Le thème de la Défense a été abordé durant le dernier débat télévisé en Flandre durant la campagne électorale (Het Groot Debat). Le président du PTB, Raoul Hedebouw, y a défendu la diminution des dépenses militaires dans le cadre d’une défense européenne indépendante, séparément de l’OTAN. Face à la perspective d’une réélection possible de Donald Trump, il expliquait qu’il serait préférable de construire une force indépendante tout en forgeant des liens avec le Sud global. Les économies d’échelle que permettrait l’intégration dans une armée européenne devant permettre d’accorder plus de moyens à des domaines socialement plus utiles.
Par Christian (Louvain)
La présidente de Vooruit, Melissa Depraetere, a de suite réagi : « Quitter l’OTAN est un cadeau pour Poutine », estimant que les mots lui manquaient pour réagir à une idée « délirante ». Le président du Vlaams Belang, Tom Van Grieken, a défendu l’arrêt des livraisons d’armes à l’Ukraine en faveur d’une approche diplomatique envers la Russie. La Vice-Première ministre Petra De Sutter (Groen) s’est empressée de faire l’amalgame entre le PTB et l’extrême droite : « Ces deux partis constituent une menace pour l’État. » Le Premier ministre De Croo a emboîté le pas derrière les figures de proue de la gauche flamande que sont Depreatere et De Sutter.
Le positionnement du PTB représente un début d’approche de classe, mais qui finit hélas par s’égarer dans les institutions de la classe dominante. Nous rejoignons le PTB sur la diminution des dépenses militaires. Nous partageons aussi l’analyse selon laquelle l’OTAN n’est aucunement un instrument de paix et de liberté, mais au contraire une alliance militaire prédatrice au service des intérêts impérialistes occidentaux, qui a notamment soutenu des dictatures militaires en Grèce et en Turquie. Depuis 1989, c’est également le cadre organisationnel d’aventures militaires néocoloniales. Loin de nous protéger, cette alliance ne fait qu’attiser les tensions géopolitiques, notamment avec la Russie et la Chine. Cela dit, contrairement au PTB, nous considérons que ces deux pays constituent eux aussi des puissances impérialistes à part entière.
Armée européenne oui, mais jamais sans l’OTAN
Généralement, l’idée d’une armée européenne n’est pas présentée comme une alternative indépendante à l’OTAN, comme le fait Hedebouw, mais plutôt comme un complément à ladite alliance transatlantique. L’enjeu central de la proposition, c’est la répartition d’influence entre les pays impérialistes occidentaux et le degré d’autonomie des puissances européennes face à la superpuissance américaine. Sur le plan économique, les puissances européennes ont eu bien plus de succès avec la création de l’Union européenne, rempart contre l’ennemi systémique qu’était alors le bloc soviétique et moyen de faire face aux concurrents états-uniens puis est-asiatique.
La promotion d’une armée européenne comme modèle alternatif à l’OTAN est liée aux illusions envers ce que peut signifier un monde plus multipolaire. Dans son livre Mutinerie, l’ancien président du PTB Peter Mertens défend qu’un équilibre entre blocs de puissances puisse garantir la paix. Selon ce modèle, tout ce qui s’oppose aux intérêts directs de l’impérialisme américain, notamment les pays BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), pourrait jouer un rôle progressiste. Cela s’étendrait-il donc aussi aux puissances impérialistes occidentales de second ou troisième ordre ? Comme le souligne la première moitié du XXe siècle, un monde multipolaire n’est pas synonyme de paix. Construire des liens avec le Sud global – c’est-à-dire avec les États – peut paraître une belle idée, mais comment éviter les relations d’exploitation et de domination qui découlent obligatoirement du fonctionnement du capitalisme ?
Un peu d’histoire
L’idée d’une armée commune n’est pas nouvelle. La France de De Gaulle l’avait défendue dès 1950, peu après la fondation de l’OTAN. Paris considérait d’un mauvais œil la remilitarisation de l’Allemagne de l’Ouest par les États-Unis. La politique états-unienne ne s’est pas limitée à construire une zone tampon contre le bloc soviétique, mais aussi à établir un appui pour ses intérêts en Europe occidentale. L’initiative française visait la création d’une armée composée des six membres originaux de la Communauté européenne (l’ancêtre de l’UE). Finalement, la France a laissé tomber le projet, incapable qu’elle était de soutenir sa guerre coloniale en Indochine simultanément au renforcement de son armée en Europe sans disposer du soutien des États-Unis. Depuis lors, l’idée d’une armée commune s’est systématiquement heurtée aux intérêts impérialistes divergents des grandes puissances européennes.
Ce n’est pas un hasard si l’idée bénéficie aujourd’hui surtout du soutien de Paris et de Berlin. Il s’agit des principales puissances de l’UE, ce sont les mieux placées pour utiliser une telle armée à leurs fins. Ces dernières années, le gouvernement français avait déjà tenté d’impliquer des pays membres de l’UE dans ses guerres au Sahel et la désastreuse opération Barkhane.
