Les militant.es syndicaux qui ont déjà une certaine expérience font souvent référence aux luttes de 2014 comme un modèle du type de lutte qui s’impose aujourd’hui. S’y attarder un moment est bien utile, histoire de rafraîchir les mémoires et de présenter aux jeunes militant.e.s la lutte qui a connu la plus grande journée de grève générale de l’histoire de Belgique.
Par un délégué de la FGTB en Flandre
Le contexte de la Coalition suédoise
Le combat de 2014 était mené contre la coalition « suédoise » composée des libéraux, de la N-VA et du CD&V. Ce gouvernement de droite dure dirigé par Charles Michel (MR) et Bart De Wever en tant que Premier ministre fantôme a marqué une rupture avec les gouvernements précédents dirigés par Di Rupo, Leterme ou encore Van Rompuy, chacun d’eux étant issu de familles politiques traditionnelles. Suite à la crise financière de 2008, les banques ont été renflouées grâce à des fonds publics, une sorte de «socialisme pour les riches». La crise économique qui a suivi a entraîné une augmentation de la dette publique et des déficits budgétaires.
Le gouvernement Di Rupo (2011-2014) a ouvert la voie aux premières mesures d’austérité. L’allocation d’insertion destinée aux jeunes ayant quitté l’école a été limitée dans le temps, constituant ainsi une nouvelle attaque contre les chômeur.euses. Face à la perspective d’une série d’attaques antisociales, une manifestation de masse rassemblant entre 60.000 et 80.000 personnes a eu lieu avant même l’entrée en fonction du gouvernement, en décembre 2011. La FGTB a brandi la menace d’une grève générale, qui a effectivement eu lieu en janvier 2012. Mais quelques concessions limitées de la part du PS ont suffi pour que la direction syndicale ne donne pas suite au mouvement.
En 2014, la N-VA a remporté les élections avec 32% des voix tandis que, du côté francophone, le MR a gagné du terrain vis-à-vis du PS. De Wever a saisi l’occasion de former un gouvernement d’austérité brutale. La chose ne manquait pas d’intérêt pour la classe dominante qui pouvait ainsi toujours avoir en réserve une nouvelle coalition tripartite traditionnelle et, entre-temps, ramasser tout ce que De Wever, Michel et leur bande pouvait voler de nos conquêtes sociales.
Au nom de la nécessité de «mettre de l’ordre» et de «s’attaquer au déficit budgétaire», une attaque en règle contre la classe travailleuse a été lancée. Au programme: relèvement de l’âge de la pension de 65 à 67 ans, accélération de la diminution des allocations de chômage, saut d’index contre les salaires… Imaginez qu’un.e travailleur.euse commençant à l’époque à travailler pour un salaire moyen, ce saut d’index signifie jusqu’à 30.000 euros de moins sur l’ensemble de sa carrière !
Si le déficit budgétaire a diminué, c’est d’ailleurs uniquement en raison de la croissance économique. Ce qui a été volé aux salarié.es est allé directement dans les poches du patronat, qui ont reçu une pluie de cadeaux fiscaux.
L’idée d’un plan d’action se concrétise
L’objectif du gouvernement était également d’affaiblir fondamentalement la force de frappe des syndicats. Les dirigeants syndicaux l’avaient bien compris, ce qui a conduit à une situation exceptionnelle où un plan d’action clair, simple et solide a été annoncé en front commun. Avant même la formation du gouvernement fédéral, une concentration militante a regroupé entre 6.000 et 7.000 personnes.
Auparavant, un «plan d’action» était un concept défendu par les organisations et activistes de gauche. L’idée est qu’un plan permet d’intensifier les actions, en utilisant chaque étape comme tremplin vers la prochaine jusqu’à atteindre la grève générale.
Lors de réunions interprofessionnelles dans les grandes villes, des délégué.es de tous les secteurs se sont réuni.es pour harmoniser leurs positions. Une campagne d’information, présentée sous la forme d’un « journal des pensions », a été tirée à un million d’exemplaires avec une foule d’arguments en béton et une série de revendications claires. Ce fut d’une grande aide pour mobiliser parmi les collègues.
Une manifestation de masse réunissant jusqu’à 150.000 participants le 6 novembre, la plus grande manifestation syndicale depuis 1986, a marqué le coup d’envoi de la campagne. La colère était aussi alimentée par les révélations concernant les fraudes commises par les super-riches, telles que les «Luxleaks», ainsi que par la manière dont Marc Coucke avait vendu sa société Omega Pharma pour 1,4 milliard d’euros sans payer un seul centime d’impôt. Cette manifestation a été le point de départ de trois journées de grèves provinciales tournantes, chaque semaine dans deux provinces à la fois, en préparation d’une grève générale nationale le 15 décembre.
Impliquer plus largement
Une dynamique d’action sérieuse attire directement d’autres groupes dans son orbite. Cela a été particulièrement évident lors de la manifestation du 6 novembre 2014, à laquelle ont également pris part des artistes, des jeunes, des travailleur.euses indépendants, etc. Des études ont montré que 16% des manifestant.es n’étaient pas syndiqués.
Par ailleurs, la jeunesse était passée à l’action en Flandre contre l’augmentation du minerval. Le PSL a joué un rôle actif dans le développement de groupes d’action au sein de diverses écoles à Gand, qui ont organisé des sit-ins et des manifestations, suivis d’assemblées générales. La mobilisation de la jeunesse a fait partie intégrante du mouvement, notamment lors de la manifestation du 6 novembre, où un important contingent de jeunes était présent, certain.es se rendant par la suite à bicyclette faire la tournée des piquets de grève en solidarité.
