Bosnie-Herzégovine. Quel programme défendre dans les mobilisations?

Plusieurs semaines ont maintenant passé depuis que les manifestations militantes ont éclaté en Bosnie-Herzégovine. Sonja Grusch livre ici le rapport de sa récente visite dans ce pays, en compagnie d’autres partisans du Comité pour une Internationale Ouvrière, et des discussions qu’ils ont pu avoir avec des manifestants et des activistes de gauche.

Par Sonja Grusch, Socialist Left Party (CIO- Autriche)

A Tuzla et à d’autres endroits, on peut voir les bâtiments gouvernementaux incendiés pendant les manifestations lorsque les travailleurs en colère, les jeunes et tous ceux qui se sont soulevés contre l’élite corrompue se sont rassemblés. Des affiches sont apparues, sur lesquelles on pouvait lire : « Mort au nationalisme », « Voleurs » et « Révolution ». Un activiste avec lequel nous avons discuté a expliqué que les manifestations ont été « comme une explosion ».

La frustration et le pessimisme sont présents dans toutes les discussions. Le taux de chômage varie en fonction des sources. Officiellement, c’est plus de 40%, mais en réalité, c’est beaucoup plus haut, atteignant 70% dans certaines régions. Dans un groupe de sept jeunes que nous avons rencontrés dans une ville à la frontière serbe, un seul avait un travail. Il n’y a pas de lait pour le café, car c’est trop cher. Pour beaucoup de jeunes, la seule perspective d‘un avenir décent est de quitter le pays. Les manifestations qui ont éclaté en février peuvent changer cette manière de voir ainsi que les perspectives de la population.

A la différence des autres manifestations récentes dans le monde, la classe des travailleurs a joué dès le début un rôle important dans les actions tenues en Bosnie-Herzégovine. Il y a eu un certain nombre de manifestations de travailleurs ces dernières années, principalement contre les effets catastrophiques des privatisations. « Les privatisations criminelles », comme on les décrit souvent, sont un facteur important pour le mouvement de protestation. Stopper les privatisations et revenir sur celles qui ont déjà eu lieu est une des principales revendications défendues.

Tous le pouvoir aux assemblées ?

Depuis que les manifestations ont éclaté, des assemblées ont été instituées dans plusieurs villes. Elles se réunissent pour discuter de leurs exigences et de la façon de les formuler. Elles ne ressemblent en rien aux autres assemblées que nous connaissons habituellement, dans les manifestations étudiantes d’Europe occidentale ou du Sud par exemple, où les discussions tendent à durer éternellement sans qu’aucune décision ne soit prise. Celles-ci sont structurées, planifiées, clairement préparées et disposent d’un ordre du jour précis. Tout le monde peut prendre la parole, mais uniquement pour de courtes interventions. A l’assemblée de Tuzla, les décisions ne sont pas prises immédiatement ; les propositions des groupes de travail sont présentées, puis d’autres choses sont discutées et les décisions sont prises uniquement à l’assemblée suivante pour laisser plus de temps pour en discuter dans les groupes de travail. Jusqu’à présent, ces assemblées se sont développées dans plus de 10 villes représentant la plupart des cantons de la Fédération. Les assemblées se coordonnent, se rencontrent et ne vont aux négociations avec les représentants de l’Etat qu’en accord avec les autres assemblées.

Mais elles ne ressemblent pas pour autant aux soviets qui ont été développés pendant les révolutions russes de 1905 et 1917, des conseils démocratiques de masse constitués de travailleurs et d’opprimés, généralement mis sur pied par des délégués élus, qui constituaient la base sur laquelle la classe des travailleurs, emmenée par le parti Bolchevique, a été capable de prendre le pouvoir. Ce mouvement dispose néanmoins d’un énorme pouvoir, les gouvernements régionaux et locaux s’étant déjà retirés, tels les gouvernements des cantons de Tuzla, Una-Sana, Sarajevo et Zenica-Doboj. Le pouvoir se trouve – ou peut-être s’est trouvé pendant quelques jours – littéralement dans les rues ou dans les assemblées. Il y avait des éléments de double pouvoir qui se développaient, où l’Etat précédent et les autorités régionales n’avaient plus le contrôle complet et où les mouvements dans les rues, ainsi que les assemblées, avaient le potentiel de se développer pour se battre afin d’arracher le pouvoir. Mais comme le mouvement n’a plus fait de pas en avant, la balle est à nouveau revenue dans le camp de la classe dirigeante. Un des organisateurs des assemblées a expliqué qu’ils ne voulaient pas faire le sale boulot des gouvernements en envoyant des gens des assemblées pour diriger l’agenda gouvernemental. Un bon point, vu les gouvernements pro-capitalistes en place, mais aucune stratégie alternative n’a été mise en avant.

