Des célébrations ont lieu en Syrie, mais que se passera-t-il ensuite ?

Article traduit d’une publication de notre projet international revolutionarymarxism.com le 9 décembre 2024

La dictature brutale d’Assad, qui dure depuis plus d’un demi-siècle, est tombée en Syrie. Des milliers et des milliers de prisonnier.e.s politiques ont pu retrouver leur famille, souvent après des années pendant lesquelles on les croyait mort.e.s. Des millions d’autres personnes déplacées à l’intérieur du pays se réjouissent de retrouver leur famille. La perte de l’emprise de la peur sur les gens a été visible dans les rues de Syrie et dans la diaspora.

Alors que l’euphorie retombe, beaucoup s’inquiètent de ce que l’avenir leur réserve, espérant prudemment que la tragédie de l’écrasement de la révolution syrienne est désormais terminée. Bien que beaucoup de choses ne soient pas encore claires, l’histoire montre que cela nécessitera une reconstruction décisive d’organisations de travailleur.euse.s authentiques et politiques en tant que force de masse, armée des leçons de 2011, et capable de présenter une véritable alternative au Hayat Tahrir al-Sham (HTS), à toutes les forces réactionnaires et aux puissances impérialistes : la construction d’une société véritablement libre, démocratique et juste nécessite l’unité des masses ouvrières et pauvres de Syrie pour lutter contre toutes les formes de sectarisme et d’oppression, et porter la révolution au niveau du renversement de la dictature économique du capitalisme et de ses divers représentants impérialistes.

Le régime détesté du dictateur Bachar al-Assad s’est effondré de manière spectaculaire lorsque les forces militaires de la coalition dirigée par le HTS ont balayé les villes d’Alep, de Hama, de Homs avant d’entrer dans Damas, au cours d’une offensive éclair qui n’a duré que onze jours. En chemin, les forces militaires du régime ont semblé se volatiliser. À Damas, les foules ont scandé « Assad est parti, Homs est libre ». Toutefois, malgré le soulagement et la jubilation, certains secteurs de la population syrienne ont des craintes et des inquiétudes quant à la suite des événements. Les zones autonomes du Kurdistan syrien sont déjà frappées par des attaques soutenues par les Turcs, et l’approche des nouveaux dirigeants à l’égard des droits des Kurdes et des femmes sera révélatrice de ce qui les attend.

Dans de nombreux endroits, les forces d’opposition armées semblent avoir été accueillies par des partisan.e.s enthousiastes et n’ont rencontré que peu ou pas de résistance civile ou militaire. Une fois entrées à Damas, elles ont libéré les prisonnier.e.s détenu.e.s dans la tristement célèbre prison militaire de Sednaya, théâtre d’horribles tortures infligées aux partisans de l’opposition par les hommes de main d’Assad. L’ambassade d’Iran, considérée comme un soutien essentiel du régime, a été saccagée, tandis que les combattant.e.s du HTS sont entré.e.s dans le palais présidentiel, se photographiant assis derrière le bureau d’Assad.

Certain.e.s des millions de Syrien.ne.s qui avaient été contraint.e.s de fuir à l’étranger pour échapper au régime brutal seraient déjà de retour. Dans le même temps, les forces de droite et d’extrême droite profitent cyniquement de l’occasion pour faire avancer leur programme raciste. L’Allemagne, l’Autriche, la Grèce et Chypre ont déjà suspendu les demandes d’asile en provenance de Syrie et des menaces d’expulsion de réfugié.e.s se trouvent déjà en Allemagne. Les Syrien.ne.s et tous.tes les réfugié.e.s doivent se voir garantir le droit volontaire de retourner ou de rester dans leur nouveau lieu de résidence avec tous les droits et sans discrimination.

Les ambassades syriennes à Istanbul, Athènes et même Moscou arborent le drapeau de l’opposition. Les pays voisins renforcent leurs frontières. L’armée libanaise a envoyé des unités militaires pour « protéger » ses frontières nord et est, tandis que les forces de « défense » israéliennes ont envoyé des troupes et des chars au-delà de la « zone tampon » du plateau du Golan occupé, marquant la première entrée d’Israël en territoire syrien officiel depuis 1973. Selon le journal israélien « Maariv », les FDI ont tiré sur le village de Barika, dans la zone tampon, afin d’éloigner les militant.e.s de la frontière.

