[ENTRETIEN] “Gaza symbolise notre avenir”

Lors d’une manifestation à Anvers contre le génocide en Palestine, le 3 octobre dernier, une professeure a pris la parole. La colère de Roschanack Shaery-Yazdi, spécialiste de l’histoire politique de l’Orient arabe, s’est exprimée de façon particulièrement courageuse et tranchante. Nous nous sommes entretenus avec elle à la mi-novembre.

Comment avez-vous vécu l’accélération du génocide en Palestine ces derniers mois ?

C’est une véritable gifle. Je savais qu’Israël en était capable. Mais je ne m’attendais pas à la réaction des milieux universitaires. Ceux-ci témoignent non seulement d’un profond manque de connaissances, mais aussi d’une réticence à faire confiance aux experts. Le manque de connaissances n’explique pas à lui seul le soutien silencieux à ce qui se passe.

L’idée que nous devons quitter l’Europe circule chez de nombreuses connaissances issues de l’immigration. Mais nous ne pouvons pas aller au Moyen-Orient, nous ne voulons pas aller aux États-Unis. Où les gens comme nous peuvent-ils donc aller ? Quel avenir avons-nous ? C’est une période très difficile, non seulement d’un point de vue politique abstrait, mais aussi dans notre quotidien. Ce qui se passe à Gaza et la criminalisation du soutien à la libération de la Palestine sont très menaçants pour des gens comme moi.

Avant ce génocide, j’étais également consciente de la crise climatique, de la violence politique et de l’inégalité entre les genres. Mais aujourd’hui, je réalise à quel point ces questions sont reliées. J’en suis venue à les considérer comme des facettes d’un même problème, à savoir l’appartenance à une culture coloniale suprématiste blanche dominée par les hommes. La politique est dirigée par un petit groupe de riches et leurs entreprises, qui veulent enfermer les femmes à la maison, ne se soucient pas du climat et considèrent les pauvres comme leurs esclaves de facto.

Les partisans du génocide tentent de se présenter comme le visage de la lumière et de la démocratie, et même comme des pro-féministes également en faveur des droits LGBTQIA+. Le mouvement pro-palestinien a toujours recherché la solidarité avec d’autres mouvements de lutte. Le sentiment instinctif est que l’on ne peut lutter contre l’oppression que si l’on combat toutes les formes d’oppression. Qu’en pensez-vous ?

Le féminisme et les droits LGBTQIA+ sont souvent utilisés à tort pour justifier leurs crimes politiques. Nétanyahou et son régime utilisent délibérément ces termes pour construire un narratif qui cadre Israël au sein de la démocratie européenne et de la soi-disant civilisation. Le régime israélien fait tout ce qu’il peut pour alimenter l’islamophobie en Europe, et l’extrême droite constitue un de ses alliés dans cette entreprise.

Les droits des personnes LGBTQIA+ et le féminisme sont progressistes. Mais on ne peut pas être progressiste pour certains groupes et pas pour d’autres. Comment peut-on considérer les pires violations des droits humains comme l’incarnation du féminisme ? Le féminisme ne consiste pas à former les femmes à la masculinité toxique, comme le font les FDI (Forces de défense israéliennes, ou Tsahal) à l’égard des Israéliennes présentes dans l’armée. Je doute sérieusement que les droits des personnes LGBTQIA+ englobent la possibilité pour les soldats des FDI d’exprimer leur identité sexuelle tout en massacrant sans pitié les femmes et les enfants palestinien.ne.s.

Quant à la démocratie, est-il démocratique que la Cour suprême menace d’exiler les opposant.e.s au régime à Gaza ? C’est une politique de goulag qui rappelle les pires régimes autoritaires. Donc non, le régime israélien n’est pas démocratique.

Dans la diaspora, des groupes juifs orthodoxes et des juif.ve.s laïques critiquent vivement le régime. C’est également le cas en Israël. Mais l’Occident se focalise sur le gouvernement israélien, censé représenter les juif.ve.s authentiques. Cette attitude est en soi antisémite. Israël et Tsahal sont le miroir du colonialisme blanc européen. Comment la France s’est-elle comportée en Syrie à l’époque coloniale ? Elle a bombardé les habitant.e.s. Elle a construit des centres de détention que le régime d’Assad utilise encore aujourd’hui. Et les Britanniques en Palestine en 1936 ? La résistance palestinienne locale à l’occupation et au colonialisme avait brutalement été écrasée. Nétanyahou et consorts appartiennent au club des puissances coloniales, au même titre que la France ou la Grande-Bretagne.

Le régime allemand rejette toute critique du gouvernement israélien en la qualifiant d’antisémite et en s’attaquant aux personnes migrantes. Quelle hypocrisie. Le traumatisme allemand de l’antisémitisme n’a rien à voir avec nous, migrant.e.s ! Nous sommes les personnes qui ont le plus souffert des régimes autoritaires au Moyen-Orient, nous voulons une ONU forte, nous voulons le respect de l’État de droit, nous voulons un monde juste. Pour nous, les rapports sur les Droits humains sont une bouée de sauvetage. La plupart d’entre nous ont fui à cause de l’absence de telles lois.

Les Syrien.ne.s et les autres migrant.e.s savent ce que signifie un régime autoritaire et descendent maintenant dans la rue pour demander un cessez-le-feu à Gaza. La répression d’État est dangereuse et l’histoire montre à quel point elle peut rapidement conduire à autre chose, un régime totalitaire. La plupart des migrant.e.s originaires de pays instables savent de premières mains que le quotidien peut disparaître en un instant. C’est peut-être la raison pour laquelle tant de migrant.e.s manifestent.

