Seule l’action de la classe ouvrière unie peut stopper la catastrophe
Rob Jones, Moscou. Article publié initialement le 9 mai sur le site socialistworld.net
Les événements qui prennent actuellement place en Ukraine ont adopté un tour tragique, la situation du pays dégénérant en un conflit violent. L’armée ukrainienne, avec le soutien des puissances occidentales, est entrée en mouvement afin de violemment désarmer les militants essentiellement pro-russes ayant occupé des bâtiments clés tout au long de l’Est de l’Ukraine, en particulier dans la région de Donetsk. Le nombre de morts augmente de façon constante. A Odessa, une ville traditionnellement multinationale de la mer Noire, plus de quarante personnes ont été tuées lorsque le bâtiment syndical dans lequel ils étaient réfugiés a été incendié. Le président Poutine, en un recul apparent, a conseillé aux régions de Donetsk et de Kharkov de ne pas poursuivre sur leur lancée avec le référendum de dimanche, mais ce conseil a été repoussé par les militants locaux.
La vérité, première victime de la guerre.
Une propagande de guerre sans limite accompagne ces événements à Odessa et en Ukraine, d’un côté du fait du gouvernement de Kiev et de ses bailleurs de fonds européens et américains, d’autre part du fait des manifestants de l’Est de l’Ukraine et des médias du gouvernement russe. Chaque côté semble surpasser l’autre en cynisme.
L’enquête initiale de la police ukrainienne concernant la tragédie d’Odessa déclarait que »les manifestants anti-Maidan ont fait irruption dans le bâtiment du syndicat et se sont barricadés à l’intérieur. Ils ont ensuite commencé à jeter des cocktails Molotov du toit. Certains des dispositifs incendiaires ont touché le bâtiment, ce qui pourrait avoir causé l’incendie qui a finalement tué plus de 40 personnes. » Le journal de langue anglaise Kyiv Post a rapporté ces événements le 3 mai en changeant les « manifestants anti-Maidan » en »séparatistes pro-russes » et en ajoutant qu’ils avaient « tiré à l’arme à feu sur des citoyens pacifiques », en retirant de leur description tout terme conditionnel.
La télévision russe, de son côté, est remplie de rapports à glacer le sang au sujet de la lutte menée en Ukraine contre les fascistes et les »Banderaists » (terme désignant les collaborateurs nazis ukrainiens durant la deuxième guerre mondiale). Elle décrit la tragédie d’Odessa comme un nouveau « Katyn », en référence au massacre par le régime stalinien de milliers d’officiers polonais au beau milieu des bois.
La tragédie d’Odessa
Des témoins locaux donnent cependant une meilleure idée de ce qui s’est passé. Selon le journaliste d’Odessa Sergiy Dibrov, le conflit a commencé suite à une manifestation de supporters de football qui se trouvaient en ville pour assister à un match entre les « Chernomoretz » d’Odessa et les « Metallist » de Kharkov (Est ukrainien). Ils ont défilé dans la ville en faveur de l’unité ukrainienne en chantant l’hymne national et des chansons anti-Poutine. Une partie du cortège était composée d’un important contingent »d’escouades d’auto-défense » Euromaidan armés de barres de fer, de boucliers et de casques.
Tous les rapports conviennent bien que la manifestation a rencontré la résistance de « manifestants anti-Maidan », un groupe mixte composé d’opposants à ce qu’ils qualifient de « junte fasciste de Kiev » et de partisans de la fédéralisation ou de l’unification avec la Russie. L’échauffourée a commencé avec des lancers de briques, de grenades paralysantes et de cocktails Molotov et il y a ensuite eu des coups de feu, du camp anti-Maidan disent certains, de provocateurs disent d’autres. Une vidéo montre que des coups de feu ont été tirés de l’arrière des lignes de police par quelqu’un armé d’une Kalachnikov. Des témoins rapportent que, à ce stade, les supporters ordinaires, en particulier d’Odessa, avaient quitté la marche pro-Ukraine, ne voulant pas être impliqués dans des combats.
Une bataille de rue a fait rage quatre heures durant, avec au final quatre morts et plus d’une centaine de blessés. En colère suite aux tirs subis par leurs partisans, environ 2000 membres des »escouades d’autodéfense Euromaidan », qui auraient été soutenus par des combattants de « Secteur Droit », se sont dirigés vers les tentes du camp de protestation. Ce camp, occupé par environ 200 personnes, a été détruit, les tentes ont été incendiées et ses occupants ont été contraints de fuir se réfugier dans le bâtiment syndical à proximité.