M. Assad a quitté Damas à bord d’un avion russe Iliouchine qui a ensuite été vu en train de voler à très basse altitude avant de disparaître des radars, une manœuvre visant apparemment à dissimuler sa fuite. Des sources du régime russe confirment aujourd’hui qu’Assad et sa famille se trouvent à Moscou et ont obtenu l’asile politique.

Le pouvoir, selon la déclaration du commandant du HTS al-Julani, a été remis temporairement au Premier ministre en exercice al-Jalali, qui supervisera toutes les institutions de l’État jusqu’à la passation officielle des pouvoirs. Dans les premières émissions diffusées à la télévision syrienne, l’opposition a annoncé avec joie que « nous avons gagné le pari et renversé le régime criminel d’Assad ». Pourtant, malgré toute sa rhétorique sur la libération du pays du régime d’Assad, il semble que le HTS soit déjà prêt à collaborer avec un Premier ministre nommé par Assad afin d’assurer une transition « ordonnée » au sommet de l’État. Cela devrait être un avertissement que le HTS préférerait ne pas permettre au peuple syrien de façonner son propre avenir.

Al-Julani s’efforce manifestement de projeter l’image d’un homme d’État civil et acceptable pour l’Occident – en d’autres termes, il signale qu’il peut offrir une paire de mains fiables pour établir un nouvel ordre dans le cadre des tensions inter-impérialistes. Ses prêches de tolérance pour tous les groupes ethniques et religieux et de « non-revanche » représenteraient, s’ils étaient mis en pratique, un répit bienvenu. Mais certaines des contradictions inhérentes aux manœuvres et aux accommodements entre les puissances impérialistes et régionales sont déjà visibles dans les attaques turques contre les zones autonomes du Kurdistan syrien. Et le bilan du HTS au pouvoir dans la province d’Idlib laisse entrevoir le risque d’un régime oppressif, de droite et fondamentaliste, à moins que les travailleur.euse.s et les pauvres ne s’organisent pour s’assurer que cela ne se produise pas.

Qui était Assad ?

Le parti Baas (le parti Baas arabe « socialiste ») est arrivé au pouvoir pour la première fois à la suite de la révolution du 8 mars 1963, qui s’apparentait davantage à un coup d’État militaire, même si elle bénéficiait d’un soutien populaire. À cette époque, les masses de nombreux pays du monde, dont les économies avaient été exploitées par des décennies de domination impérialiste, s’efforçaient de parvenir à une révolution. En l’absence de forces révolutionnaires de masse véritablement à gauche, des couches de l’armée, s’appuyant sur le soutien de l’URSS, se sont emparées du pouvoir. Le régime policier à parti unique qui en a résulté a utilisé les méthodes autoritaires de la bureaucratie soviétique pour garder le contrôle, mais a acquis une certaine autorité grâce à la nationalisation de l’économie et à l’amélioration du niveau de vie.

Le père de Bachar al-Assad, Hafez al-Assad, qui avait participé activement au coup d’État de 1963, a été en 1966 l’un des principaux instigateurs d’un nouveau coup d’État au sein de l’élite dirigeante, puis d’un troisième en 1970, qui l’a laissé à la présidence. Toujours adossé à l’URSS, il s’est montré plus « pragmatique » dans sa relation avec la propriété privée, en sapant les avantages de la planification étatique et en introduisant une division sectaire selon des lignes religieuses dans la structure de l’État. Après sa mort en 2000, son fils Bashar lui a succédé.

L’effondrement de l’URSS en 1991 a vu Hafez ouvrir la Syrie au capitalisme mondial, un processus qui s’est intensifié sous Bashar. La privatisation des biens de l’État, l’austérité, le chômage de masse et les terribles inégalités, combinés à une accumulation rapide de richesses entre les mains de la famille régnante et d’un cercle étroit d’élites liées au régime, ont alimenté un mécontentement de masse qui a contribué à la révolte en Syrie en 2011, dans le cadre de la vague de soulèvements révolutionnaires qui s’est propagée à travers l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient.

Bien que Bashar ne jouisse pas du même degré d’autorité personnelle que son père, en 2011, il a conservé la loyauté des principales institutions du régime, qui ont joué un rôle déterminant dans l’orchestration d’une répression brutale du soulèvement. Cette répression a pris une tournure de plus en plus sectaire, avec l’utilisation de forces dominées par les alaouites contre les zones d’opposition majoritairement sunnites.

