Mémoires de jeunesse (1933) : Le développement de la conscience politique de Vera Brittain

Testament of Youth est le récit autobiographique de Vera Brittain, une écrivaine anglaise, au sujet de son expérience de la Première Guerre mondiale. Il a été publié en 1933 (et n’a hélas jamais été traduit en français), pendant une période où de nombreux livres traitaient du même sujet, tels que l’autobiographie de Robert « Graves Good-Bye to All That » (1929) et le roman d’Erich Maria Remarque « A l’ouest rien de nouveau » (1929), ce dernier ayant été récemment adapté au cinéma pour la deuxième fois. Testament of Youth lui-même a été adapté au cinéma en 2014 (le film s’intitulant « Mémoires de jeunesse » en français). Ce qui distingue le récit de Brittain des autres oeuvres n’est pas seulement le fait qu’il est écrit par une femme. Le livre se distingue par sa longueur (688 pages) et accorde autant d’attention à l’après-guerre qu’à la guerre elle-même. Comme l’écrivain irlandais Carlo Gébler l’a dit, Testament of Youth relate «la manière dont un esprit s’altère en raison de la souffrance». J’ajouterais à cela que ce livre montre comment naît une conscience politique, bien que dans le cas de Brittain, comme nous allons le voir, il ne s’agisse pas d’une conscience marxiste.

Par Síle Lenihan

La vie de Vera Brittain, telle qu’elle est décrite dans Testament of Youth

Brittain est née en 1896 dans le nord de l’Angleterre. Fille d’un fabricant de papier, elle est issue d’une famille aisée. En 1914, malgré les objections de son père, elle commence à étudier à Somerville, un des premiers collèges pour femmes de l’université d’Oxford. La même année, la Première Guerre mondiale éclate.

Son fiancé, Roland, son frère Edward et leurs amis Victor et Geoffrey partent vers le Front. Vera Brittain suit l’exemple de ces hommes et abandonne ses études pour s’engager comme infirmière. De 1915 à 1918, Brittain fait office d’infirmière à Londres, à Malte et en France. Pendant la même période, tous les jeunes hommes qui l’ont inspirée – Roland, Edward, Victor et Geoffrey – meurent dans les tranchées.

Brittain retourne à Oxford en 1919, où elle tente de recommencer ses études après le bouleversement de la guerre. Pendant les années 1920, elle se consacre aux causes du féminisme et du pacifisme. En raison du décès de son fiancé, de son frère et de ses amis, Brittain se considère comme la seule survivante d’une génération. Elle a écrit d’autres livres, mais c’est Testament of Youth (1933) qui est devenu le plus célèbre d’entre eux. Par ce biais, elle a témoigné de la destruction et du gaspillage massif de la première guerre mondiale.

Un récit psychologique

Bien évidemment, il existe beaucoup de récits de la Première Guerre mondiale du point de vue des hommes dans les tranchées, tels que ceux mentionnés ci-dessus. Ce que Vera Brittain nous fournit dans la première partie de Testament of Youth, lorsqu’elle étudie toujours à Oxford avant de s’engager comme infirmière, c’est un point de vue du front intérieur. Elle décrit par exemple la douleur et le suspense de l’attente des lettres, après le départ de son fiancé et de son frère pour le front.

Elle nous explique aussi la psychologie particulière des femmes de sa classe (la classe moyenne en Angleterre) quant à la guerre. Ces femmes étaient souvent perçues comme faisant preuve d’un intérêt morbide dans les détails macabres des tranchées. Le poète anglais Siegfried Sassoon a critiqué cette tendance dans son poème misogyne intitulé “Glory of Women” (1918). Dans ce poème, Sassoon développe l’idée d’hommes dans les tranchées vivant l’horreur au quotidien tandis que les femmes sur le front intérieur  vivent une autre réalité, que ce soit des femmes de la classe moyenne qui se répètent des histoires macabres des tranchées ou des ouvrières dans les usines qui fabriquent des bombes.

