Le livre “Résistance antinazie ouvrière et internationaliste : De Nantes à Brest, les trotskistes dans la guerre (1939-1945)” raconte l’histoire remarquable de jeunes marxistes révolutionnaires engagé.e.s dans la résistance à l’occupation nazie et au capitalisme. Pour eux, la guerre n’a pas signifié de pause dans leur approche basée sur la lutte des classes. Ils et elles ont regroupé des dizaines d’autres jeunes – jusqu’à des soldats allemands ! – autour d’un antifascisme de classe visant à la transformation socialiste de la société. Cet été, nous nous sommes rendus à Nantes pour y rencontrer deux des trois auteurs de cet important ouvrage : François Preneau et Robert Hirsch.
Comment en être venu à écrire ce livre ?
François : “Nous avons découvert que les militants trotskystes de Nantes ont été les premiers à faire de la propagande clandestine contre l’Occupation nazie. De plus, celle-ci était explicitement internationaliste. Ils ont publié un journal clandestin, Front Ouvrier, distribué dans une vingtaine de grandes entreprises nantaises et dont l’influence a été croissante.”
Robert : “Nous sommes nous-mêmes des militants de la IVe Internationale depuis longtemps et nous étions évidemment intéressés par ce groupe de militants qui agissaient dans des moments très difficiles. Dans la situation apocalyptique du début de la Seconde Guerre mondiale, ces jeunes militants, hommes et femmes, disaient qu’il fallait agir ou du moins tenter d’agir.”
Ce qui est frappant avec le Front Ouvrier, c’est qu’il y a toujours eu une tentative s’adresser aux besoins du moment avec une approche de classe. Front Ouvrier comportait des revendications concernant la protection contre les bombardements alliés, sur le contrôle démocratique du ravitaillement ou encore sur les salaires. D’où vient cette approche ?
François : “Il s’agissait de très jeunes travailleurs à une époque où le mouvement ouvrier s’était complètement effondré. Les conditions de vie étaient très difficiles, mais il leur était impossible de rester sans rien faire. Il fallait résister, non pas aux Allemands en tant que tels, mais au fascisme.”
Robert : “Ce sont des jeunes qui ont acquis une première expérience dans les mobilisations autour du Front populaire et des grèves de 1936. Cette expérience figurait régulièrement dans le journal Front Ouvrier. C’est l’expérience de cette révolte de la classe ouvrière qui les a vraiment inspirés. Ils ont voulu stimuler ce potentiel qui réside en son sein. Et pour ça, ils sont partis de la vie quotidienne. Bien sûr, c’était très difficile avec les bombardements, la violence de la répression et la question du ravitaillement. Ce n’était pas non plus facile sur les lieux de travail, avec les petits chefs qui étaient également souvent des collaborateurs. Les descriptions de la vie sur les lieux de travail sont très détaillées et incisives. Il ne s’agit pas d’étudiants qui, de l’extérieur, se tiennent à la porte et disent comment il faut faire.”
François :“Le matériel écrit visait à convaincre les travailleurs que ce qui se passait dans leur entreprise était important et qu’il fallait reprendre la lutte. Il tentait également de convaincre les travailleurs qu’une véritable paix ne serait possible qu’avec le renversement du capitalisme. Il s’agissait de lutter contre le nazisme, mais aussi de mettre fin au système qui lui avait donné naissance. D’où le slogan récurrent “Pain, paix, liberté”. C’était la formule à l’époque de la lutte pour le socialisme.”
“Ce slogan fait référence à la lutte des années 1930. Front Ouvrier est sorti principalement en 1943-44, à un moment où il y avait aussi l’expérience des grèves italiennes de l’été 1943 qui ont joué un rôle crucial dans le renversement de Mussolini. Il était clair que des mouvements étaient possibles, que la révolution pouvait avoir lieu, même en Allemagne. La peur existait, mais aussi une compréhension du potentiel de la classe ouvrière.”
Quelle était la particularité de la résistance autour du Front Ouvrier ?
Robert : “Ces jeunes ne se contentaient pas d’obéir. Ils réfléchissaient, faisaient des choix, débattaient. Même pendant la guerre, il y avait des discussions et la diffusion de bulletins internes. Il y a même eu un congrès durant la guerre.
