[ENTRETIEN] Le patron de Ryanair est-il au-dessus des lois ?

Une interview de Didier Lebbe, Secrétaire syndical CNE (CSC) pour le secteur aérien

Ryanair a connu plusieurs grèves ces dernières années. Cet été, ce sont les pilotes qui sont entrés en action à Charleroi. La compagnie de Michael O’Leary est notoirement antisyndicale et a évidemment tout fait pour monter les passagers et le public contre les grévistes. Mais le soutien aux actions syndicales croissantes prend de l’ampleur. Un pilote, représentant syndical de la CNE (CSC), a déclaré au quotidien flamand De Standaard : « Je n’ai jamais connu un tel soutien pour une grève en tant que pilote de Ryanair ». Nous nous sommes entretenus avec Didier Lebbe, secrétaire syndical de la CNE et responsable du secteur aérien.

Interview réalisée par Guy Van Sinoy (en date du 17 août), article tiré de l’édition de septembre de Lutte Socialiste

Lutte socialiste : Peux-tu brièvement expliquer les racines du conflit actuel chez Ryanair ?

Didier Lebbe : « Ryanair faisait appliquer partout en Europe le droit social irlandais, beaucoup moins favorable au personnel que le droit belge. Nous avons contesté cela dans les années 2000 devant le tribunal du travail de Charleroi et nous avons gagné. Ryanair est allé en appel et nous nous sommes retrouvés devant la Cour du Travail de Mons qui, ne sachant pas très bien quelle voie suivre, a demandé l’avis de la Cour de Justice de l’Union européenne. Celle-ci a rendu un arrêt en septembre 2017 précisant qu’il fallait prendre en considération le lieu à partir duquel le travailleur commence son travail et celui où il rentre après son travail. Donc en ce qui nous concerne : la législation du travail belge pour le personnel basé à l’aéroport de Gosselies et de Zaventem. Ryanair n’a pas respecté l’arrêt de la Cour du Travail de Mons – car Ryanair ne respecte rien – et nous avons dû faire grève pour faire respecter la loi. »

DL : «Nous avons aussi pris conscience que  pour gagner face à un tel patron la lutte ne pouvait être gagnée que si l’on se cordonnait avec les syndicats des autres pays d’Europe. Nous avons été contactés par le syndicat portugais en avril 2018 (il y a une petite base Ryanair à Porto) qui nous a dit « On voudrait aussi lutter, mais nous sommes tout petits. Nous avons donc besoin d’un mouvement qui se coordonne au niveau européen. » On fait une première réunion avec les collègues portugais à Lisbonne. Se joignent alors à nous les Espagnols et les Italiens. On organise une deuxième rencontre à Bruxelles et on décide de se lancer et d’organiser des grèves. À ce moment-là j’avais 4 affiliés chez Ryanair ! Aujourd’hui j’en ai 450 ! On a décidé de lancer la lutte, y compris avec les non-syndiqués – qui craignaient de se faire virer et qui pensaient qu’il était impossible de faire grève. Nous avons donc commencé à mobiliser le personnel de cabine en utilisant tous les réseaux sociaux, chacun dans notre pays ».

 «À mon grand étonnement, à Bruxelles tous les vols ont été annulés et à Charleroi la moitié ! C’est-à-dire qu’en Belgique, chez Ryanair, la peur de faire grève a disparu. Au début, les pilotes étaient plutôt contre la grève. Mais quand ils ont vu que cela marchait, ils ont changé d’avis et ils nous ont fait une haie d’honneur à la sortie de l’aéroport quand on rangeait les drapeaux. Alors ils m’ont dit : « Didier, nous aussi on veut faire des grèves ! » On a donc lancé la CNE à partir de 2018, à Charleroi et à Bruxelles. »

LS : Mais ce que tu racontes là fait penser aux conditions dans lesquelles les premières organisations ouvrières sont nées au 19e siècle ! Sauf qu’ici nous sommes maintenant au 21e siècle !

