La sérieuse gueule de bois de la logique du “moindre mal”

Redoutant la victoire de Donald Trump, les partis Verts européens, parmi lesquels ECOLO, ont demandé à l’écologiste radicale américaine Jill Stein de retirer sa candidature pour donner le maximum de chances à Kamala Harris. Ce fut l’une des expressions de l’angoisse réelle de millions de personnes à travers le monde face à l’agenda autoritaire, raciste et misogyne de Trump. Mais regardons la réalité en face: reposer sur les Démocrates pour battre le trumpisme revient à scier la branche sur laquelle on est assis.

De ce côté-ci de l’Atlantique, la situation a régulièrement été caricaturée à l’extrême: un homme blanc raciste opposé à une femme noire. La formule-choc ne permet toutefois pas de comprendre pourquoi la majorité de ses électeurs – 59% – sont des femmes ou des personnes de couleurs. Aussi étrange que cela puisse paraître au premier abord, l’électorat de Trump s’est féminisé et diversifié.

L’héritage de quatre ans de présidence démocrate

Le professeur de sociologie à l’ULB Daniel Zamora soulignait au lendemain des élections que “plus d’un tiers des électeurs ont indiqué que l’économie était leur priorité numéro un, alors que seuls 11% ont indiqué l’immigration. Et parmi ceux inquiets quant à l’état de l’économie, 80% ont préféré Donald Trump à Kamala Harris. Enfin, à peine 20% des États-uniens pensent qu’ils sont mieux lotis qu’en 2020.”(1)

Il poursuit : “La focalisation autour du “danger fasciste” et d’une éventuelle “fin de la démocratie” (…) a malheureusement fait oublier que c’est en focalisant son message sur l’économie que Biden l’avait emporté il y a quatre ans.” Et quatre ans plus tard, que reste-t-il des belles paroles? Joe Biden avait averti du risque d’exclusion de 20 millions de personnes de l’assurance-maladie publique en cas de victoire de Trump. Il y en a eu 25 millions avec Biden. Les expulsions de domiciles ont aujourd’hui dépassé le niveau pré-pandémie et il n’y a jamais eu autant de sans-abris. Mais en Europe, la plupart des commentateurs de la presse dominante ont parlé des “bons chiffres macro-économiques” de Biden en déplorant que le “ressenti de la population” soit différent. On leur souhaite de passer une nuit sur le trottoir pour venir ensuite nous parler de leur “ressenti” économique.

Pas d’augmentation de salaire quand on cajole les milliardaires

L’idée centrale de Kamala Harris et des Démocrates était de partir à la chasse à l’électorat républicain anti-Trump. Le parti démocrate n’est déjà pas un parti de gauche à la base, mais ce fut sa campagne la plus à droite depuis longtemps, alliant une approche de faucon sur la scène internationale à un vide sidéral sur le terrain social.

Kamala Harris s’est ainsi affichée à de nombreuses reprises aux côtés de la Républicaine Liz Cheney. Cette recrue démocrate est notamment la fondatrice de l’association nationaliste Keep America Safe, dont l’objectif était entre autres d’attaquer les avocats des détenus du camp de Guantánamo. Si celle-ci s’est opposée à Trump, c’est essentiellement au nom de la défense de l’héritage politique de son père, Dick Cheney, PDG de la multinationale pétrolière Halliburton et vice-président des États-Unis au moment de l’invasion de l’Irak, sous l’administration George W. Bush. Encore plus dans le contexte du soutien sans faille apporté par Kamala Harris au régime israélien, on peut comprendre pourquoi tant d’arabo-américains et de musulmans étaient furieux.

Pour tenter de contrer l’effet “Elon Musk”, les démocrates ont affiché le soutien du très médiatique milliardaire Mark Cuban, qui a notamment souligné : “Je suis socialement libéral, mais fiscalement conservateur (…). Et je pense que le vice-président Harris correspond parfaitement à notre mission”.

L’augmentation du salaire minimum figure parmi les thèmes majeurs des campagnes syndicales depuis de nombreuses années aux États-Unis. Le salaire minimum fédéral est actuellement de 7,25 dollars de l’heure. Dans le sillage de diverses campagnes locales victorieuses sur cette question, Biden avait promis en 2020 de relever le salaire minimum fédéral à 15 dollars à l’heure et de renforcer, via la législation fédérale, la capacité d’organisation et de négociation collective des travailleur.euse.s. Rien de tout cela n’a été fait. Ce n’est que du bout des lèvres, et à la toute fin de sa campagne, que Kamala Harris a accepté ce chiffre symbolique (désormais largement dépassé en raison de l’inflation). Lors de ses 35 apparitions publiques, elle n’a mentionné que deux fois l’augmentation du salaire minimum, sans jamais donner d’indication précise concernant le montant.

Comme l’explique Daniel Zamora : “Si plus de 81 millions d’Américains ont voté pour Joseph Biden, seuls 68 millions se sont mobilisés pour Kamala Harris. Trump, quant à lui, a mobilisé presque autant qu’en 2020. En un sens, il s’agit plus d’une défaite historique du parti démocrate que d’une victoire de Trump.”

Aspiration au changement et cri de désespoir

Tout cela n’enlève rien au fait que la victoire de Trump est une victoire du racisme et de la misogynie. Celle-ci ancrera encore plus profondément la haine de l’autre dans l’aliénation de larges couches vis-à-vis de la société. L’absence de perspective d’amélioration des conditions d’existence et d’une lutte collective alimente les frustrations. Et lorsqu’on se retrouve aux prises avec un angoissant sentiment d’impuissance, il est plus facile d’imaginer frapper vers le bas, vers les plus faibles, que vers le haut et le monde des puissants. C’est cela qui permet d’expliquer qu’aux États-Unis, une si grande partie des personnes issues de l’immigration y soient aujourd’hui opposées.

Stimuler cette lutte collective pour arracher des victoires est un enjeu crucial dès maintenant : il ne faut pas pleurer, mais s’organiser, comme le disait le syndicaliste révolutionnaire Joe Hill. Il n’y a pas d’autre remède que la construction d’une alternative politique reposant sur l’action collective, fermement accrochée à une approche de classe et qui défend toutes les personnes opprimées avec autant d’acharnement que les Démocrates et les Républicains défendent, chacun à leur manière, la classe capitaliste dominante.

Laissons une dernière fois la parole à Daniel Zamora : “Loin d’être une anomalie, le trumpisme apparait donc comme le symptôme le plus visible d’un libéralisme en décomposition et, dans sa version européenne, d’une gauche encore incapable d’inverser le cours de l’histoire.” Renverser le cours de l’histoire, c’est là toute l’ambition que doit avoir la gauche, vers une transformation révolutionnaire de toute la société. Sans cela, l’avenir nous réservera encore pire que Trump. Gardons en tête qu’il était difficile à l’époque d’imaginer pire que Bush… 

“La victoire de Trump, par-delà les fantasmes”, Daniel Zamora, revuepolitique.be, publié le 7 novembre 2024.

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