“Front Ouvrier était un journal, mais aussi une démarche politique. S’il y a une chose que Robert Cruau, le pionnier du groupe en Bretagne, a défendu toute sa vie, c’est que l’émancipation de la classe ouvrière sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes. C’est à leur côté et avec eux que l’on pouvait construire une résistance ouvrière réellement active avec une forte conscience politique. Cela a toujours été essentiel pour Front Ouvrier : on ne fait pas à la place des gens, on fait ensemble. Si on ne fait pas ça, on ne construit rien non plus.
“Par ailleurs, une approche internationaliste a toujours été adoptée. Dans Front Ouvrier, vous ne lirez jamais des termes comme ‘boches’, ce qui était très courant dans la presse communiste. A Brest, de petits articles en allemand étaient également régulièrement publiés dans le Front Ouvrier.”
Cela nous amène à parler du travail effectué en Bretagne à destination des soldats allemands. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
François : “L’approche du Parti communiste était que chaque soldat allemand éliminé était un ennemi de moins. Mais pour les trotskistes, un soldat allemand gagné à leur cause était un futur combattant de la révolution allemande. C’est pourquoi il n’y avait pas de slogans nationalistes.”
Robert : “Robert Cruau avait l’idée que les gens devaient s’organiser. Cela n’avait toutefois rien d’évident d’imaginer des soldats allemands qui s’organisent et se retrouvent avec des militants trotskistes ! Il s’agissait surtout de jeunes ou d’anciens syndicalistes d’Allemagne. Il y avait par exemple un homme dont le père avait encore député communiste avant le régime nazi. Peut-être entre 20 et 27 soldats allemands ont participé à ce groupe d’« Arbeiter und Soldat » à Brest.
“Alors que l’armée allemande déplaçait généralement ses troupes d’une ville à l’autre tous les quelques mois afin d’éviter que des liens ne se tissent avec la population locale, il en allait différemment à Brest. Avec une base navale, on a besoin de soldats, mais aussi de techniciens qui restent sur place plus longtemps. Cela facilitait l’établissement de ces liens.
La police militaire allemande n’a évidemment pas apprécié de trouver des exemplaires d “Arbeiter und Soldat”. Et certainement pas quand les soldats allemands de Brest ont eux-mêmes distribué quatre numéros de leur propre journal, “Zeitung für Soldat und Arbeiter im Westen”. Nous n’avons pas tout retrouvé d’exemplaires de ce journal, mais nous avons le témoignage de celui qui l’a dactylographié, André Calvès.
Dans ce journal, il y avait un éditorial politique qui montrait que pour arrêter la guerre, il fallait en finir avec le capitalisme. On y lisait aussi des échos de soldats allemands qui s’étaient rendus en Allemagne en permission et qui y avaient vu les ravages de la guerre. Ils rapportaient que Hambourg n’était pas beaucoup mieux lotie que Brest. Et puis on y trouvait des articles sur la responsabilité de chaque soldat allemand : “Les Français nous détestent souvent, mais que faisons-nous ? Nous les persécutons.” C’était donc un contenu très révolutionnaire.
Après le quatrième numéro, tout le groupe a été massacré. Nous ne connaissons pas les détails, nous n’avons pas trouvé les archives de la Gestapo à ce sujet. Le groupe a-t-il été infiltré ? Quelqu’un a-t-il été brisé et a parlé ? Nous n’en savons rien. Mais la répression a été terrible. Publier un journal avec des soldats allemands, dirigé contre le nazisme, c’était bien entendu une attaque directe contre l’armée allemande.”
Après la guerre, un travail a également été organisé à destination des prisonniers de guerre allemands.
“Quand André Calvès est rentré en 1946, son premier réflexe a été de parler à d’autres camarades qui revenaient de déportation, et de dire : le combat que nous menions, qu’est-ce que c’était ? C’était de dire : ce sont nos frères de classe. Et que font-ils maintenant avec les prisonniers de guerre allemands ? Ce sont des esclaves du capital. Et nous ne faisons rien ? Finalement, ils parviennent à avoir un bref contact avec quelques dizaines de prisonniers de guerre allemands, notamment en leur distribuant du matériel obtenu auprès de leurs camarades britanniques.
“Lors du redémarrage des syndicats français, ils sont parvenus à convaincre 35 prisonniers allemands d’adhérer à la CGT. Imaginez : Brest était une ville en ruine et soudain 35 Allemands frappaient à la porte du syndicat pour y adhérer. Les prisonniers de guerre allemands ont donc reçu la visite de jeunes Français qui sont venus les voir en leur disant qu’ils étaient des frères de classe. C’est vraiment un exemple remarquable d’internationalisme.”