Le groupe multinational Ahold (2,2 milliards de bénéfice en 2022) a annoncé en février dernier sa volonté de franchiser les 128 magasins intégrés(1) (9.200 salarié.es) de sa chaîne Delhaize en Belgique, sachant qu’il avait déjà à cette date, dans notre pays, 636 magasins Delhaize franchisés(2). Nous avons rencontré Myriam Djegham, Secrétaire nationale CNE (CSC) du secteur commerce.
Propos recueillis par Guy Van Sinoy
Lutte socialiste : « Dans le secteur du commerce, les conditions de travail et de salaire varient sensiblement d’une commission paritaire à l’autre ? »
Myriam Djegham : Dans l’ensemble les travailleurs du commerce perçoivent un salaire inférieur de 30 % au salaire moyen en Belgique. Et il y a beaucoup de temps partiels, des horaires variables, des prestations tardives et le week-end, la pénibilité due au port de charge, aucune maladie professionnelle reconnue, un manque de valorisation et de reconnaissance.
Il y a 5 commissions paritaires qui permettent aux employeurs de mettre les travailleurs en concurrence les uns avec les autres. La moins bonne c’est la CP 201(commerce de détail indépendant) normalement prévue pour le petit commerce local mais aussi utilisée par des multinationales comme Carrefour pour ses petits magasins franchisés. La CP 202.01, quant à elle, est la commission paritaire pour les entreprises qui vendent des denrées alimentaires, qui occupent au moins 20 travailleurs et qui ont moins de 3 magasins. À partir de 3 magasins alimentaires, c’est la CP 202. Grâce aux luttes qu’ils ont menées précédemment, les travailleurs de Delhaize (CP 202) ont des droits plus élevés que ceux prévus dans le secteur. Par exemple, les horaires y sont relativement bien encadrés, le travail du dimanche se fait sur base volontaire et est payé à 300%.
Pour les magasins qui deviendront franchisés, le personnel se retrouvera très probablement en CP 202.01 car il y a de fortes chances que le repreneur qui aura plus de 2 magasins créera des entités juridiques pour éviter de passer en CP 202. Le passage en franchise, c’est l’utilisation du modèle Mac Donald pour augmenter les profits en se déchargeant de ses responsabilités patronales et des syndicats par la même occasion.
LS. « Qu’est-ce qui est prévu dans la loi lors du transfert d’une Commission paritaire à l’autre ? »
M.D. : La CCT 32 bis, qui est la transcription d’une directive européenne, prévoit que les travailleurs transférés d’une entreprise à une autre gardent leurs acquis. Mais comme dit un juriste compétent, prof de droit à l’ULB, Jean-François Neven, il y a des trous dans la raquette de cette CCT 32 bis. Par exemple, il n’y pas de sanctions prévues si on ne la respecte pas ! Il y a des possibilités de licenciements (art 9) pour des raisons techniques, économiques ou organisationnelles, ce qui laisse une très grande marge de manœuvre au repreneur. Par exemple : si le repreneur décide de sous-traiter la boucherie, il pourra licencier le boucher ! On a entendu beaucoup de choses sur le fait que la franchisation allait entraîner une détérioration des conditions de travail, mais le premier risque sera de perdre son emploi.
L.S. : Comment se déroulent les négociations ?
M.D. : Globalement mal car l’objectif d’Ahold Delhaize est de briser la résistance syndicale et qu’ils n’ont jamais voulu négocier. Au niveau du secteur, Comeos (la Fédération patronale belge du Commerce et des Services) soutient la franchisation. Il est clair que si la franchisation des 128 magasins intégrés Delhaize aboutit, après les magasins Mestdagh, d’autres suivront cette voie et cela tirera tout le secteur vers le bas, y compris dans les enseignes qui resteront dans un modèle intégré. Au niveau européen la franchisation s’intensifie depuis quelques années. Les organisations impliquées dans le conflit sont le SETCa-BBTK, la CNE, ACV-Puls et la CGSLB-ACLVB. Les négociations sont tendues et l’employeur est venu avec une proposition de paix sociale comprenant de petites concessions faites au début du conflit et incluant des éléments qui sont des obligations légales comme par exemple le fait que les heures supplémentaires seront soit payées soit transférées chez les repreneurs. Ce n’est pas une concession sociale, c’est tout simplement la loi ! Il y a aussi des primes pour faire avaler la couleuvre aux travailleurs. Nous ne défendrons pas cette proposition mais nous la présenterons au personnel. C’est eux qui luttent, c’est à eux de se positionner sur cet accord.