L’invasion du Liban a contribué à l’escalade régionale. Nétanyahou affirme vouloir changer l’équilibre des forces dans la région. Comment voyez-vous cela ?

Qui croit que le régime israélien n’était pas au courant de l’existence des tunnels ? Israël surveillait tous les mouvements à Gaza. Nous savons que l’Égypte avait informé Israël des projets du Hamas. Nous savons également que Nétanyahou a initialement soutenu le Hamas pour affaiblir le mouvement de résistance palestinien. Nétanyahou était prêt à laisser un groupe d’Israélien.ne.s de gauche alternative et quelques autres être massacré.e.s pour faire avancer son projet d’expansion des territoires israéliens. Ce gouvernement ne se soucie pas vraiment de son propre peuple. Cela se reflète par ailleurs dans le manque d’intérêt pour les otages ou les milliers de personnes déplacées dans les zones frontalières. Le régime israélien a réussi à assassiner le chef du Hezbollah, Nasrallah, à Beyrouth et le chef du Hamas, Haniyeh, en Iran. Cette opération était manifestement préparée depuis un certain temps, comme l’ont montré les explosions de bipers, et n’attendait qu’un prétexte.

C’est ainsi que le Sud-Liban est pris ou rendu inhabitable. Ce faisant, le patrimoine culturel est rasé, l’histoire de la population locale est effacée. On en parle à peine, mais des bombes tombent quotidiennement sur Damas. En Iran, les États-Unis et Israël veulent créer une situation de guerre civile similaire à l’Irak pour affaiblir le pays.

Pour le régime israélien, il ne s’agit pas de protéger la vie des Juif.ve.s, mais d’annexer des territoires à Gaza, en Cisjordanie et au Sud-Liban, tout comme le Golan a été annexé en 1967. Il existe aux États-Unis un puissant lobby pro-israélien, composé de sionistes juif.ve.s et chrétien.ne.s, qui soutient fermement cette politique. Ce lobby (l’AIPAC, American Israel Public Affairs Committee, par exemple) bloque toute tentative d’embargo américain sur les ventes d’armes à Israël, comme en témoigne la mobilisation du lobby contre Bernie Sanders aux États-Unis.

L’objectif est donc de redessiner la région avec l’expansion d’Israël et la recherche d’une prétendue solution finale à la question palestinienne. Israël veut éliminer toute opposition possible à l’occupation et au projet colonial. C’est également ce que souhaite l’impérialisme américain afin d’avoir un accès bon marché aux matières premières et de renforcer la domination régionale de l’Arabie saoudite. Cela implique d’acheter le soutien des dirigeants égyptiens et jordaniens par l’intermédiaire du FMI et de la Banque mondiale. L’invasion de l’Irak à l’époque faisait déjà partie de ce redécoupage de la région.

Lors d’une récente manifestation kurde, on a constaté une réticence à participer à des actions pro-palestiniennes en raison du rôle des tendances réactionnaires telles que le Hamas et le Hezbollah. Comment pouvons-nous faire face à cette situation ?

Bien sûr, les peuples du Moyen-Orient ne sont pas unis. Beaucoup de ceux qui s’opposent au régime iranien considèrent le Hamas et le Hezbollah comme des groupes qui reçoivent de l’argent iranien. Beaucoup pensent que nous ferions mieux de nous occuper d’abord de nos propres problèmes au lieu de construire la solidarité. Le fait que j’aie toujours parlé de la Palestine n’a pas toujours été compris par la communauté iranienne, mais la Palestine concerne aussi l’Iran. Bien sûr, il est plus facile pour moi de protester, en tant que fonctionnaire, que pour, disons, une femme qui vient d’arriver ici, qui porte le voile et suit des cours de langue.

Le Hamas et le Hezbollah sont des mouvements islamistes autoritaires. La plupart de leurs actions ne sont pas démocratiques. La gauche a besoin de faire entendre sa propre voix, une troisième voix qui s’oppose à la fois à l’impérialisme occidental et aux régimes et mouvements autoritaires. Cette voix n’est pas claire aujourd’hui. L’opposition à l’impérialisme est claire, tout comme le soutien à la résistance palestinienne et le besoin de libération. Mais elle s’arrête là. La troisième voix oscille entre la définition de sa propre identité, l’égarement et la défense de la résistance. Cela entraîne des réticences chez certain.ne.s progressistes. Nous sommes face à une nouvelle ère qui a un besoin urgent de renforcer cette troisième voix. C’est l’une des idées les plus importantes que j’ai eues depuis le génocide palestinien : je dois réfléchir attentivement à la manière de faire entendre une voix de résistance qui appelle à la paix. Il est plus facile d’écrire des livres académiques que de formuler ces idées dans la rue.

Le nationalisme est bien sûr très présent dans la région. Les mouvements de libération ont souvent été détournés, laissant les citoyen.ne.s ordinaires peu confiant.e.s dans la capacité des mouvements sociaux à apporter des changements durables et significatifs. Mais nous devons réaliser que Gaza est le symbole de notre avenir, qu’il s’agit aussi de la libération des femmes iraniennes, du débat sur le voile en Europe, de la crise climatique, de la survie de la démocratie en Europe. Toutes ces questions sont reliées.

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