La révolution de 2011 n’a pas manqué d’engagement héroïque ni de soutien de masse, même si, en raison de l’exploitation de longue date par le régime des divisions sectaires à travers la peur et les réseaux de patronage, ce soutien n’a pas été uniforme dans les différentes communautés. Mais la conclure victorieusement aurait nécessité le renversement du régime Assad, le démantèlement de toutes ses institutions répressives, l’expulsion de toutes les forces impérialistes de Syrie et le remplacement de l’exploitation capitaliste par une planification socialiste, gérée par des structures démocratiquement élues réunissant la classe ouvrière et les pauvres de tous les groupes ethniques, de tous les sexes et genres, et de toutes les confessions.

Mais aucune force politique, même à petite échelle, n’a articulé un tel programme. Les syndicats, pour leur part, n’ont pas joué un rôle significatif dans l’opposition, car ils ont été soit écrasés, soit absorbés dans l’appareil d’État au fil des décennies. La Fédération générale des syndicats syriens (SGFTU), le principal organe « syndical » du pays, a fonctionné comme un bras armé du régime, étouffant la possibilité pour le mouvement ouvrier de jouer un rôle indépendant dans le soulèvement.

Au lieu de cela, le pouvoir est resté entre les mains de l’élite corrompue d’Assad. Le pays a sombré dans la guerre civile, avec l’intervention de différentes forces impérialistes (turques, américaines, russes, iraniennes et autres) et religieuses qui ont vu le régime recourir à une violence brutale contre les masses, y compris l’utilisation d’armes chimiques. La guerre a fait plus d’un demi-million de morts et a entraîné la plus grande crise de déplacement de l’histoire, avec plus de 13 millions de Syrien.ne.s – plus de la moitié de la population d’avant-guerre – qui ont été déplacé.e.s de force, à l’intérieur du pays ou à l’étranger.

Au départ, l’« Armée syrienne libre » (ASL) a été formée par une section d’officiers de l’armée ayant fait défection et sympathisant avec l’opposition. Dès le départ, elle ne disposait pas d’une structure de commandement unifiée et s’apparentait davantage à un ensemble hétéroclite de divers groupes armés qu’à une armée centralisée. Elle appelait au renversement d’Assad et à la transition vers un régime démocratique pluraliste. Cependant, sa stratégie n’avait rien en commun avec une véritable révolution sociale. Au lieu de cela, il tentait d’utiliser des tactiques de guérilla pour saper le régime, en s’appuyant sur l’aide des puissances occidentales et régionales pour mener ses campagnes. L’Occident avait cependant ses propres intérêts.

L’intervention de l’Iran, qui utilise ses militants pour soutenir le régime, ainsi que le soutien financier et militaire apporté aux groupes armés islamistes par des régimes sunnites tels que l’Arabie saoudite et le Qatar, ainsi que par la Turquie, ont accentué les divisions confessionnelles au sein du pays, tandis que l’Armée syrienne libre voyait sa position s’affaiblir. La guerre civile a de plus en plus dégénéré en un conflit multisectoriel entre différentes milices soutenant les intérêts de puissances impérialistes concurrentes et/ou contrôlées par des fondamentalistes religieux.

L’intervention militaire de la Russie à partir de septembre 2015 visait ostensiblement à aider à combattre l’« État islamique » (Daesh), mais elle était principalement dirigée contre les forces de l’ASF soutenues par l’impérialisme américain et a joué le rôle fondamental de soutien au régime d’Assad. Sans le soutien de la Russie et de l’Iran, le régime baasiste se serait effondré depuis longtemps.

Selon une analyse de la publication « Syria direct », l’économie est en chute libre depuis 2011. La livre syrienne a perdu 99,64 % de sa valeur par rapport au dollar et l’effondrement s’est accentué ces dernières années. L’impression d’un billet de banque coûte désormais plus cher que sa valeur réelle. Jusqu’à 90 % de la population vit dans la pauvreté, dépendant généralement des envois de fonds de leurs proches travaillant à l’étranger pour survivre. Les politiques inhumaines des gouvernements occidentaux à l’égard des réfugiés syriens n’ont rien fait pour aider la population, tandis que les sanctions occidentales n’ont réussi qu’à aider Assad à construire un réseau serré de copains corrompus autour de son cercle intérieur.