En ce moment, les assemblées discutent et votent bon nombre de revendications – principalement contre la corruption et pour inverser les privatisations. De nouveaux candidats à des postes gouvernementaux sont venus aux assemblées pour se présenter, mais ils sont dans une large mesure choisis par la vieille élite. Bahrija Umihanic, professeur à l’Ecole d’Economie, petit homme d’affaire et candidat au poste de chef exécutif du gouvernement cantonal de Tuzla, est venu à l’assemblée de Tuzla. Il a présenté son « programme » et les gens pouvaient le commenter et lui poser des questions auxquelles il devait répondre. Certains étaient heureux de voir une alternative aux politiciens dont ils savent déjà qu’ils sont corrompus. Mais beaucoup ont eu le sentiment qu’il était juste un autre du même genre, qui ne représente pas leurs intérêts.

D’autres essaient de faire du lobbying pour leurs amis ou pour eux-mêmes afin d’être mis en avant comme candidat. Nous en avons rencontré un, professeur à l’université technique, qui veut être ministre de l’Energie et présente fièrement ses titres académiques. Il semble que les développements de la situation poussent des individus qui veulent avoir leur part du gâteau de la corruption (suite au processus de l’Accord de Dayton à la fin de la guerre civile, il y a 13 gouvernements régionaux et plus de cent ministres, et donc beaucoup de postes très bien payés). Ceci montre que les assemblées et beaucoup de ceux qui y participent travaillent toujours dans le cadre non seulement de la logique capitaliste, mais aussi de la démocratie bourgeoise formelle. Ils ne mettent pas en avant un concept ou un système alternatif de gouvernance mais visent dans le meilleur des cas à remplir les structures et les gouvernements existants avec de « meilleures personnes ». Ils pourraient donc finir avec une « réforme de l’état » qui réduirait le nombre de gouvernements, ministres et autres fonctions, mais ne changerait pas le système pour autant la nature même du système.

Pas de stratégie pour la prochaine phase de la lutte

Les assemblées ont leurs forces et leurs faiblesses. Le principal problème est qu’elles n’ont aucune stratégie quant à ce qu’il convient de faire ensuite. Tant que le mouvement est fort et que la mobilisation se poursuit dans les rues ou sur les lieux de travail, la classe dirigeante doit en tenir compte et même faire quelques concessions. Mais dès le mouvement se réduira de lui-même à force de discuter et de mettre en avant des revendications sans avoir la capacité de faire pression sur l’élite dirigeante pour y répondre, alors les assemblées pourront devenir un frein pour le mouvement. La composition sociale de celles-ci a déjà changé. Les assemblées ne sont pas des corps délégués de représentants élus des lieux de travail et des quartiers, ils sont ouverts à n’importe qui. Elles sont dominées par des gens âgés de plus de 35 ans, on trouve à peine quelques jeunes participants. Et bien qu’il y ait des gens de la classe des travailleurs et des représentants syndicaux, le plus grand groupe représenté semble être celui des académiciens. Ils sont consciemment orientés vers la classe ouvrière et viennent d’un milieu de gauche, mais la classe ouvrière en elle-même n’est pas la force dominante des assemblées.

La Gauche est également présente, mais masquée. Les organisations politiques ne font pas officiellement partie des assemblées ; l’idée est de garder les partis établis en dehors. Mais ils y sont de toute façon, ils restent juste cachés. Et beaucoup des participants sont membres de plusieurs groupes de Gauche. Quand nous avons pris la parole pour apporter nos salutations de la part du Comité pour une Internationale Ouvrière et que nous avons sorti notre matériel politique, nous étions un peu inquiets qu’une atmosphère anti-organisations puisse constituer un problème. Mais rien de tout cela n’est arrivé. Nous étions les bienvenus ; presque tout le monde a pris nos brochures et nos tracts, et nos prises de parole ont pu compter sur un écho très positif. Malgré la forte atmosphère anti-parti, cette ouverture a illustré la soif de solidarité internationale et des idées du socialisme, ainsi que la compréhension que tous les partis ne sont pas identiques. Il se pourrait qu’en n’intervenant pas ouvertement, les forces de Gauche ne parviennent pas à construire des forces organisées pour la prochaine vague de la lutte.