L’extension de la mobilisation s’est toutefois principalement manifestée sur le lieu de travail, grâce à une campagne d’information accessible, mais aussi aux assemblées du personnel. Grâce à cela, tous les collègues ont été touché.es et les réunions ont permis de répondre à leurs questions et de discuter des prochaines étapes des actions à entreprendre. En 2014, tout comme aujourd’hui, la pratique des réunions du personnel avait été mise en veilleuse par les appareils syndicaux, mais elle a repris de la vigueur sur base du plan d’action. Cela s’est traduit, entre autres, par le nombre record de 132.750 candidat.es aux élections sociales de 2016.
Un mouvement de masse permet d’arracher des choses impossibles en temps normal. La popularité du gouvernement de droite a fondu comme neige au soleil en 2014. Rétrospectivement, De Wever a reconnu ce que les marxistes avaient déjà observé en décembre 2014, à savoir que le «gouvernement des riches» était en train de vaciller. En même temps, la popularité de revendications telles que l’impôt sur la fortune des super-riches a augmenté: une majorité se dégageait en sa faveur jusque dans l’électorat de la N-VA et du MR! Ce large soutien a permis l’adoption de méthodes d’action audacieuses. Des zones industrielles entières ont été bloquées, y compris l’ensemble de la zone industrielle autour de l’Escaut à Anvers.
Le patronat contre-attaque
Le patronat a immédiatement tenté de créer la division chez les travailleur.euses, notamment en accordant des primes au travail volontaire. Patronat et gouvernement ont intensifié la pression sur les directions syndicales, notamment dans le cadre de l’accord interprofessionnel qui devait être conclu au début de 2015, avec la promesse d’un transfert fiscal du capital vers le travail. Ils ont également su utiliser le contexte des attentats contre Charlie Hebdo en janvier 2015 pour détourner l’attention des enjeux sociaux.
Des doutes sont donc apparus quant à la possibilité de poursuivre le mouvement en le faisant grandir. À ce stade, l’idéal aurait été d’évaluer la situation en réunions du personnel sur chaque lieu de travail, avec ensuite une grande réunion nationale en janvier au cours de laquelle un deuxième plan d’action aurait pu être annoncé. Ce plan aurait pu inclure, par exemple, des grèves provinciales de 48 heures, menant à une grève générale nationale de 48 heures, puis de 72 heures.
Attendre les élections n’est pas la bonne idée
Les directions syndicales n’avaient aucun projet en ce sens et se sont, à quelques exceptions près, concentrées sur la manière de faire atterrir le mouvement. Les appels en faveur d’une fiscalité plus équitable ont commencé à occuper le devant de la scène, mais sont restés vagues. Cela a permis au gouvernement de proposer un «tax shift», mais qui fut finalement un virage fiscal adapté aux exigences des grandes entreprises. Un accord interprofessionnel prévoyant une norme salariale de 0,8%, bien que très modeste, a obtenu une courte majorité au sein du conseil de la CSC, grâce à diverses manoeuvres.
Des actions ont encore eu lieu dans certains secteurs tandis qu’en guise de nouveau « plan d’action », une série d’actions modestes et symboliques a été proposée. Cela a fait le lit d’une large démoralisation, qui a permis au gouvernement de se redresser. Le potentiel de combativité n’a pas été éliminé pour autant: en octobre de la même année, une manifestation organisée à l’occasion du premier anniversaire du gouvernement Michel a encore rassemblé entre 80.000 et 100.000 personnes. Sans mots d’ordre clairs malheureusement. En 2018, la tentative d’imposer un système de pension à points a directement été enterrée grâce à un sursaut de nouvelles protestations syndicales.
Entre-temps, les directions syndicales ont de plus en plus soutenu qu’il était nécessaire d’attendre les prochaines élections pour présenter la note aux partis de la coalition suédoise. Ces derniers ont effectivement été sanctionnés en 2019. Les thèmes sociaux étaient présents lors des élections, ce qui a conduit à la première percée nationale du PTB. Cependant, le recul du mouvement a particulièrement permis à l’extrême droite de capitaliser sur le mécontentement en Flandre, entraînant un retour spectaculaire du Vlaams Belang.
Leçons d’hier pour aujourd’hui
Malgré les attaques visant le droit à l’action collective, y compris le droit de grève, ainsi que les défaites subies, comme chez Delhaize ou Audi Brussels, la force organisationnelle des syndicats demeure intacte. Les manifestations du 13 janvier et du 7 novembre (dans les secteurs public et non-marchand) ont révélé le potentiel d’un nouvel élan de la lutte. Un plan d’action est essentiel et pourrait également engendrer d’autres dynamiques, le lien avec la protestation contre le génocide en Palestine étant ici manifeste.
Des assemblées du personnel et des réunions militantes sont indispensables pour permettre à la base de contrôler la manière dont les actions se poursuivent, y compris comment et quand elles sont arrêtées. L’engagement actif constitue également la meilleure réponse aux tentatives de division. En affinant et en précisant nos revendications, nous pouvons éviter que nos préoccupations ne soient placées sur une voie de garage comme cela s’est produit avec le «tax shift» de 2015.
Le mouvement de 2014 n’a pas réussi à mettre fin aux attaques, mais il a réussi à ébranler un gouvernement de droite provocateur. Cela offre un aperçu de ce qui est possible pour une classe travailleuse en mouvement.