Des individus tels que Sassoon étaient en colère contre des femmes en général sans tenir compte du fait, premièrement, que les femmes travaillant dans ces usines ont vécu leur propres horreurs – des explosions, de graves problèmes de santé – mais aussi sans reconnaître les racines de cet intérêt morbide dans la guerre qu’il critiquait parmi les femmes de la classe moyenne. Comme Vera Brittain l’explique, pour les femmes de sa classe, qui ont grandi dans un milieu strict et réprimé, vestige de l’Angleterre victorienne, la guerre représentait une sorte de libération, et même les détails macabres des tranchées fournissaient un exutoire psychologique.

Mais Vera Brittain ne reste pas longtemps sur le front intérieur. En 1915 elle s’engage comme infirmière volontaire. D’abord, elle fait office à Londres. Elle décrit la manière dont son travail dans ce domaine élimine les strictes barrières physiques entre femmes et hommes qui étaient toujours préservés pour des femmes de sa classe auparavant. Un an plus tôt, elle n’avait pas le droit d’être toute seule avec son fiancé Roland, et maintenant, elle soigne des soldats blessés! On voit ici un autre exemple de la répression des femmes de la classe de Brittain, et de l’effondrement des normes de cette classe en raison de la guerre.

Brittain poursuit son travail volontaire pour la Croix-Rouge en Malte, et puis, plus tard, sur le front occidental en France. En France, Brittain est souvent obligée de soigner des soldats allemands. Cette expérience de soigner l’ennemi est très formatrice pour elle. À partir de ce moment, il s’agit pour elle de la création d’une sorte de conscience politique internationale, un rejet du nationalisme de l’Etat britannique qui a déshumanisé des soldats allemands.

Un éveil politique

Après la guerre, Brittain retourne à Oxford pour poursuivre ses études. Une grande partie de ce livre se concentre sur cette expérience de l’après-guerre, ce qui est indispensable à l’appui de l’argument anti-impérialiste de Brittain.

La propagande et le nationalisme pendant la guerre ont encouragé des hommes et des femmes à participer à l’effort de guerre et ont été célébrés, que ce soit dans la vie ou dans la mort. Mais dans Testament of Youth, ces mensonges de l’impérialisme sont dévoilés. Le fiancé de Brittain, Roland, poète et idéaliste, s’attendait toujours à mourir au combat, mais à la fin il est abattu alors qu’il inspectait un câble en face de la tranchée, et meurt de ces blessures quelques jours plus tard. Pas vraiment une mort glorieuse.

Puis, le traitement de Brittain lorsqu’elle retourne à Oxford reflète le traitement général des survivant(e)s après la guerre. À Oxford, elle tente souvent de parler de son expérience, mais personne ne souhaite l’entendre. Il semble que tout le monde préfère oublier les quatre dernières années. D’un point de vue psychologique, c’est une manière de faire face à l’horreur de la guerre: l’oublier complètement. Mais à cause de son isolement à Oxford, lorsque Brittain commence à souffrir de symptômes de stress post-traumatique, par exemple des hallucinations, elle n’ose pas en parler.

Peu à peu, Brittain se rend compte que son propre idéalisme, et l’idéalisme de son fiancé et de ces autres hommes disparus, ont été exploités par les chefs de la guerre et par un Etat impérialiste. C’est à ce moment-là que la colère de Brittain progresse du niveau de l’individuel à un niveau politique. Comme elle l’affirme: «Lorsque j’étais jeune fille (…) j’imaginais que la vie était individuelle, que c’était l’affaire de chacun ; que les événements qui se produisaient dans le monde extérieur étaient suffisamment importants à leur manière, mais qu’ils n’avaient aucune importance sur le plan personnel. Aujourd’hui, comme le reste de ma génération, j’ai dû apprendre encore et encore la terrible vérité (…) qu’aucune vie n’est vraiment privée, isolée ou autosuffisante.»