Seuls deux jeunes hommes ont critiqué nos brochures appelant à un socialisme démocratique. Mais ils étaient de toute évidence d’un milieu d’extrême droite ou nationaliste et n’ont en fait parlé de manière positive que des forces néo-fascistes actives en Ukraine. Mais certains de leurs points ont toutefois su faire mouche et ils ne sont pas isolés dans les critiques portées sur la direction adoptée par le mouvement. Les assemblées et les forces politiques qui les dirigent (même s’il n’y a officiellement pas de dirigeants), choquées par les confrontations violentes, ont mis l’accent sur les assemblées plutôt que sur les mobilisations en rue. Ils ne semblent avoir aucune idée de la stratégie adéquate pour intensifier la lutte et réagir si la classe dominante et ses représentants politiques ne répondent pas positivement aux revendications des assemblées.

Nous n’avons pas vu non plus de signes évidents de campagne politique de masse ; nous n’avons pas vu de brochures, ni d’invitations à des meetings, ni de journaux d’organisations politiques. Les seules affiches visibles à Tuzla sont celles de l’extrême droite nationaliste. Le manque de ressources ne peut expliquer le manque de matériel politique. Les représentants des organisations de Gauche que nous avons rencontrés ont tous pris part au mouvement, mais sans offrir les capacités de leurs organisations comme instrument destiné à diffuser et élargir le mouvement ou pour discuter plus en profondeur des idées à défendre. Cette façon de s’incliner devant l’atmosphère anti-parti et de n’avoir aucune confiance en soi pour expliquer pourquoi une organisation socialiste est nécessaire pour renverser le capitalisme est une manière bien trop prudente d’intervenir, cela reflète l’absence de toute tradition de campagne socialiste au cours de ces dernières dizaines d’années. L’expérience politique de la Yougoslavie et ensuite de la nouvelle Bosnie-Herzégovine capitaliste n’ont pas aidé à développer ces traditions.

Ceci a pour effet négatif qu’aucune force organisée n’intervient dans le mouvement. Aucune nouvelle étape n’est planifiée et la question de la lutte pour le pouvoir n’est pas discutée. Ceci donne la possibilité à la classe dirigeante d’attendre et d’observer ce qui arrive et d’espérer que le mouvement s’essouffle et s’arrête de lui-même. Ceci n’arrivera pas à court terme, vu l’importance des problèmes sociaux et de la colère contre l’élite corrompue.

Si des résultats réels ne sont pas acquis – c’est-à-dire un changement allant plus loin que des mesures purement formelles – alors il pourrait y avoir une nouvelle vague de protestations. L’extrême droite et les forces nationalistes se préparent déjà à saisir leur chance dans pareille situation. Les réactionnaires tentent d’intervenir dans les assemblées de façon très consciente et ils seront en mesure d’obtenir un certain soutien, particulièrement de la part des jeunes, si les participants au mouvement constatent qu’aucun réel résultat n’arrive et qu’il n’existe pas d’alternative crédible à Gauche.

Le prochain chapitre

Il est clair que le mouvement n’est pas encore fini. Il s’est calmé, certes, mais peut encore exploser à n’importe quel instant puisque les causes du déclenchement initial des protestations sont toujours bien présentes. Mais les forces de la Gauche et les activistes de la classe ouvrière doivent intervenir de manière organisée et développer des propositions qui vont plus loin que de simples revendications. Ils doivent s’occuper des espoirs – ou plutôt des illusions – de l’UE. La Bosnie-Herzégovine veut devenir membre de l’UE – elle a signé un pacte de libre échange – et veut également rejoindre l’Organisation Mondiale du Commerce. Les gens attendent des investissements de la part de l’Union Européenne, et de là une augmentation du niveau de vie. Mais les 20 dernières années d’intervention européenne ont illustré que les capitalistes européens ne considèrent la Bosnie que comme destination pour vendre leurs biens et, dans certains cas, pour être utilisée comme main d’œuvre bon marché. Dans la plupart des entreprises privatisées, aucun investissement n’est survenu, elles ont même la plupart du temps été fermées afin d’éliminer la concurrence. Près de 90% du secteur bancaire est aux mains de banques étrangères. En quoi tout cela pourrait-il bien changer avec une intégration formelle dans l’UE, tout particulièrement au vu de la situation économique difficile dans laquelle se trouvent aujourd’hui les pays de l’Union?

Les forces de Gauche qui interviennent dans le mouvement de protestation doivent soulever ces problèmes et expliquer quelles sont les politiques de l’UE dans le reste de l’Europe, particulièrement en Grèce, en Espagne et au Portugal. Elles doivent leur faire comprendre que le capitalisme n’a pas d’avenir à offrir au peuple de Bosnie-Herzégovine. Les forces de Gauche doivent mettre en avant un programme d’action qui peut aider à obtenir la réalisation des exigences du mouvement et des assemblées. Cela inclut un programme et une stratégie qui peuvent aider à convaincre également la classe ouvrière et les jeunes de la République serbe de Bosnie (Republika Sprska). Jusque maintenant, il n’y a pas eu de manifestations de masse là-bas. Bien que la situation sociale y soit pire, les forces nationalistes bloquent toutes les tentatives d’organiser des manifestations. Les activistes qui ont essayé d’organiser des manifestations sur des bases similaires à celles de Bosnie-Herzégovine ont été harcelés et menacés.