Comment expliquer la victoire rapide du HTS ?

La victoire rapide de HTS ne peut s’expliquer par des facteurs purement nationaux. Alors que le monde a les yeux rivés sur Gaza et l’Ukraine, l’effet de ces conflits, qui a conduit à l’affaiblissement spectaculaire de la position d’Assad, est passé presque inaperçu.

Le Hezbollah, agissant en partie dans son propre intérêt, mais aussi au nom du régime iranien, a joué un rôle déterminant dans le soutien apporté au régime d’Assad, en particulier dans son conflit avec les forces de Daesh. Maintenant que le Hezbollah a reçu de sérieux coups militaires de la part des FDI, décapitant ses dirigeants et perdant une grande partie de son équipement, il n’a pas été en mesure d’intervenir pour soutenir Assad comme il l’a fait dans le passé.

Dans le même temps, le Kremlin a retiré ses forces de Syrie et les a détournées vers l’Est de l’Ukraine et Koursk, où il rencontrait des difficultés. Assad s’est donc retrouvé privé du soutien de deux éléments clés de sa puissance militaire, sans lesquels il aurait été déposé il y a quelques années. Les frappes aériennes répétées d’Israël sur les installations iraniennes en Syrie ont contribué à diminuer la capacité de l’Iran à soutenir les forces d’Assad.

Alors que les États-Unis semblent avoir été pris au dépourvu par ce succès rapide, le régime turc a saisi l’occasion offerte par les faiblesses du Hezbollah et de la Russie pour pousser le HTS à poursuivre son avancée. Il l’a fait en partie dans le but d’affaiblir le régime syrien et de faire pression sur lui après l’échec de leurs pourparlers de normalisation, de procéder au rapatriement forcé de millions de réfugié.e.s syrien.ne.s en Syrie et, ce qui est probablement le plus important, de lui permettre de prendre de nouvelles mesures contre les régions autonomes du Kurdistan syrien dans le nord du pays.

À l’heure où nous écrivons ces lignes, de violents combats entre l’ANS (Armée nationale syrienne, elle-même composée de plusieurs factions différentes dont certaines sont très proches du régime turc et qui ont combattu pour les intérêts militaires turcs également « en dehors de la Syrie, notamment en Azerbaïdjan, en Libye et au Niger ») soutenue par la Turquie et les milices kurdes locales sont signalés à Manbij. Selon le réseau de communication indépendant « Bianet », l’ANS a été soutenue par « un bombardement terrestre intensif des forces armées turques ». La vulnérabilité renouvelée et déchirante des Kurdes, suivie avec anxiété par des millions de personnes qui craignent que Kobané ne soit la prochaine cible, souligne une fois de plus le cadeau empoisonné que représente le fait de compter sur les manœuvres entre des puissances impérialistes concurrentes.

Par ailleurs, le régime d’Assad s’est avéré n’être qu’une coquille vide. De nombreux rapports indiquent que son armée a simplement déposé les armes face à l’avancée du HTS, et lorsqu’il est arrivé à Damas, la hiérarchie de l’armée n’a même pas essayé de résister. L’armée syrienne a simplement abandonné son équipement – les combattants du HTS ont pris des photos assis dans les cockpits des avions de chasse laissés sur place. Ailleurs, des soldats sont montrés marchant sur la route en vêtements civils, leurs uniformes militaires étant simplement laissés en tas sur le sol.

Assad a trouvé si peu de soutien parmi la population, alliés et opposants confondus, qu’il s’est retrouvé isolé ces derniers jours. Il a demandé de l’aide aux Russes, qui ont répondu qu’ils n’avaient pas les moyens de le faire. Malgré les promesses publiques de soutien au régime d’Assad par le régime iranien, ce dernier a commencé dès vendredi à évacuer ses forces militaires sur le terrain, y compris les hauts commandants de la Force Qods, abandonnant de fait Assad à son sort. Il a apparemment demandé indirectement de l’aide à Trump, qui lui a tourné le dos. Il a proposé de négocier avec les HTS, mais ceux-ci n’en ont pas vu l’utilité. Même dans la ville alaouite de Qardaha, ville d’origine de la famille al-Assad, la foule a détruit les statues de son père.