L’une des conditions préalables d’une armée commune pourrait être l’obligation pour les États membres de consacrer une part de leur budget militaire pour des armes produites en Europe, ce qui concerne essentiellement la France et l’Allemagne. C’est déjà ce qui, dans le cadre de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) introduite par le Traité de Lisbonne (2009), a obligé la Grèce à acheter des sous-marins allemands au beau milieu de sa crise de la dette et de l’austérité brutale qui l’accompagnait.
Cette année, la France a dépassé la Russie pour devenir le deuxième exportateur mondial d’armes, après les États-Unis, principalement grâce à la livraison d’avions de combat à l’Inde, au Qatar et à l’Égypte. Par ailleurs, aucun pays exportateur d’armes, à part les États-Unis, ne facilite autant l’anéantissement de Gaza par Israël que l’Allemagne.
En restant dans le cadre du système économique actuel, une force militaire commune ne serait pas au service des droits humains ou de la souveraineté des États les plus faibles. Son rôle serait de maintenir l’accès des grandes entreprises européennes aux marchés et aux matières premières.
Une idée qui a peu de chances d’être concrétisée
À ce jour, les efforts dans cette direction se limitent à une force européenne de réaction rapide composée de 5.000 soldats, laquelle devrait être opérationnelle en 2025. C’est peu. Les États-Unis, soutenus par leur acolyte britannique, sont bien entendu opposés au principe d’une armée commune européenne. La plupart des pays d’Europe centrale et orientale voisins de la Russie (Pologne, États baltes, pays scandinaves) sont eux aussi très réticents à l’idée d’un commandement stratégique européen, craignant de déplaire à Washington qu’ils considèrent comme le seul garant viable de leur sécurité.
Par ailleurs, les préférences en achat d’armement se situent toujours outre-Atlantique (voir l’achat de F35 américains par la Belgique). Actuellement, au parlement européen, les quatre principaux groupes euro-enthousiastes soutiennent l’action de la Commission européenne en faveur de l’industrie d’armement et l’élargissement de la PSDC, pour satisfaire l’augmentation des dépenses militaires à 2% du PIB exigée par les États-Unis et stimulée par la nouvelle course à l’armement suite à l’invasion de l’Ukraine.
Pour une approche indépendante de la classe travailleuse
Le PTB semble proposer que l’Europe (probablement via l’UE) puisse constituer un contrepoids à l’impérialisme américain et semble s’accrocher aux quelques illusions qui subsistent encore quant au possible rôle progressiste d’une « Europe sociale ». Mais l’Union européenne est une machine impérialiste et antidémocratique, construite pour servir de rouleau compresseur contre les droits des travailleur.euses.
La gauche radicale doit adopter une position qui repose sur l’indépendance de la classe travailleuse et pas sur l’illusion du « moindre mal » que pourrait constituer une classe capitaliste en concurrence avec une autre. Ce n’est pas le plus évident. La perspective de guerre instaure une pression terrible pour s’accrocher à tout ce qui peut sembler le plus rapide et facile. Souvent, cela ne fait au mieux que repousser la menace en lui permettant de devenir encore plus dramatique lors de son éclatement. Les appels aux négociations de paix ignorent généralement qu’elles reviennent à mettre les pyromanes autour de la table pour éteindre un incendie. Cela peut donner un certain répit, mais extrêmement précaire et provisoire.
La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Il en va ainsi pour la classe dominante, il en va de même pour la classe travailleuse. Dans le contexte de la lutte contre le génocide à Gaza, la compréhension du rôle des livraisons d’armes s’est accrue à travers le monde, ce qui a reçu un souffle nouveau grâce aux occupations de campus. Très certainement dans cette ère du désordre dans laquelle nous sommes rentrés et où les tensions géopolitiques augmentent dramatiquement, les méthodes du boycott ouvrier – par la grève et le blocage économique – de la fabrication et des livraisons d’armes doivent être développées. Chaque pas en avant capable de sortir la classe travailleuse du rang de spectatrice doit être soutenu, y compris par la lutte pour la reconversion, avec maintien des conditions de travail et de salaire du personnel, des entreprises d’armement pour une production socialement utile.
Nous venons de loin, mais la conscience de la force potentielle que notre classe sociale peut imprimer sur les événements fait son chemin. Nous savons par ailleurs des luttes sociales récentes – féministes, écologiques,… et plus récemment avec les occupations de campus universitaires – qu’une percée réalisée par une lutte à un coin du monde peut se répandre comme une traînée de poudre. Cet internationalisme militant instinctif est très précieux. C’est la peur du potentiel de la force de la classe travailleuse dans la résistance à la guerre et à l’oppression qui empêche une plus grande multiplication des guerres ou le recours aux armes nucléaires, par exemple.