Trois mois de lutte. Des milliers d’assemblées dans les universités et les lycées, des milliers de réunions d’information et de mobilisation dans les quartiers et les entreprises. Des centaines de manifestations locales. Trois millions de personnes dans les rues le 7 et le 14 mars. Et au bout de cela, une victoire incontestable : la capitulation du gouvernement Villepin, obligé d’enterrer son Contrat de Première Embauche, qu’il avait pourtant déjà fait voter en toute urgence à l’Assemblée Nationale.
Jean Peltier
Comment ne pas faire la comparaison avec ce qui s’est passé chez nous à l’automne 2005 quand le mouvement syndical s’est lancé dans la bataille contre le Pacte des Générations de Verhoofstadt. Une première journée de grève générale organisée par la FGTB le 7 octobre, une manifestation nationale de 100.000 travailleurs en front commun FGTB-CSC trois semaines plus tard,… puis des semaines de négociations et d’attente avant une autre journée de mobilisation FGTB fin novembre et un « atterrissage » sans gloire du mouvement. Ces mobilisations ont certes forcé le gouvernement à adoucir son projet mais n’ont pu empêcher ni le Parlement de voter le Pacte ni le gouvernement de le mettre en application.
Comment expliquer que le mouvement syndical belge, beaucoup moins dispersé et plus massif (CSC et FGTB organisent à elles seules deux millions d’affiliés, soit près de 60% de l’ensemble des salariés actifs), n’a pas pu étouffer les mauvais coups de Verhofstadt dans l’oeuf alors qu’en France, où le mouvement syndical est éclaté en une dizaine de syndicats n’organisant plus que 7% des salariés, la mobilisation a conduit à une victoire impressionnante ?
10 ans de résistance au néo-libéralisme
Il existe parmi les travailleurs, et même au-delà dans la société, un fort sentiment d’opposition au néo-libéralisme, qui s’est marqué tout au long des dix dernières années. Il est apparu avec force lors de la grande grève des services publics contre le Plan Juppé de réformes des retraites (déjà !) en décembre 1995 et s’est traduit politiquement par la victoire surprise de la gauche en 1997, puis par le rejet de celle-ci en 2002 (l’échec de Jospin aux élections présidentielles et le second tour Chirac-Le Pen) après que le gouvernement de gauche ait privatisé plus que les gouvernements de droite avant lui. Il a repris lors des divers mouvements contre les mesures des gouvernements de droite – particulièrement les manifestations et les grèves contre le plan de réforme des pensions (encore !) en 2003,… – et s’est marqué à nouveau politiquement avec les défaites électorales de la droite en 2004 et surtout avec la victoire du Non au référendum sur la Constitution européenne en 2005. L’ampleur du mouvement contre le CPE s’explique en grande partie par ce climat général de résistance contre le néo-libéralisme.
Un gouvernement de droite agressif et arrogan
Depuis la réélection de Chirac en 2002, la France est dirigée par des gouvernements de droite particulièrement conservateurs qui disposent, grâce à un système électoral renforçant le parti dominant, d’une majorité parlementaire écrasante. Raffarin d’abord, Villepin ensuite ont, avec obstination et arrogance, imposé les mesures et les lois réclamées par le patronat. Bien qu’ils aient rencontré plusieurs fois une forte résistance, leurs mesures ont toujours été votées et appliquées. Récemment, le Contrat Nouvelle Embauche (qui permet aux patrons de petites sociétés employant moins de 20 personnes d’engager des travailleurs avec un stage de deux ans au cours duquel lequel ils peuvent licencier ceux-ci sans devoir motiver leur décision) a été promulgué sans rencontrer de fortes réactions syndicales. Mais l’extension de cette mesure à tous les jeunes de moins de moins de 26 ans – le désormais célèbre Contrat Premier Embauche (CPE) – a été la provocation de trop.
Le CPE, un enjeu énorme
En créant le CPE dans la foulée du CNE, le gouvernement avait une stratégie claire : précariser au maximum les jeunes sortant des études afin de mettre la pression sur les autres salariés, avec comme objectif final de précariser l’ensemble des travailleurs en liquidant les Contrats à Durée Indéterminée (CDI). Ce plan était clair. Et, malheureusement pour Villlepin, il a été très vite compris par un grand nombre de jeunes et de travailleurs. Ce qui explique qu’une fois lancé, le mouvement a pu, beaucoup plus facilement que lors de luttes passées, unir étudiants et lycéens (se voyant comme futurs travailleurs précarisés) et adultes (en tant que parents inquiets de l’avenir de leurs enfants et en tant que travailleurs menacés dans leurs conditions de travail).