Qui est Hayat Tahrir al-Sham ?

Hayat Tahrir al-Sham – Organisation pour la libération du Levant – est plutôt un regroupement de milices armées. Son chef, Abu Mohammed al-Julani, était un partisan de Daesh après 2011, chargé de mettre sur pied Jabhat al-Nusra pour lutter en faveur de l’instauration d’un État islamique en Syrie. Selon Al-Jazeera, al Julani s’est ensuite séparé de Daesh, a prêté allégeance à Al-Qaïda, puis a rejeté Al-Qaïda en 2017 pour former HTS. Cette décision s’est accompagnée d’un changement d’objectifs, passant de la lutte pour l’établissement d’un califat à la « libération » de la Syrie du régime d’Assad et à la mise en place d’une république islamique nationale.

Le HTS est devenu une force sérieuse, parmi les milices les plus puissantes combattant en Syrie, après la reprise d’Alep en 2016 par les forces d’Assad soutenues par la puissance aérienne russe. De nombreux combattants de l’opposition fuyant Alep se sont retrouvés à Idlib, qui, en 2017, était effectivement sous le contrôle de HTS, qui compterait 30 000 combattants. Ce contrôle a fourni une base économique au HTS, car une grande partie du pétrole du pays traverse la région jusqu’au principal port de Lattaquié et l’un des principaux postes-frontières avec la Turquie est sous le contrôle du HTS.

Il a dirigé le gouvernement (le « gouvernement syrien du salut »), fournissant des services tels que des écoles et des soins de santé, ainsi que la distribution de l’aide, alors que le régime Assad poursuivait son horrible campagne de bombardements. Des centaines de milliers de Syrien.ne.s ont fui vers la région dans une tentative désespérée de rejoindre la Turquie, mais la frontière est restée fermée. Ils vivent dans des camps de réfugié.e.s, la plupart du temps sans électricité, dans des conditions désespérées. Un habitant ironise : « Ici, les gens sont égaux – tout le monde partage la pauvreté, le manque de nourriture et le manque de travail ».

Cependant, le HTS dirige la région comme un État islamique autoritaire. Les journalistes de l’opposition sont arrêtés et la pratique des « personnes disparues » est très répandue. Les femmes doivent porter le hijab, elles ne sont pas autorisées à suivre des cours importants à l’université et les écoles sont séparées en fonction du sexe. Mais la mémoire du soulèvement de 2011 reste forte, ce qui conduit à la résistance ; comme l’a expliqué une femme, « la révolution syrienne a brisé les tabous ». Depuis septembre, les femmes d’Idlib organisent des manifestations contre les politiques de sécurité et la répression du HTS, et demandent la destitution de son chef al-Julani.

Les vautours impérialistes planent

Soudain, bien qu’ils aient été pris au dépourvu par l’avancée rapide de HTS, qui a été décrite comme une « organisation terroriste » par les États-Unis, le Royaume-Uni, l’UE, la Russie, la Turquie et d’autres, les gouvernements réévaluent leur approche de la Syrie – non pas pour aider les masses à améliorer leur situation, mais pour s’emparer de ce qu’ils peuvent. Hypocritement, des gouvernements comme celui de la Grande-Bretagne s’empressent d’annuler l’étiquette « terroriste ».

L’Iran a perdu un partenaire stratégique clé. Une grande partie de son aide au Hezbollah passait par la Syrie, élément clé de l’« axe de la résistance » de l’Iran qui, espérait-il, s’opposerait à l’impérialisme occidental dans la région. La Russie a perdu un allié clé au Moyen-Orient, un gouvernement qu’elle avait essentiellement protégé de l’effondrement au cours des années précédentes. Tardis, dans le nord de la Syrie, est la principale base navale russe à l’étranger, utilisée non seulement pour soutenir les attaques aériennes d’Assad contre son opposition, mais aussi pour contester l’influence de l’OTAN en Méditerranée. Sa base aérienne de Hmeymin a également joué un rôle essentiel en tant que centre de transport pour soutenir les opérations des forces russes (y compris Wagner) au Sahel et ailleurs en Afrique. Depuis plusieurs jours, le Kremlin retire ses navires et ses avions et, même s’il parvient à conclure un accord avec le nouveau gouvernement, il a subi une atteinte considérable à son prestige.

