Lecture conseillée. Faire justice, d’Elsa Deck Marsault: vers une justice transformatrice

Dans son livre, la militante féministe queer et anticapitaliste Elsa Deck Marsault nous entraîne dans une exploration profonde et critique des dynamiques de justice et de gestion des conflits au sein des mouvements militants anticapitalistes contemporains. Publié récemment aux éditions La Fabrique, cet ouvrage se distingue par son approche radicale et nuancée qui remet en question les pratiques dominantes de la justice punitive.

Par Emily Burns

Elsa Deck Marsault lie la manière d’envisager la justice à la société capitaliste actuelle, critiquant la justice punitive qui maltraite souvent les victimes et échoue à réduire les violences. Elle défend une justice transforma­trice qui interroge les dynamiques sociales, économiques ou autres à l’origine des violences et envisage leur traitement dans une perspective de changement sociétal. Elle argue que la justice transformatrice peut participer à changer la société, mais ne peut être pleinement appliquée sous le capitalisme.

Elle interroge la nature dialectique de la justice transformatrice: comment peut-elle contribuer à un changement social radical tout en opérant à l’intérieur d’un système qui perpétue les injustices et repose sur elles ? Sa réflexion rejoint naturellement les luttes anticapitalistes, en cherchant à dépasser les limites d’un cadre juridique complice des dynamiques oppressives.

La justice transformatrice prône l’évolution possible de chaque individu. Elle permet aux victimes de ne pas rester passives face à ce qui leur est arrivé et aux auteurs⸱trices de se transformer, tout en impliquant une transformation de l’entourage, voire de la société elle-même.

Gestion des conflits : pas de recette miracle

Elsa expose les défis complexes auxquels sont confrontés les militant⸱es lorsqu’ils et elles doivent aborder les conflits et actes de violence internes. Elle se base sur son expérience au sein du collectif FRACAS qu’elle a cofondé et qui soutient les groupes confrontés à de telles difficultés.

Elle souligne que les collectifs de gauche sont eux aussi traversés par des dynamiques d’oppression et une logique punitive, héritées de la société elle-même. Le risque est d’individualiser un problème sans s’interroger sur l’origine d’un comportement problématique et ce qu’il révèle sur l’organisation, et donc sans tirer les conclusions capables d’en éviter la reproduction. Faire autrement, ça s’apprend, ça ne peut pas venir tout seul…

À travers de nombreux exemples, l’autrice illustre la nécessité de reconnaître les ressentis, tout en accordant de l’importance aux faits. Il est crucial d’entendre la manière dont les personnes ont vécu les choses sans jamais remettre cela en question, mais il est parfois nécessaire de temporiser. Faire la distinction entre un comportement transgressif et un vécu difficile – voire même traumatisant – pouvant faire écho à une autre expérience du passé, mais sans comportement transgressif, n’est pas chose secondaire.

L’ouvrage questionne également l’équilibre à adopter entre intérêt individuel et collectif. Quand et comment envisager une exclusion afin de protéger le groupe, mais sans être soi-même source de violence ?  Que faire d’un témoignage de violence lorsque la victime ne souhaite pas que des démarches soient entreprises ? Comment assurer la confidentialité tout en prenant des décisions éclairées pour le bien du groupe ? Elsa développe la complexité de ces questions sans juger les procédés utilisés, appelant à une prise de conscience des implications de chaque acte et décision.

Pédagogie et patience

Dans un autre registre, Elsa insiste sur l’importance de l’approche pédagogique et patiente contre les normes sociales oppressives internalisées afin de parvenir à se déconstruire. Elle encourage les militant⸱es à poser des questions fondamentales souvent négligées, visant à clarifier les termes et à éviter les malentendus qui peuvent paralyser les débats. Elle dénonce également la culture du jugement rapide et de la critique superficielle, soulignant que la véritable transformation personnelle et collective nécessite du temps, de la réflexion et une ouverture à l’apprentissage constant.

L’autrice met par ailleurs en lumière les contradictions internes des milieux militants, où l’exigence de déconstruction individuelle peut parfois se heurter à un manque de soutien éducatif. Elle déplore que, parfois, les débats se figent par crainte de ne pas parler “comme il faut”, tout en soulignant l’importance d’accepter les critiques constructives (en ce compris sur les termes employés). Elle souligne l’importance de pouvoir reconnaître ses propres erreurs et, à l’inverse, ne pas renvoyer l’autre à ce qu’elle ou il a pu défendre dans le passé, mais bien admettre que chacun⸱e évolue. Elle appelle à une communication franche et directe, même si elle est maladroite, en évitant de prêter des intentions aux autres, afin de construire des espaces militants inclusifs et résilients.

Les crises du capitalisme sont multiples et peuvent paraître insurmontables. Alors la tentation est grande, dans les collectifs qu’Elsa a côtoyés, de se concentrer sur l’interne – comment devenir exempt des dynamiques d’oppressions – au risque de perdre de vue l’objet qui nous réunit au départ: la lutte pour une société débarrassée de l’exploitation et des oppressions, où chacun⸱e pourra pleinement s’épanouir.

Faire justice d’Elsa Deck Marsault est une lecture qui stimule notre réflexion sur la justice et la gestion des conflits et invite les lecteurs à repenser leurs pratiques pour une justice véritablement émancipatrice.

Elsa Deck Marsault, “Faire justice. Moralisme progressiste et pratiques punitives dans la lutte contre les violences sexistes”, Paris, La fabrique, 2023, 168 pages, 13 euros.

Les mots et les actes…

Le 8 mars dernier, la délégation syndicale majoritairement masculine d’un supermarché a voulu organiser une action pour dénoncer le sexisme sur leur lieu de travail. Leur communication parlait de la “Journée de la femme”. Une permanente syndicale a durement corrigé les termes employés, préférant “Journée internationale de lutte pour les droits des femmes”. Sa formulation est plus correcte et combative, cela ne fait aucun doute. Mais la remarque avait été faite de telle façon à casser l’enthousiasme pour lancer une nouvelle tradition combative et inclusive sur le lieu de travail. S’il est nécessaire d’engager la discussion sur les éléments de langage maladroits, l’approche devrait être de ne pas restreindre l’activité militante combative d’une délégation.

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