INTERVIEW « En dégradant les conditions matérielles d’existence des gens, ce système ne fait que se jeter dans la gueule du lion »

« C’est la crise, ma bonne dame ! », une phrase devenue tristement banale en 2023. Crise du prix de l’énergie, crise du prix de la nourriture… L’économie capitaliste continue d’exercer son emprise sur nos vies, nos emplois et nos avenirs. Mais que signifient ces différentes crises ? Que signifie ce poids sourd sur nos épaules qui nous asphyxie et nous empêche de réfléchir le futur ? Serait-ce une annonce de la fin du capitalisme ? Le début d’une nouvelle ère économique ? Ou simplement le capitalisme qui réajuste son poids sur nos dos meurtris ? C’est pour répondre à ces questions que nous sommes allés discuter avec Éric Byl, membre de l’Exécutif international d’International Socialist Alternative (ASI, dont le PSL/LSP est la section belge) et militant socialiste révolutionnaire depuis de nombreuses années.

Propos recueillis par Maxime (Liège)

Lutte socialiste : L’inflation et la hausse des prix se sont imposées dans l’actualité. Quel pourrait en être la cause selon toi ?

Éric Byl : Ce qu’il faut bien comprendre c’est que nous sommes face à une crise structurelle annonçant probablement une nouvelle récession. Plusieurs rouages du capitalisme se sont retrouvés grippés par des crises successives : l’arrêt de la production mondiale lors de la pandémie de 2020 qui a mis à mal la politique de la production « Just-in time », l’invasion de l’Ukraine qui a fait flamber le prix de l’énergie et des denrées alimentaires, la nouvelle guerre froide démarrée depuis 2009 entre la Chine et les États unis…

En Belgique, on nous répète dans les médias capitalistes que l’inflation est redescendue en dessous des 10 %. StatBel nous révèle cependant que celle sur la nourriture est toujours de 18,8 %. Si la situation des ménages belges devient de plus en plus compliquée, est-elle pire dans les pays du Sud ?

Cette inflation du prix des denrées alimentaires est en réalité un phénomène qui dure déjà depuis un certain moment. Pour faire face à la Grande Récession de 2008-09, énormément d’argent a été puisé dans l’économie. Les Banques centrales n’ont pas recouru à la planche à billets comme elles l’auraient fait à une certaine époque. Plutôt que de commencer à simplement imprimer de l’argent, elles ont commencé à racheter de mauvaises dettes d’entreprises et même de particuliers.

Et puis survint l’invasion de l’Ukraine. Les deux greniers à blé du monde sont entrés en guerre. Certains pays du Moyen-Orient et du nord de l’Afrique sont totalement dépendants du blé ukrainien. D’un coup, ces réserves de blé ont disparu du marché. Et bien sûr, les pays riches du Nord se sont jetés sur les réserves de blé restantes et ont commencé à tout racheter.

Entre 2020 et mars 2022, l’indice des prix des denrées alimentaires de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) avait augmenté de 60 %, pour les céréales de 70 % et pour les huiles végétales de 150 %. Mais alors que les hausses de prix ont certainement été aggravées par la guerre, elles l’ont précédée.

On voit aujourd’hui que les prix de l’énergie baissent, certains tirent la conclusion que la récession a été évitée. Est-ce vrai ?

L’automne et l’hiver doux en Europe (et aux États-Unis) ont contribué à remplir la capacité de stockage de gaz naturel liquide à 88 %. En conséquence, les prix de l’énergie ont baissé par rapport à leur pic d’août, tandis que les pays de l’Union européenne ont réservé et alloué environ 600 milliards d’euros d’aides depuis septembre 2021 pour protéger les consommateurs et les entreprises de la hausse des coûts. D’autre part, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a annoncé qu’en réaction à la loi américaine sur la réduction de l’inflation, Bruxelles va temporairement assouplir les règles relatives aux aides d’État et subventionner des entreprises stratégiques respectueuses du climat. Tout cela a atténué les perspectives désastreuses pour l’économie européenne.

Il s’agit d’évolutions réelles qui peuvent et vont affecter le calendrier et, pour l’instant, la profondeur d’une récession qui s’annonce imminente. Cependant, elles sont largement déterminées par l’État et de nature conjoncturelles. Elles ne supprimeront ni ne résoudront les faiblesses structurelles sous-jacentes, mais les renforceront plutôt. Ces faiblesses feront tôt ou tard irruption sur la scène avec une force décuplée.

Certains médias parlent d’un changement d’époque économique comparable à celui vécu dans les années ‘70. Est-ce réellement le cas ?