Des cocktails Molotov ont été lancés dans l’entrée de l’immeuble ce qui a donné lieu à de violents incendies. Nombreux parmi ceux qui étaient venus trouver refuge dans le bâtiment ont donc été pris au piège. Il n’était pas possible de sortir par l’entrée principale, mais d’autres issues étaient également bloquées par des voyous d’extrême-droite et de Secteur Droit. En désespoir de cause, beaucoup sont montés sur les rebords de fenêtre pour sauter, parfois pour être tabassés une fois arrivés en bas. La télévision russe a montré des images d’un militant d’extrême-droite essayant de tirer sur des gens alors qu’ils se tenaient sur les rebords des fenêtres.
L’une des victimes de cette attaque brutale est Aleksei Albu, dirigeant du groupe de gauche « Borotba ». Il explique ce qui s’est passé: « Lorsque nous avons quitté le bâtiment en feu, nous avons été attaqués par une foule de nationalistes. Je pense qu’il y a eu une centaine de victimes. Des gens ont sauté des fenêtres, il y avait de la fumée partout. Ils ont donné des coups de pied à ceux qui gisaient sur le sol. Un de nos militants et moi-même ont été frappés à la tête. (…) Secteur Droit a attaqué le bâtiment du syndicat bien armé et chargé de munitions. Ils étaient bien préparés. Ces combattants néo-nazis ont brutalement traités les défenseurs d’Odessa. »
Parallèlement, des participants à la manifestation initiale, en voyant les horreurs auxquelles étaient confrontées les personnes prises au piège dans le bâtiment du syndicat, se sont réunis et la petite foule s’est dirigée sur place pour permettre à certains d’entre eux de s’échapper.
L’opération anti-terreur de Kiev
Ailleurs dans l’Est de l’Ukraine, la situation s’est gravement détériorée, en particulier dans la région de Donetsk, le centre industriel du pays. Des troupes ukrainiennes tentent de reconquérir les bâtiments gouvernementaux dans pas moins de dix villes occupés par des partisans de la »République populaire de Donetsk » autoproclamée (RPD).
Maintenant que la guerre des mots a dégénéré en fusillade, le nombre de décès est en augmentation rapide. Selon certaines sources, au moins trois hélicoptères de l’armée ukrainienne ont été abattus. La télévision russe rapporte que l’armée ukrainienne est souvent réticente à se battre et affirme que dès qu’une intervention contre les civils est nécessaire, l’armée se retire afin que la »Garde nationale » nouvellement formée intervienne. Dans une large mesure, cette »Garde nationale » est composée de membres des milices d’extrême-droite des manifestations de la place Maidan. Des rapports font de l’arrivée de soutien extérieur pour les opposants à l’armée ukrainienne à Slavyansk, y compris de Crimée, dorénavant russe.
Un sondage d’opinion réalisé à Donetsk à la fin mars rapporte que 50% de la population de la ville est favorable au maintien d’une Ukraine unie, mais plus de la moitié d’entre eux pensent que la région devrait tout de même avoir plus d’autonomie concernant les questions économiques et fiscales. Seuls 16% pensent que la région devrait avoir un statut fédéral au sein de l’Ukraine. Le reste est divisé entre ceux qui estiment que la région devrait rejoindre la Russie et ceux pour qui l’Ukraine devrait adhérer à nouveau à une formation similaire à l’ancienne URSS. Bien sûr, tous ces sondages d’opinion doivent être traités avec une grande prudence, en particulier dans le cadre de changements rapides.
Cela souligne la situation à laquelle fait face l’élite ukrainienne. Il est loin d’être certain que l’Etat ukrainien puisse disposer des forces nécessaires pour restaurer l’ordre à l’Est alors que la population souffre de plus en plus de la crise économique. Actuellement, seule une minorité de la population regarde avec espoir vers la Russie pour résoudre ses problèmes, la plupart des gens ont peur d’une intervention militaire qui ne fera que conduire tout droit à la guerre civile. Mais si le désordre et le chaos continuent de croître et que la tragédie d’Odessa se répète, l’atmosphère pourrait rapidement se développer et changer pour exiger une plus franche séparation de Kiev, le soutien pour une »aide » russe visant à rétablir la stabilité pourrait augmenter.
