Non, le mouvement et l’activisme LGBTQIA+ ne sont pas nés le 28 juin 1969 à Greenwich Village lors du soulèvement de Stonewall. Le mouvement LGBTQIA+ moderne est en réalité né en Allemagne dans la seconde moitié du 19e siècle. Lors de notre week-end antifasciste début juillet, notre camarade Sam est revenu.e sur ces racines que le fascisme avait tenté d’arracher et dont l’héritage fut crucial pour le mouvement de libération LGBTQIA+ des années ‘60 et ‘70.
Karl Heinrich Ulrichs, un pionnier
Du début des années 1860, Karl Ulrichs fut le premier à reconnaître publiquement les personnes LGBTQIA+ en tant que minorité opprimée devant se battre pour son émancipation. Pionnier de la sexologie autant que précurseur du militantisme LGBTQIA+, il a souligné la nécessité d’adopter des termes clairs plutôt que des descriptions vagues et a également écrit sur ce qu’il décrivait comme le « troisième genre », que nous appelons aujourd’hui non-binaire ou genre queer. Il fut encore le premier à reconnaître véritablement l’existence de l’homosexualité féminine, chose très controversé à l’époque.
Karl Ulrichs voyageait à travers l’Europe pour organiser des réunions clandestines afin de parler de la LGBTQIA+phobie et de la manière de lutter contre l’oppression, dans le but de mobiliser les individu·e·x·s pour qu’elles/iels/ils agissent eux-mêmes, car son objectif principal restait l’activisme. Il a d’ailleurs organisé une ou plusieurs réunions de ce type en Belgique (probablement à Bruxelles). Il n’est cependant pas parvenu à construire un véritable mouvement.
Hirschfeld et l’Institut de sexologie
Après l’unification de l’Allemagne sous la forme d’un État-nation en 1871, les paragraphes 175 et 175b ont été inscrits dans le Code pénal allemand (Strafgesetzbuch). Ils ont criminalisé l’homosexualité de 1871 à 1994, mais interdisaient aussi très clairement aux individu·e·x·s d’être transgenres ou non conformes au genre. Bien que l’homosexualité entre femmes cisgenres n’était pas strictement interdite, l’« article 175 » a également été utilisé pour persécuter et emprisonner des lesbiennes. À partir de 1880, il y a même eu à Berlin une unité de police dédiée uniquement à l’arrestation des personnes LGBTQIA+.
C’est dans ce contexte que s’est déployée l’activité de Magnus Hirschfeld, lui-même homosexuel, à partir de son expérience de médecin et de psychologue, au début des années 1890. En 1897, il a fondé le Comité humanitaire scientifique (Wissenschaftlich-humanitäres Komitee) pour la réforme juridique de l’article 175, dont la devise était « par la science vers la justice » et qui reposait sur la combinaison de l’action politique, de la recherche scientifique et de l’éducation publique.
Bien que ses premiers écrits n’aient porté que sur les personnes gays et lesbiennes, il a rapidement commencé à accorder plus d’attention aux personnes transgenres et à celles qui ne se conforment pas au genre. Dans son livre phare « Die Transvestiten », il a nuancé l’idée d’Ulrichs sur l’existence d’un soi-disant « troisième genre discret ». Il était plutôt convaincu que le genre constituait un spectre et qu’il existait de multiples (ou nombreuses) identités de genre. Il a également établi une distinction entre le sexe biologique et le genre, de même qu’entre orientation sexuelle et identité de genre.
En 1919, il a fondé avec d’autres psychologues, médecin·e·x·s et activistes l’Institut für Sexualwissenschaft (Institut pour la science sexuelle) à Berlin, qui fournissait des conseils médicaux et psychologiques sur une série de questions sexuelles, principalement pour les personnes LGBTQIA+, mais pas seulement. Un autre objectif important de l’institut était la recherche scientifique claire et détaillée. L’Institut comprenait par ailleurs des archives, une bibliothèque et un musée visité par plus de 3.500 personnes chaque année. Des conférences y étaient organisées, comme le congrès international sur l’homosexualité. La même année, l’Institut a sorti le premier film de l’histoire sur l’homosexualité : « Anders als die Anderen ».