DL : «Puis est arrivée la crise du Covid. Ryanair a voulu signer une convention pour réduire les salaires de 20 %. J’ai dit : « Non, le syndicat n’est pas là pour signer des conventions où l’on baisse les salaires ! Pas question !». Ryanair a dit : puisque c’est comme ça, on va licencier. J’ai répondu : « Vous voulez licencier ? Alors il vous faut lancer une procédure Renault ! » Ryanair ne savait pas très bien de que c’était une procédure Renault. Là on a commencé à donner une solide formation syndicale au personnel qui venait de se syndiquer. Avec la crise du Covid, on avait le temps de former (y compris par vidéoconférences) ceux et celles qui étaient en train de devenir des militant-es. Certains disaient : on peut accepter de baisser nos salaires de 10 %, et on fera le rattrapage salarial par après. J’ai tenu bon en répétant : « Non on ne signe jamais une convention où on accepte une baisse des salaires. On est là pour améliorer les salaires, pas pour les baisser. » Finalement, nous avons été le seul pays en Europe où nous avons refusé cette baisse de salaire. »

 « Les pilotes de Belgique ont par contre cédé et accepté de baisser leur salaire de 20 %. Les pilotes paniquaient et nous demandaient de signer, car, avec la crise du Covid, ils se sentaient dans le brouillard. Nous avons finalement signé à contrecœur. Après la crise du Covid, Ryanair a essayé de se venger sur le personnel de cabine qui avait refusé la baisse de salaire de 10 % en refusant d’appliquer la législation sociale. On a dû faire 11 jours de grève l’an dernier pour obtenir ce qu’on leur avait demandé. »

LS : Et aujourd’hui ?

DL : « Les pilotes veulent aujourd’hui récupérer les baisses de salaires subies (20%). Mais si Ryanair accepte de récupérer les 20 % mais dans ce cas il refuse d’appliquer l’indexation des salaires (qui n’existe qu’en Belgique). Nous avons donc introduit une cinquantaine de dossiers au tribunal du travail. La réaction du patron de Ryanair a été la suivante : « Vous retirez ces dossiers introduits au tribunal du travail, sinon j’augmente (unilatéralement!) votre temps de travail. » Le ministère du Travail a envoyé un courrier à Ryanair pour l’informer que l’employeur ne pouvait pas modifier unilatéralement la durée du travail et que l’indexation des salaires était une obligation légale. On est bien obligé de constater que l’attitude générale du patron de Ryanair détonne de l’attitude générale du patronat de Belgique. C’est un Monsieur qui se croit au-dessus des lois. Et j’ai donc une question importante : Y a-t-il une autorité, un pouvoir légitime et démocratique dans ce pays qui soit capable de faire respecter les lois ? Ou alors est-ce que Ryanair a plus de pouvoir que l’État belge ? »

« Je lis dans la presse flamande que Pierre-Yves Dermagne (PS), ministre du Travail devrait intervenir. Non ! Selon moi, c’est au ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne (Open VLD) d’intervenir pour faire respecter les jugements des tribunaux  et d’une manière générale la législation! Les inspections sociales ont fait leur travail, mais pas l’auditorat du travail. »

DL : « Avec les pilotes, on a décidé d’aller au finish. Mais pas n’importe comment. On ne va pas faire une grève au finish de longue durée qui appauvrit les travailleurs et les épuise. On fera 2 ou 3 jours de grève tous les mois. Là cela perturbe l’entreprise, car personne n’ose plus réserver un vol chez elle et cela ne coûte pas trop cher aux grévistes. C’est pour cela que nous avons fait ce choix. »

LS : Où sont domiciliés les membres du personnel de cabine et les pilotes ?

DL : « Le personnel de cabine habite dans la périphérie de Charleroi. Il n’y a pas de Belges parmi eux. Ce sont des travailleurs-euses pauvres qui viennent de pays d’Europe où les salaires sont très bas (Portugal, Grèce, Pologne, Croatie, etc.). Ils trouvent dans la périphérie de Charleroi des logements dont le loyer est moins cher que dans les grandes villes. Généralement, quand Ryanair les recrute, on leur monte la tête, car faire partie du personnel navigant est une image prestigieuse. Mais ils et elles se retrouvent ici dans une colocation, sans service du personnel à l’aéroport de Charleroi. C’est la délégation syndicale qui doit jouer le rôle de service social. Chez Ryanair, les ressources humaines se limitent à un call center situé à Dublin. Beaucoup de membres du personnel de cabine restent un an ou deux puis quittent. »

LS : Je me souviens avoir lu quelque part que, chez Ryanair, le personnel de cabine était payé seulement quand il y avait des passagers en vol.

DL : « Maintenait c’est fini ces conneries-là ! C’est fini depuis la grève que nous avons menée en 2018. Il n’y a que la grève qui fait changer les choses. Il n’y a que les travailleurs et travailleuses qui peuvent compter sur eux-mêmes en dépassant leur peur et en faisant grève pour faire appliquer la loi. Pas pour arracher des nouveaux droits, mais tout simplement pour faire appliquer ce qui leur est dû. Même les pilotes : ce ne sont pas des enfants gâtés comme la presse aime parfois les présenter. »

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