La jeunesse en pointe
Encore fallait-il que le mouvement démarre. Ce sont les étudiants qui l’ont lancé. Plusieurs raisons expliquent cela. Ils étaient les plus directement visés par le CPE dès la sortie de leurs études. Une partie d’entre eux s’étaient déjà radicalisés l’an dernier dans la lutte des lycéens contre le plan Fillon (qui visait à « réformer » l’enseignement secondaire). Ensuite, vu leur âge, les étudiants sont beaucoup moins marqués par le poids des échecs des luttes passées que les salariés. Et il est évidemment plus facile aujourd’hui de faire une grève des cours qu’une grève en entreprise.
Cela ne suffit pourtant pas à expliquer complètement pourquoi cette mobilisation a été la plus forte depuis au moins vingt ans (les grandes luttes étudiantes de 1986) et peut-être même depuis Mai’68. La force du mouvement étudiant a été sa capacité de s’organiser de manière démocratique et massive : réunions d’information innombrables pour expliquer les enjeux du CPE et de la lutte et mobiliser le plus grand nombre ; assemblées générales quasi-quotidiennes pour débattre les plans du gouvernement, la situation du mouvement et les actions à mener ; refus que le mouvement soit contrôlé par le syndicalisme étudiant « classique » (ultraminoritaire et fortement lié au PS) ; constitution de multiples Coordinations locales et d’une Coordination nationale pour organiser démocratiquement la mobilisation ; blocage des universités pour assurer la réussite de la grève et occupation de bâtiments transformés en lieux permanents de débats et de préparation des actions ;…
Tout cela a donné une force énorme au mouvement étudiant, a entraîné les lycéens dans l’action, suscité une sympathie générale dans l’opinion et poussé les syndicats de travailleurs a rejoindre le mouvement.
Syndicats : mobiliser et contenir !
Le CPE est une attaque directe contre tous les travailleurs. Le gouvernement l’a imposé sans la moindre concertation avec les syndicats. La généralisation de ce type de contrat rendrait impossible la syndicalisation des jeunes dans les entreprises. Les syndicats avaient donc toutes les raisons de se joindre au mouvement. Mais les directions syndicales ont tout fait pour limiter le mouvement à la lutte contre le seul CPE sans élargir celle-ci contre le CNE et l’ensemble du plan gouvernemental. Et s’ils ont mobilisé fortement pour les manifestations, ils ont quasiment tous refusé de mettre en avant la perspective d’une grève générale, par peur d’un débordement qui remettrait en cause leur contrôle sur le mouvement et la politique attentiste qu’ils ont depuis des années face au gouvernement.
La gauche : voter est mieux que manifester !
Le Parti Socialiste et les Verts ont soutenu le mouvement mais n’ont rien fait pour le renforcer. Les dirigeants de ces partis n’ont qu’un seul objectif en tête : profiter de l’impopularité du gouvernement pour remporter les prochaines élections. Dans ce cadre, la poursuite et l’élargissement du mouvement gênait autant la gauche que la droite, ce qui explique les appels incessants du PS au gouvernement pour « sortir de la crise ».
Une première victoire et après ?
Confrontée à un mouvement qui continuait à grandir – 3 millions de manifestants dans les rues les 28 mars et le 4 avril, de plus en plus de travailleurs dans les manifestations, des grèves qui touchaient non seulement les services publics mais aussi le privé – et minée par les divisions et les haines entre Chirac, Villepin et Sarkozy, la droite a fini par céder et retirer le CPE.
Pour les jeunes et les travailleurs, c’est une victoire éclatante mais qui aurait pu être plus grande encore si les syndicats avaient jeté leur poids pour remettre en cause le reste de l’arsenal des mesures gouvernementales. Le gouvernement Villepin est fortement affaibli et il serait étonnant qu’il ose encore lancer des attaques importantes d’ici aux élections présidentielles de mai 2007. Mais la droite n’est pas encore morte. Sarkozy peut encore rétablir sa position, notamment en jouant à nouveau la carte de l’insécurité. La gauche sort renforcée du conflit mais sans pouvoir crier victoire : dans un récent sondage, 67% des personnes interrogées estimaient que le PS ne ferait « pas mieux » que la droite pour résorber les problèmes de chômage et de précarité !
Deux grands faits émergent de la lutte contre la CPE. Le premier, c’est que toute une nouvelle génération – celle qu’on disait abrutie par la téléréalité et gagnée à l’individualisme – s’est mobilisée, politisée et radicalisée. La deuxième, c’est que le néo-libéralisme n’est pas tout-puissant et qu’une mobilisation de masse peut faire reculer patronat et gouvernement.
Nous en tirons enfin une troisième leçon : c’est que pour donner une perspective d’avenir à ces jeunes et aux travailleurs et remporter de nouvelles victoires plus complètes, il faut que tous ceux qui veulent s’opposer au néo-libéralisme et au capitalisme – pas seulement en paroles mais surtout en actes – unissent leurs forces.