L’atmosphère parmi les mineurs
Donetsk est au cœur de l’industrie charbonnière ukrainienne, qui emploie encore 500.000 travailleurs. Cette section puissante de la classe ouvrière conserve ses traditions de luttes de la fin des années ’80 et du début des années ’90.
Des milliers de mineurs dans la région voisine de Lugansk se sont mis en grève pour quelques jours la semaine dernière, autour de la question de leurs salaires. Alors qu’ils gagnent moins de 400 euros par mois, le gouvernement de Kiev a menacé d’imposer plus encore leurs salaires afin de financer la restauration de la zone autour de la place Maidan. Les médias russes et les militants pro-russes affirment que les mineurs sont maintenant fermement de leur côté, mais des groupes de mineurs ont été vus à la fois du côté des séparatistes et parmi les pro-Maidan, mais pas de façon organisée ou de manière massive.
Les mineurs sont préoccupés par la situation. Nombreux parmi eux désirent une Ukraine unie, mais pensent qu’un référendum est nécessaire pour forcer le gouvernement central à concéder plus de droits et un certain degré d’autonomie, certains soutiennent aussi l’idée d’une fédéralisation. Mais, souvent, ils disent qu’ils sont plus préoccupés par la croissance de l’instabilité dans la région.
L’annonce de Poutine
L’Est de l’Ukraine semble être sur le point d’entrer dans une période de conflit total entre rebelles et forces armées du gouvernement de Kiev. Les combattants pro-russes espéraient clairement que le « référendum » de ce week-end à Donetsk verrait l’émergence d’un grand »oui » en soutien de la République populaire de Donetsk auto-proclamée, ouvrant la voie à un appel au « soutien » de la Russie.
Dans un changement de ton apparent, Poutine a annoncé mercredi dernier qu’il pensait que le référendum devrait être reporté. Il a en outre déclaré que les troupes russes seraient retirées de la frontière ukrainienne et qu’il approuvera sous conditions l’élection présidentielle de mai en tant qu’étape vers la résolution de la crise.
Une fois de plus, il semble que Poutine a pris les puissances occidentales par surprise. Mais si elles sont méfiantes face à ses motivations, elles auront du mal à décider d’une troisième série de sanctions ou à facilement rejeter la Russie de toute proposition de solution.
Les motivations de Poutine sont encore sujettes à question. L’économie russe ressent certainement l’effet des sanctions, qui s’ajoutent à une récession déjà en développement. Les coûts économiques et sociaux d’un approfondissement du conflit tout autant que la perspective d’un conflit militaire tous azimuts inquiètent jusqu’aux plus farouches faucons russes.
En Russie et en Ukraine, beaucoup considèrent cette annonce de Poutine comme une manœuvre tactique. Bien qu’il ait appelé au report du référendum de dimanche, les militants pro-russes à Donetsk ont déclaré qu’ils le tiendront de toute façon. Mais quel que soit l’issue de cette question, le génie du chaos et du conflit ethnique est déjà sorti de sa bouteille, et il sera difficile de l’y faire rentrer.
Une alternative de gauche
La gauche est malheureusement faible en Ukraine. Le principal parti »de gauche », le Parti Communiste, a été le principal partenaire de la coalition gouvernementale de l’ancien président aujourd’hui déchu Ianoukovitch. Sa politique étrangère est fermement pro-russe et basée sur la revendication d’une adhésion de l’Ukraine à une l’union douanière avec la Russie et sa politique intérieure a été à la remorque du Parti des Régions de Ianoukovitch.
Alors que la gauche non-parlementaire recourt à des phrases bien radicales sur la nécessité de combattre le fascisme, elle a rapidement été divisée en deux camps. Les dirigeants du groupe Opposition de Gauche réclament ouvertement que le gouvernement de Kiev soit traité comme un gouvernement légitime basé sur « une authentique révolution qui a attaqué les oligarques ». Ils soutiennent la signature de l’accord de partenariat avec l’Union Européenne, en demandant simplement une « politique d’austérité plus juste. » Ils écartent de la main l’importance de la participation de Secteur Droit et de l’extrême-droite dans le mouvement Maidan.