Une bonne prochaine étape pourrait être un appel à une journée d’action pour toute la Fédération, avec un appel lancé au peuple de la République serbe de Bosnie. Des grèves sur les lieux de travail, dans les écoles et les universités pourraient faire partie de la mobilisation, mais le haut taux de chômage doit être pris en considération. Ainsi, ces grèves devraient se concentrer sur les grandes sociétés et être combinées à l’organisation de piquets de grève volants. Une telle journée de grève et d’action pourrait être soutenue à un niveau international avec des piquets et des manifestations dans les villes où vit la diaspora de Bosnie-Herzégovine (qui suit avec enthousiasme ce qui est en train de se produire là-bas) mais aussi devant les sociétés et les banques responsables du pillage du pays. Les entreprises qui n’ont pas payé leurs travailleurs depuis des mois devraient être reprises en main par les travailleurs, première étape vers le contrôle de l’économie, en cherchant à nouer des liens avec les lieux de travail similaires dans d’autres pays, tout spécialement dans les Balkans.

Internationalisme

Etant donné la petite taille de la Bosnie-Herzégovine, disposer d’une vision internationaliste est encore plus important. Le besoin d’un lien avec la lutte la classe des travailleurs de toute l’Europe est un point crucial. La diaspora bosniaque suit les événements avec un grand intérêt et fait déjà partie de cette internationalisation. La solidarité doit se développer sur une claire position de classe, en relation avec les syndicats, les représentants syndicaux et les militants de la classe des travailleurs. Mais ce n’est pas qu’une question de solidarité internationale. Les problèmes auxquels font face les gens de la classe des travailleurs dans le monde entier sont, à la base, liés au capitalisme et à ses crises, et les discussions à propos des alternatives et du combat pour y parvenir ont également lieu de manière internationale. Une leçon du passé est que, bien que le renversement du système capitaliste – la racine de la corruption, de l’exploitation et de la pauvreté – soit possible à un niveau national, pour s’assurer un changement de société fondamental et durable, la transformation socialiste a besoin d’avoir lieu à un niveau international, en commençant avec la destruction de l’emprise capitaliste sur l’économie mondiale.

Il est nécessaire d’ouvrir le débat concernant la manière de diriger l’économie et la nécessité d’une alternative socialiste, y compris en abordant les expériences de la Yougoslavie et de l’ère de Tito, mais aussi de ce qui s’est passé depuis. La sympathie est encore très vive pour Tito, sa photo est brandie partout et beaucoup de références positives sont faites dans le mouvement à propos de son règne. Mais il faut sincèrement discuter de l’échec du modèle yougoslave et du modèle de gouvernement bureaucratique vertical qui étouffe l’économie. C’est là qu’a commencé le chemin conduisant à la restauration du capitalisme et au développement des tensions nationalistes exploitées par les différentes factions de l’élite au pouvoir, les nouveaux capitalistes et les puissances capitalistes étrangères. Il faut reconnaître que ce processus n’a pas commencé juste après la mort de Tito : il a puisé ses racines au sein du modèle yougoslave de « socialisme » dénué de démocratie réelle des travailleurs, comme c’était d’ailleurs le cas dans les états d’Europe de l’Est. Un facteur clé dans l’écroulement du « modèle yougoslave », après l’échec de ses tentatives de créer le « socialisme dans un seul pays », a été l’ouverture au capitalisme qui a conduit aux crises économiques des années ’80, lorsque les salaires réels ont chuté d’un quart sur fond de chômage de masse. Tout ceci doit faire partie du processus de discussion qui est en train d’éclore.

Les traditions antifascistes et anticapitalistes sont encore relativement fortes en Bosnie-Herzégovine. Les expériences de la guerre civile désastreuse des années ‘90 ont fait prendre conscience à la classe des travailleurs des dangers du nationalisme réactionnaire et des divisions ethniques et religieuses. Cela ne veut pas signifie toutefois pas que le nationalisme et les divisions nationalistes ne pourraient pas faire leur retour si le mouvement ne n’arrache pas la victoire et que les forces de l’aile droite parviennent à exploiter la situation. Mais les traditions antifascistes et anticapitalistes sont des bases sur lesquelles les nouvelles forces de Gauche peuvent se construire dans le cadre de la lutte pour un avenir socialiste démocratique pour la Bosnie-Herzégovine, ainsi que pour l’ensemble des Balkans, pour une fédération socialiste démocratique libre et égalitaire.

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