L.S. : Est-ce que les piquets au dépôt de Zellik sont efficaces ? Ne sont-ils pas cassés par les huissiers accompagnés par la police ?
M.D. : Au début tous les magasins ont été fermés pendant 6 semaines. La direction a alors eu recours à une série d’humiliations : les grévistes ne pouvaient plus entrer dans les locaux sociaux pour utiliser les toilettes. Les toilettes de chantier déposées sur le parking, à défaut de pouvoir utiliser les toilettes du magasin, étaient enlevées par l’employeur. Ils ont fait circuler de fausses informations, ont exercé des pressions sur les grévistes. Puis ils ont engagé des étudiants pour les remplacer. Les blocages des dépôts ont très vite été intégrés dans la stratégie. Ils permettent de ralentir l’approvisionnement des marchandises, notamment les produits frais, tant vers les magasins intégrés que vers les magasins déjà franchisés.
L.S. : Est-ce que les astreintes sont appliquées ?
M.D. : Lorsque les huissiers signifient l’ordonnance du tribunal, nous devons arrêter le blocage pour ne pas recevoir d’astreinte. Nous avons donné comme consigne de partir lors de la signification. L’astreinte prévue varie entre 500 et 1.000 euros. Nous avons aussi attaqué en justice le caractère unilatéral des ordonnances rendues. Au début, le tribunal de Première Instance de Bruxelles avait pris une ordonnance qui concernait tout le territoire belge. Nous l’avons dénoncée et heureusement ça ne s’est pas reproduit.
Depuis mai, des comités de soutien ont été mis sur pied pour organiser des actions de solidarité avec des militants d’autres secteurs, des activistes, des clients, des mouvements de jeunesse. Cela a eu un effet revigorant pour les travailleurs en lutte face au rouleau compresseur de la direction.
Un autre aspect que nous n’avons pas encore abordé est la situation des repreneurs franchisés. Les nouveaux contrats de franchise laissent peu de marge de manœuvre au gérant soi-disant indépendant. Le modèle est très rentable pour Delhaize parce qu’il est le fournisseur de marchandises, le propriétaire bailleur du magasin et qu’il exigera à partir de 2025 des royalties (4% du chiffre d’affaires réalisé). Le franchisé doit vendre en majorité des marchandises qu’il doit acheter chez Delhaize. La marge du franchiseur est moins élevée que celle d’un magasin intégré puisque Delhaize en ponctionne une partie. Pour maintenir la rentabilité, il comprime les coûts salariaux en réduisant le nombre de travailleurs. Nous avons comparé un magasin intégré avec un magasin franchisé de même superficie. Il y avait 60% de personnel en moins, le travail étant en partie confié à des étudiants et la boucherie étant gérée par des sous-traitants. Tous les travailleurs de Delhaize savent que les conditions de travail sont plus dures dans les magasins franchisés. Les travailleurs se battent pour que ceux qui le veulent puissent partir dignement avec la reconnaissance de leurs années de travail chez Delhaize et pour que ceux qui restent puissent avoir un maximum de garantie quant au maintien de leur emploi et de leurs conditions de travail. La lutte n’est pas finie.
Notes
1) Un magasin Delhaize « intégré » est un magasin directement géré par Delhaize, le gérant étant un salarié de Delhaize. Tout le personnel ressort à la Commission paritaire 202 (Employés du commerce de détail alimentaire).
2) Un magasin franchisé est un magasin loué par Delhaize à un « franchisé ». Ce dernier n’est pas un salarié de Delhaize. C’est un nouveau patron qui engage son propre personnel. Chaque magasin franchisé est une entreprise séparée qui ressort de la Commission paritaire 202.01 (Sous-commission paritaire pour les moyennes entreprises d’alimentation). Dans cette commission paritaire 202.01 les salaires sont ± 25 % inférieurs à ceux de la 202 et la flexibilité y est plus grande. Delhaize a aujourd’hui plus de 600 magasins Delhaize franchisés (Shop’n Go, les petits magasins dans les stations d’essence).