Le groupe »Borotba », dans le camp anti-Maidan, dit qu’il est opposé à toute intervention russe en Ukraine et utilise une phraséologie et des revendications de gauche radicale. Il dirige cependant toute sa colère contre ce qu’il appelle la « Junte de Kiev » et travaille en étroite collaboration avec des groupes pro-russes. Il explique être contre l’intervention russe, mais il livre sur son site des rapports totalement dénués de critiques d’actions pro-russes. Ainsi, le 5 mai dernier, ils ont publié une vidéo sur leur site intitulée « Deux bataillons de défenseurs de Crimée viennent aider Slavyansk ». Le dirigeant de cette formation militaire clairement bien formée déclare dans la vidéo que »Notre tâche est de ne faire aucun prisonnier. Personne. Nous sommes ici pour détruire. Nous y allons (à Slavyansk) et nous balayerons tout ce qui se dressera sur notre chemin. »
La classe des travailleurs doit réagir
Pour la classe ouvrière à travers l’Ukraine, la seule manière d’éviter la catastrophe imminente est de passer au-delà de la fracture nationale et d’intervenir de façon unifiée par l’organisation de comités anti-guerre et de défense trans-ethniques commun pour mobiliser une opposition de masse contre les nombreuses organisations d’extrême-droite et les fauteurs de guerre de tous côtés. Ces derniers essayent de diviser les travailleurs ukrainiens et de plonger le pays dans la guerre. Il faut lutter contre les fermetures d’usines et de mines, contre l’austérité et pour un niveau de vie décent pour tous. Il faut s’opposer aux mesures d’austérité sévères exigées par l’Union Européenne et le Fonds Monétaire International mais également s’opposer aux tentatives du capital russe de prendre en main l’industrie du pays à son propre avantage, ce qui ne ferait que conduire à davantage de restructurations et de fermetures. Les mineurs peuvent clairement jouer un rôle central dans ce processus de lutte.
Un tel combat commun pourrait poser les bases de la construction d’un parti de masse des travailleurs basé sur l’activité de syndicats démocratiques préparés à défendre les droits de tous les travailleurs ukrainiens, quelle que soit leur origine ethnique, et qui insiste pour la garantie des droits démocratiques et nationaux de tous les groupes ethniques du pays (y compris l’élection de dirigeants régionaux, le droit d’utiliser les langues russes et autres, l’augmentation des pouvoirs économiques et politiques pour les régions qui le souhaitent,…)
Plutôt que d’accepter la situation actuelle, une situation où les élections se tiendront sans aucun candidat ou parti pour représenter les intérêts des travailleurs, il faut se battre pour une assemblée constituante où les travailleurs seraient représentés à travers leurs syndicats, leurs partis politiques et leurs représentants élus sur les lieux de travail et dans les quartiers pour décider de la manière de démocratiquement gouverner l’Ukraine.
L’écrasante majorité des travailleurs ne veut pas être entraînée plus profondément dans un conflit. Un parti de masse des travailleurs s’opposerait aux tentatives des différentes forces impérialistes et de leurs amis oligarques de diviser l’Ukraine. La richesse du pays et les ressources naturelles doivent être mises sous propriété publique, sous contrôle et gestion démocratique, pour s’assurer que tous les travailleurs d’Ukraine puissent avoir de bonnes pensions, de bonnes conditions de vie, de bons soins de santé et un enseignement gratuit et de qualité, au sein d’une économie socialiste démocratiquement planifiée.
Au niveau international, le système capitaliste ne s’est toujours pas remis de la pire crise mondiale depuis les années 1930. Les différentes puissances impérialistes – États-Unis, UE ou Russie – se battent entre pour savoir qui contrôlera les ressources de la planète. L’Ukraine s’est maintenant retrouvée au beau milieu de ce combat entre forces impérialistes.
La classe ouvrière ukrainienne doit agir, créer un véritable parti de la classe des travailleurs capable d’unir toute cette classe autour d’une véritable alternative socialiste contre les forces pro-capitalistes et oligarchiques qui dominent actuellement la politique ukrainienne. Ce parti se battrait pour un gouvernement socialiste démocratique qui permettrait d’instaurer une Ukraine socialiste dans laquelle les droits de toutes les minorités seraient assurés, dans le cadre d’une alliance plus large des Etats socialistes démocratiques.