Justice de classe, justice raciste : le capitalisme sur le banc des accusés

En 2018, Sanda Dia, jeune étudiant anversois, fils d’ouvrier d’origine mauritanienne, a été torturé, puis tué par les membres du cercle étudiant élitiste Reuzegom de la KULeuven, dans le cadre des activités de baptême. Le jugement a été rendu le 26 mai dernier. Les 18 accusés ont écopé d’une amende de 400 euros et de 200 à 300 heures de travail d’intérêt général. Ils n’auront même pas de casier judiciaire! Ce verdict témoigne de l’arrogance de la classe dominante, de son État et de sa justice. Nombreux sont celles et ceux qui se sont indignés devant un exemple aussi frappant d’une justice raciste et de classe. Et si les jeunes en question avaient été originaires de Molenbeek ? Quelle aurait été leur condamnation?

Par Constantin (Liège)

À l’inverse de Sanda, les meurtriers sont tous issus de la haute société flamande. Ce sont des fils de juges, de magistrats et d’entrepreneurs. Ils ont pu profiter de leurs vastes ressources financières et de leurs réseaux pour engager les meilleurs avocats du pays. Finalement, ils s’en sortent sans la moindre égratignure.

Outre les injures, les intimations, les jets d’eau glacés et d’urine, les tortionnaires ont aussi forcé Sanda à ingurgiter une quantité importante d’alcool, sans lui permettre de s’hydrater, notamment en scotchant le robinet de sa chambre. Ils l’ont ensuite forcé à avaler de la nourriture pour animaux, une souris passée au mixer, des poissons vivants et un volume important d’huile de poisson. Puis ils l’ont mis dans un puits d’eau glacée pendant des heures. Le processus a duré plusieurs jours.

Le soir du 5 décembre, ils ont enfin décidé de l’emmener à l’hôpital. Sanda avait alors une température corporelle de 10° en dessous de la normale. Après un arrêt cardiaque et un passage aux soins intensifs, Sanda Dia est décédé le 7 décembre à la suite d’une overdose de sodium. Pendant ce temps, les membres de Reuzegom s’échinaient à nettoyer toutes les preuves. L’opération de nettoyage était organisée en coulisses par un ancien président du cercle aujourd’hui assistant parlementaire pour la N-VA.

L’attitude du système judiciaire n’est pas sans nous rappeler le meurtre de la petite Mawda, petite fille de migrants âgée de 2 ans, tuée par un tir de la police en 2018. Le meurtrier en uniforme avait tiré sur une camionnette de migrants en fuite qui ne menaçait la vie de personne. Quand les sentences sont tombées, le policier a été condamné à un an de prison avec sursis et 400 euros d’amende tandis que le chauffeur de la camionnette écopait de quatre ans de prison ferme…

Deux poids, deux mesures

On peut aussi parler de la mort du jeune Adil, 19 ans, tué en 2020 après avoir été violemment percuté par un véhicule de patrouille de la police. La procédure est toujours en cours, mais une étude d’Amnesty International réalisée à cette occasion a souligné que la moitié des policiers ayant participé l’enquête a admis un problème systématique de profilage ethnique et de « pratiques douteuses » dans la police.

Dans une affaire moins dramatique mais tout aussi symptomatique, Jeff Hoeyberghs, a finalement été dans une large mesure acquitté pour ses propos sexistes tenus lors d’une conférence du cercle étudiant d’extrême droite KVHV à l’université de Gand. Le juge a donc statué que défendre publiquement que « les femmes veulent les privilèges de la protection masculine et de l’argent, mais elles ne veulent plus ouvrir les jambes » ou encore « qu’on ne peut pas traiter une femme sur un pied d’égalité sans devenir son esclave » fait droit à la liberté d’expression et ne constitue pas un appel à la haine.

Delhaize

Dans le conflit social chez Delhaize, des huissiers et la police ont brisé les piquets de grève. Des astreintes de 1000 euros per personne ont été imposées. Des huissiers se sont rendus au domicile de syndicalistes pour leur signifier une contrainte. Un canon à eau a été placé devant une réunion de conciliation. Des syndicalistes ont été emmenés menottés. Un juge outrepasse sa compétence territoriale en interdisant des actions dans tout le pays. Un autre a estimé le droit commercial plus important que le droit de grève. La police a arrêté des voitures de syndicalistes «à titre préventif» et leur a interdit de mener des actions. Pendant ce temps, la coalition Vivaldi (avec le PS et ECOLO) prépare la « Loi Van Quickenborne » introduisant dans le Code pénal une nouvelle peine : interdiction de manifester sur la voie publique ! On pourrait être condamné après avoir brûlé une palette ou jeté un œuf sur une façade ! Avant même l’introduction de cette loi, en 2021, le président de la FGTB Thierry Bodson et d’autres syndicalistes ont été condamnés à deux mois de prison avec sursis pour avoir participé à une action collective.