Alors que le monde entier a les yeux rivés sur la prise de Damas, les États-Unis calculent comment exploiter ce que M. Biden a qualifié de « moment de risque » et d’« opportunité historique ». Ils ont profité du week-end pour envoyer une flotte de bombardiers attaquer 75 cibles de Daesh. Mais alors que M. Trump a rapidement tweeté en lettres capitales que « ce n’est pas notre combat. Laissons-le se dérouler. Ne pas s’impliquer », il est clair que les Etats-Unis se trouvent dans l’obligation de réévaluer fortement leur stratégie. Selon l’Atlantic Council, « l’approche américaine de la Syrie au cours de la dernière décennie – tolérer Assad et ses protecteurs iraniens, se concentrer sur l’État islamique, fournir une assistance humanitaire mais cesser l’aide politique et militaire à l’opposition, apporter un soutien illimité au YPG/PKK – s’est effondrée. Washington, et Jérusalem, devront proposer une approche cohérente et constructive à la nouvelle direction de Damas ».

Naturellement, Israël, qui a revendiqué la responsabilité d’aider à la chute d’Assad en détruisant la capacité du Hezbollah, a déjà profité de l’occasion pour étendre sa présence en Syrie. Netanyahou a ordonné à Tsahal d’avancer plus loin dans les hauteurs du Golan occupé et les médias israéliens ont rapporté le bombardement de dépôts d’armes dans le nord de la Syrie et même à Damas, qui, selon le ministre israélien de la Défense, Katz, sera intensifié pour « détruire les armes stratégiques lourdes dans toute la Syrie ».

Que le régime israélien tente de tirer parti de la situation actuelle en Syrie n’est pas une surprise. Mais soutenir, comme le font certains à gauche, que la chute d’Assad, en affaiblissant le soi-disant « axe de la résistance », porte un coup à la lutte de libération des Palestinien.ne.s, c’est ignorer totalement le fait que la dictature d’Assad ne s’est jamais souciée le moins du monde des Palestinien.ne.s. Comme beaucoup d’autres États de la région, elle a au contraire cyniquement instrumentalisé leur cause pour renforcer son propre régime despotique. Tout en se posant en défenseur anti-impérialiste des droits des Palestinien.ne.s, le régime a réprimé les organisations politiques palestiniennes, assiégé et bombardé le camp de réfugiés de Yarmouk pendant la guerre, et est resté inactif face au génocide en cours à Gaza. Sa trêve de facto avec Israël, qui dure depuis des décennies, pour garantir le calme sur le plateau du Golan occupé, a même valu une fois les louanges de Netanyahou lui-même, qui a déclaré en 2018 : « Nous n’avons pas eu de problème avec le régime d’Assad depuis 40 ans ».

Quant à la Turquie, elle a renforcé sa main même en s’opposant aux intérêts des États-Unis et de ses partenaires de l’OTAN. Il est clair que, bien qu’elle ait qualifié le HTS d’organisation terroriste, elle l’a aidé à se procurer des armes et aurait encouragé sa progression. Elle en profite aujourd’hui pour étendre sa présence dans le Nord.

Il s’agit bien là d’un avertissement. Le HTS et les milices qui lui sont désormais alliées ont peut-être vaincu Assad et pris Damas, mais ils n’exercent pas un contrôle inconditionnel sur l’ensemble de la Syrie. À ce stade, il semble que HTS ne cherche pas activement à attaquer les Unités de défense du peuple (YPG) et les Unités de protection de la femme (YPJ), composées principalement de militants kurdes. Il tente de se rendre « respectable » auprès des gouvernements internationaux, y compris occidentaux.

Cependant, l’armée nationale syrienne est plus étroitement alignée sur l’agenda de la Turquie, ce qui pourrait conduire à une « division du travail » entre les deux groupes armés, ou potentiellement déclencher des conflits entre eux sur leurs stratégies respectives. Bien que HTS dise que c’est aujourd’hui une victoire “pour tous.tes les Syrien.ne.s”, l’opposition totale de la Turquie à l’autonomie kurde crée un réel danger, d’une nouvelle phase de guerre avec la Turquie dans le nord-est pour affronter les YPG/YPJ, qui ont été soutenus par les États-Unis comme leur principal atout dans la lutte contre Daesh.