Pendant les années 1920, Brittain prend souvent la parole au nom de la Société des Nations, une organisation internationale introduite après le traité de Versailles en 1919. Elle fait une tournée en Europe; elle visite la Vallée de la Sarre, un territoire de l’Allemagne qui était occupée par le Royaume Uni et la France selon les conditions du traité. Pour Brittain, le traité de Versailles a créé les conditions du fascisme en Allemagne. Elle a écrit Testament of Youth pendant les années 1930 et elle entendait réagir à la montée du fascisme en Europe.

Mais l’éveil politique de Vera Brittain dans Testament of Youth reste quelque peu individualiste. L’image d’elle comme la seule survivante de sa génération est émouvante, mais dans son manière d’écrire de la mort de son frère, de son fiancé et de ses amis Victor et Geoffrey, il est suggéré que leur mort est plus tragique que les morts des autres: en fait, que les morts de ces jeunes intellectuels brillants a constitué le plus grand gâchis de la guerre.

Bien sûr, plus tard dans son livre, Brittain constate que les soldats de la classe ouvrière ont également été exploités par les mensonges de l’impérialisme. Mais la nature de cette exploitation reste très vague. Donc, ce n’est pas seulement que Brittain se concentre sur sa propre classe dans son analyse politique, mais aussi qu’elle imagine que son expérience individuelle en tant qu’infirmière volontaire transcende les distinctions de classe. En réalité, il est clair en lisant ce livre qu’elle est aveugle à ces distinctions. Par exemple, en 1914, le soir où Brittain apprend que son frère sera envoyé sur le front, elle nous raconte qu’elle est rentrée à la maison, et qu’elle était déçue parce que ses servantes ne lui avaient pas préparé une tasse de thé! Ce moment reste inexpliqué dans le livre, ce qui suggère que Brittain ne reconnaît pas son importance.

L’éveil politique de Vera Brittain est ainsi limitée; il la conduit au pacifisme, et en effet, elle est restée pacifiste jusqu’à la fin de sa vie. La nécessité d’un changement profond de la société est la thèse de Testament of Youth. Mais Brittain, malgré son expérience, n’est pas capable de suivre son propre argument jusqu’à sa conclusion naturelle: la révolution. Elle se perd dans les hypothèses capitalistes selon lesquelles la propriété est «l’instinct le plus fort de l’homme» et ne reconnaît pas la destruction plus large causée par les mêmes instruments de guerre qui ont anéanti sa propre génération. Donc, on pourrait dire que son récit a de la valeur, mais pas pour les raisons qu’elle imagine. Sa valeur réside dans le point de vue franc, psychologique et intime qu’il donne de la guerre et de l’après-guerre, et dans le contre-récit féministe qu’il fournit aux récits misogynes de la période.

Il est intéressant de considérer un tel livre dans le contexte de la guerre actuelle en Ukraine. La position marxiste quant à la guerre n’est pas pacifiste. Elle soutient, par exemple, l’armement de la classe ouvrière en Ukraine pour défendre leur patrie, tant que cet armement ne constitue pas une intervention impérialiste de la part de l’Occident. L’importation d’armes en Ukraine par les puissances impérialistes a un prix, et ce prix sera payé par la classe ouvrière ukrainienne, dans la privatisation de l’industrie et la vente de terres à des sociétés étrangères. Il est également vrai qu’une analogie directe entre la Première Guerre mondiale et la guerre en Ukraine n’est pas possible: l’un représente une guerre directe entre des puissances impérialistes, et l’autre une guerre par procuration. Mais Testament of Youth de Vera Brittain nous rappelle deux choses importantes: le coût de la guerre et l’éveil politique de ceux qui sont laissés dans son sillage, tous deux peuvent nous encourager dans la lutte internationale socialiste pour mettre fin à la guerre et aux inégalités. 

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