L’école des dirigeants de demain

Tout cela n’est pas le produit du circonstanciel, mais bien d’un système. Contrairement à ce qu’on essaye de nous faire croire, la justice est loin d’être aveugle. Elle fait partie d’un appareil d’État qui repose sur la sauvegarde des intérêts de la classe dominante. Quitte à minimiser, voire justifier le sexisme, le racisme et toutes les autres oppressions. Fondamentalement l’institution judiciaire stigmatise et punit les personnes opprimées et protège les exploiteurs.

Les rituels particulièrement dégradants et dangereux du cercle estudiantin Reuzegom participent à l’entretien de cette dynamique : accoutumer les dirigeants de demain au manque d’empathie envers leurs subalternes ainsi qu’au recours à la coercition, à l’humiliation, à la violence et aux discriminations. Il s’agit d’une véritable école de l’abus de pouvoir qui vise à préparer les étudiants de l’élite à exercer sans état d’âme leur rôle au sein des institutions de domination du capitalisme, dans les structures d’État ou sur les lieux de travail.

Suicides au travail…

Les responsables de la mort de Sanda Dia et leurs semblables seront ceux qui, demain, affirmeront fièrement que dans l’impitoyable monde de la concurrence, un bain de sang social n’est qu’une affaire de statistique. Faire preuve de sensibilité équivaudrait donc à faire preuve de faiblesse. Ce sont ces gens-là qui auront pour tâche de presser les salariés jusqu’à leurs limites, comme on l’a vu dans chez France Télécom (devenu Orange), où l’organisation du travail a poussé 35 salariés (!) à se suicider entre 2008 et 2009. Dans le procès des dirigeants de l’entreprise, en 2019 (aujourd’hui en appel), un cas chez Volkswagen en Belgique avait été mentionné par un psychanalyste appelé à la barre. Un ouvrier avait sorti un fusil sur une chaîne de travail pour se tirer dessus à bout portant devant ses collègues. « Le suicide au travail, c’est un message ! Sauf que chez Volkswagen, la direction a nettoyé le sol et la chaîne est repartie. » Les criminels responsables de ces drames n’ont pas trop à s’inquiéter de la justice.

Si nous voulons que justice soit rendue, il faut construire un rapport de forces par une lutte sociale résolue. Le policier responsable de la mort de George Floyd aux États-Unis, Derek Chauvin, a finalement été condamné à 22 années de prison. Ce ne serait jamais arrivé dans ce pays sans l’explosion du mouvement Black Lives Matter, qui est à ce jour le plus grand mouvement social de l’histoire du pays. C’est de ce type de pression dont nous avons besoin.

C’est pourquoi nous saluons les mobilisations qui ont eu lieu jusqu’à présent. Il faut les structurer et les élargir, grâce à l’unité dans la lutte des travailleur.euse.s de Delhaize, des syndicalistes, des victimes du racisme et du sexisme,… Nous ne pourrons hélas rien faire pour ramener Sanda Dia à la vie, mais nous pouvons au moins lui rendre justice. Nous pouvons nous organiser en faveur d’une société plus juste, où les discriminations, le racisme, le sexisme, la LGBTQIA+ phobie et l’exploitation de classe ne causeront plus la violence, l’injustice et la mort.

L’État capitaliste, un instrument de domination

L’État n’a pas toujours existé. Il fut un temps où il n’y avait pas d’État, il n’est apparu qu’au moment où l’humanité a commencé à disposer de manière permanente d’un surplus transmis par l’héritage. C’est de là qu’est née la division de la société en différentes classes sociales (tout d’abord entre propriétaires d’esclaves et esclaves), l’oppression des femmes et l’existence d’un corps armé spécifique visant à garantir le règne de la minorité d’exploiteurs sur la majorité d’exploités. Il s’agit de la révolution néolithique, il y a grosso modo 10.000 ans. Mais avant que ne surgissent les premières formes de l’exploitation d’un être humain sur un autre, l’humanité a connu plus de 100.000 ans d’organisation collective sans État.

L’État est une machine destinée à maintenir la domination d’une classe sociale sur une autre. Sa forme a changé à mesure du temps et des luttes sociales, mais il n’est fondamentalement aujourd’hui qu’un outil pour assister les détenteurs du capital, une infime minorité de la population, à exploiter et tenir à leur merci la masse des travailleurs qui ne peuvent vivre qu’en vendant leurs bras, leur force de travail.

Nos luttes sociales doivent avoir l’objectif de briser cette machine pour la remplacer par une démocratie des travailleuses et travailleurs qui assurera que les richesses produites dans la société soient utilisées dans le bien de toutes et tous et protégera cet état de fait avec la même énergie qu’il aura fallu pour détruire l’État capitaliste. Cela ouvrira la perspective d’un monde débarrassé de l’exploitation et des oppressions, dans lequel l’État démocratique des travailleurs et travailleuses finira par dépérir. Nous renouerons alors avec la coopération, et non la concurrence, qui a marqué la majeure partie de l’humanité.

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Première page de Lutte Socialiste

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