Dans cette situation dangereuse, le seul allié fiable du peuple kurde dans la défense de ses gains durement acquis en matière d’autonomie et de droits démocratiques, féministes et laïques, ce sont les masses ouvrières et pauvres de toute la Syrie et de la région. Un appel à une véritable révolution socialiste pour s’opposer à toutes les élites gouvernant par les armes, en tant que marionnettes ou occupants impérialistes, y compris les agressions racistes et génocidaires de l’État d’Israël, a le potentiel de déclencher des soulèvements de la classe ouvrière.

Y a-t-il une voie à suivre ?

Au-delà des célébrations du renversement du dictateur, la réalité du nouveau régime va commencer à s’imposer. Toute tentative d’instaurer un État islamique autoritaire, comme l’a fait le HTS à Idlib, avec des restrictions importantes sur les droits des femmes et des minorités sexuelles, est susceptible de se heurter à la résistance d’un peuple qui a maintenant soif d’un nouvel avenir après 54 ans de dictature d’Assad.

Parallèlement, le coup dur que représente la chute d’Assad pour les intérêts et le prestige du régime iranien, tout en enhardissant ses adversaires impérialistes dans une certaine mesure, pourrait également raviver la confiance des travailleur.euse.s et des personnes opprimé.e.s à l’intérieur même de l’Iran. La récente recrudescence des manifestations d’enseignant.e.s, d’étudiant.e.s et de retraité.e.s dans tout le pays au cours du week-end pourrait être le signe d’un changement dans cette direction.

En outre, le renversement de la dictature brutale, qui semblait inimaginable pour beaucoup il y a seulement dix jours, pourrait raviver les aspirations révolutionnaires des masses laborieuses et opprimées contre leurs propres dirigeants autoritaires dans d’autres pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord et renforcer encore l’esprit de résistance contre le colonialisme et l’impérialisme exprimé dans le puissant mouvement de solidarité avec la Palestine dans la région.

Comme le souligne Oraib al Rantani, directeur du Centre d’études politiques Al-Quds, basé à Amman, dans un article de Bloomberg: « Le deuxième printemps arabe arrive, sans aucun doute, tous les moteurs sont toujours là : la pauvreté, la corruption, le chômage, le blocage politique et la tyrannie ».

Dans le même temps, la nature militarisée du renversement d’Assad – par le biais d’un groupe armé dépourvu de contrôle démocratique à la base, plutôt que par la lutte massive et active de la classe ouvrière et des personnes opprimées – pourrait également contribuer à un climat de peur et d’intimidation, et signifie que tout mouvement d’en bas pourrait devoir rapidement faire face à la puissance militaire de ce groupe, et à sa volonté de la déployer. Le HTS, qui est lui-même une coalition de différentes forces, devra faire face à de futurs conflits à mesure que des intérêts divergents apparaîtront, que d’autres factions armées réactionnaires se disputeront le contrôle et l’influence, et que le nouveau régime tentera probablement de vaincre d’autres forces telles que les Kurdes. À ce mélange déjà explosif s’ajoute l’intervention avide des forces impérialistes qui poussent toutes leurs propres intérêts contre ceux des Syriens ordinaires.

Une nouvelle approche est nécessaire pour construire une société véritablement démocratique, une approche basée sur l’organisation de la classe ouvrière, la seule force capable d’unir la population au-delà des frontières nationales et ethniques, capable de lutter contre l’autoritarisme, l’oppression, les attaques contre les droits nationaux et les droits des femmes et des personnes LGBTQ+. Une telle force s’attaquerait également à l’horrible situation économique de la Syrie en faisant passer les ressources naturelles du pays en propriété publique. Cela nécessiterait également de chasser toutes les puissances impérialistes du pays et de s’opposer à leur contrôle et à leurs intérêts, tels que le contrôle américain sur une grande partie des champs pétroliers. Les richesses du pays étant détenues et contrôlées démocratiquement par l’État, il serait possible de mettre en place une économie planifiée contrôlée démocratiquement et de tendre vers une fédération socialiste démocratique du Moyen-Orient. Si cela peut sembler lointain, la chute d’Assad, il y a quelques semaines, l’est tout autant. Un premier pas pourrait consister à poursuivre les manifestations de masse dans les rues et sur les places et à les transformer en manifestations permanentes pour la reconstruction d’une Syrie libérée de toute oppression.

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