En réalité, c’est à partir de la grande récession de 2009 que le néolibéralisme a été confronté à un changement d’époque. À partir des années ‘70, du thatchérisme et du reaganisme, la dérégulation et la mondialisation ont eu le vent en poupe. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui, c’est que le modèle dominant change à nouveau. Les interventions d’État dans l’économie ont augmenté : on a trouvé de l’argent pour sauver les banques en 2009, on a débloqué des fonds pour empêcher la destruction du tissu économique lors de la pandémie, on bloque le prix de l’énergie en France…

Toutes ces interventions vont à l’encontre de la doctrine qui prévalait jusqu’en 2009. Cette crise économique majeure a lancé le changement tandis que la pandémie a achevé d’assommer le néolibéralisme.

Les capitalistes sont en réalité à la recherche du moyen d’assurer la survie de leur système. À chaque grande crise de son histoire, l’économie capitaliste a produit un nouveau modèle : nous sommes passés du modèle de l’État-providence à celui du néolibéralisme dans les années 70. Nous sommes aujourd’hui dans une nouvelle époque de transition.

Certains parlent même d’une déglobalisation…

On observe ce phénomène au gré du développement de la nouvelle guerre froide entre la Chine et les États-Unis, enclenchée de puis déjà de nombreuses années. Le président américain Joe Biden a été limpide en octobre 2022 lorsqu’il a qualifié cette décennie de décisive, le défi étant « pas moins que le détricotement par la Chine de l’ordre mondial construit par les États-Unis  », en qualifiant la Chine de menace « la plus grande pour l’ordre mondial ». La Russie, ajoute-t-il, représente « un problème aigu », car il pense que la Chine et la Russie vont immanquablement se rapprocher ce qui lui pose problème.

Ces tensions entre nations ne permettent plus de simplement produire, envoyer la marchandise à l’autre bout du monde et directement la vendre sans recourir au stockage, la fameuse méthode du « Just-in-time » bloquée durant la pandémie. Cette méthode de production exige la stabilité des relations internationales, chose aujourd’hui impossible. La Chine ne peut plus être utilisée comme un atelier mondial à la main-d’œuvre qualifiée bon marché.

On observe l’essor d’une forme de nationalisme économique. Des législations sociales et environnementales servent de prétexte pour protéger des intérêts propres. On relocalise des industries dans des pays plus « amicaux », car « pro-États unis », comme à Taïwan par exemple.

Si le système est en train de changer, n’est-ce pas l’occasion pour les forces ouvrières et les socialistes révolutionnaires d’essayer d’achever la bête capitaliste ?

L’histoire peut se répéter, mais jamais de la même façon. Le capitalisme va chercher à retrouver un nouvel équilibre, mais même s’il le retrouve, ce ne sera pas avec la même stabilité. Nous sommes dans une période de transition. Les années ’70 et le passage de l’Etat-Providence au néolibéralisme avaient été précédés par l’explosion de Mai ’68 et une période de grandes luttes sociales. C’est également ce qu’on a vu aujourd’hui avec Black Lives Matter, les luttes des personnes LGBTQIA+, les mobilisations féministes, etc.

Les travailleurs eux-mêmes se rendent bien compte de la diversité du mouvement ouvrier. Et aujourd’hui, les travailleurs, généralement, ils ont eu une éducation. Ce n’est plus comme il y a 20 ans, ça a des avantages et des désavantages. Mais aujourd’hui, après cette période de néolibéralisme, il y a moins, voire plus du tout, d’idéologie et, dans un certain sens, plus d’individualisme. Ce que nous devons continuer à dire, c’est que c’est à travers la collectivité que l’individu peut s’émanciper. On va plus loin à plusieurs que tout seul. Les gens ne savent plus dire explicitement qu’un phénomène s’explique en raison de l’existence du système capitaliste, car ils ont rejeté l’idéologie. Mais les jeunes l’expriment en d’autres termes : ils disent que tous les problèmes sont liés, ils parlent d’intersectionnalité, ils rejettent les institutions officielles et s’en méfient…

En dégradant les conditions matérielles d’existence des gens, ce système ne fait que se jeter dans la gueule du lion. Un système ne s’effondre pas de lui-même, il faut lui donner un coup de pouce. Nous avons déjà assisté à des manifestations explosives, souvent sur des questions d’oppression, mais aussi, et de plus en plus, déclenchées par des questions économiques, notamment la crise du coût de la vie. Les luttes pour les salaires, les conditions de travail et la charge de travail se mêleront aux luttes pour les droits démocratiques ainsi qu’à l’opposition active à l’oppression, et les stimuleront. Ce sont les conditions objectives qui tendent à ramener la classe travailleuse sur le devant de la scène, comme c’est le cas aujourd’hui en France, au Royaume-Uni et, dans une certaine mesure, aux États-Unis. Notre internationale interviendra partout où cela est possible pour aider les mouvements de lutte à se développer en portant assaut contre le système lui-même et pour instaurer une alternative socialiste démocratique. 

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