Le HTS, pour sa part, rejette le fédéralisme, en accord avec la vision d’un État syrien centralisé et autoritaire.
Il est illusoire et même fatal de chercher à défendre les intérêts des populations locales à travers des accords à courte vue avec des puissances impérialistes telles que les États-Unis ou la France. En fin de compte, ce ne sont que les travailleurs, les jeunes, les chômeurs et les pauvres des zones rurales de toute ethnie, de toute religion et de tout sexe qui détiennent le pouvoir de relancer la révolution.