Très vite, les activités de l’institut ont été visées par des groupes d’extrême droite et conservateurs, comme les Freikorps et plus tard les SA. L’Institut était également un refuge pour personnes transgenres et non binaires.
Hirschfeld n’a certainement pas été le seul à effectuer de telles recherches, mais il fut une source d’inspiration directe pour presque tout le monde. Un ou plusieurs activistes agissant de manière indépendante ne constituent pas pour autant des mouvements sociaux. Voilà quelle était la grande différence avec Hirschfeld et son institut.
Il s’agissait du tout premier véritable mouvement LGBTQIA+ alliant recherche scientifique, activisme dans les rues et un travail d’éducation par le biais de magazines, de journaux et de tout un mouvement littéraire, avec le soutien des mouvements socialistes, anarchistes et féministes, y compris par-delà les frontières, notamment en tissant des liens avec les bolcheviks et l’Union soviétique, du moins jusqu’à ce que le totalitarisme bureaucratique stalinien n’en décide autrement.
Magnus Hirschfeld était particulièrement en relation avec les militantes féministes socialistes Clara Zetkin (à qui l’on doit la Journée internationale de lutte des droits des femmes) et Alexandra Kollontaï, ainsi que d’August Bebel, dirigeant du parti social-démocrate allemand, par ailleurs auteur du livre « La femme et le socialisme » (1891). Sans jamais avoir adhéré officiellement à un parti, la pensée de Hirschfeld était fortement influencée par les idéaux socialistes. Il défendait la plus forte solidarité possible entre le mouvement LGBTQIA+ et le combat féministe.
La persécution nazie
Les nazis ont qualifié Hirschfeld « l’Allemand le plus dangereux ». À l’époque, l’homosexualité était également appelée de manière moqueuse « l’amour allemand » ou « la maladie allemande », conséquence directe des travaux de Magnus Hirschfeld et de son institut.
Peu après leur arrivée au pouvoir en 1933, les nazis ont commencé à interdire les livres qu’ils considéraient comme « non allemands », y compris l’ensemble de l’œuvre de Magnus Hirschfeld. Ses livres ont été parmi les premiers à être interdits.
Le 6 mai 1933, les nazis ont détruit l’ensemble de l’institut, au cours d’un spectacle macabre, avec une fanfare et une foule d’environ 200 personnes invitées à regarder la démolition avec boissons et snacks à leur disposition. La persécution des personnes LGBTQIA+ par les nazis plongea alors dans l’horreur, de nombreuses personnes étant arrêtées, torturées et/ou déporté·e·x·s dans des camps de concentration.
La destruction de l’institut et l’inculpation du personnel n’étaient pas des surprises, mais cela s’est produit beaucoup plus rapidement que ce à quoi tout le monde s’attendait. Toute la bibliothèque et les archives de l’institut ont été perdues, le travail de toute une vie de Hirschfeld et de beaucoup d’autres. Hirschfeld est mort en exil en France quelques mois plus tard. En mai 1933, il était en tournée mondiale hors d’Allemagne pour avertir des dangers du fascisme.
Jusqu’en 1934, les poursuites à l’encontre des personnes LGBTQIA+ étaient du ressort de la police. À partir de cette date, la Gestapo a créé une nouvelle unité, le « Bureau spécial II S », qui se consacrait uniquement à la poursuite des personnes LGBTQIA+ et des personnes ayant eu recours à l’avortement. La loi a été modifiée de manière que les preuves ne soient plus nécessaires.
Plus de 160.000 homosexuels et transsexuels ont connu les camps de concentration et les prisons nazis. Les personnes survivantes ont ensuite continué à être persécutées par le gouvernement allemand. Il n’existe malheureusement pas de chiffres fiables concernant le nombre de lesbiennes envoyées dans les camps de concentration.
Le sort des personnes LGBTQIA+ sous le nazisme a toujours été tenu à l’écart de l’histoire. Il a fallu attendre environ 70 ans pour qu’elles/iels/ils soient officiellement reconnues comme victimes. Nous pouvons entretenir leur mémoire en poursuivant leur combat, par la liaison de la lutte pour l’émancipation LGBTQIA+ et de la lutte antifasciste. Ce n’est qu’en s’organisant et en luttant que l’on peut réaliser de réels progrès.