Discours à la Nation : le langage du pouvoir

Interview de David Murgia

David Murgia est un artiste engagé actif notamment en tant qu’acteur metteur en scène. Il a joué dans des films tels que Rundskop (‘‘Tête de Boeuf’’, film consacré à la mafia des hormones). Après avoir vu son ‘Discours à la Nation’ au Théâtre National, nous avons discuté avec lui.

Par Cécile (Bruxelles)

David Murgia, vous avez interprété le mois passé au Théâtre National un texte d’Ascanio Celestini, “Discours à la nation”. Dans cette pièce, vous vous mettez dans la peau des dirigeants politiques et vous adoptez leurs discours avec beaucoup d’humour et de poésie. Celestini, originaire d’Italie, s’est beaucoup inspiré du cirque politique de Berlusconi et de sa clique pour sa création. N’y a-t-il que la droite populiste qui est représentée dans vos discours ?

Ce qui est mis en représentation, c’est le langage du pouvoir. Qu’ils soient politiciens, patrons, banquiers ou présidents de conseils d’administration, ce sont des gens de la classe dominante, venus s’exprimer honnêtement, avec des paroles sincères, franches et directes.

Puis s’entrecroisent des récits plus intimes de citoyens ordinaires. L’un, par exemple, dans son appartement, regarde par la fenêtre comme on regarde la télévision. Il voit des images de misère, de guerres barbares, mais il est en sécurité dans son salon. Il n’éprouve rien, il n’est pas sadique mais tout cela n’est pas réel pour lui. Il est inoffensif, c’est un optimiste.

Le cynisme et la fiction caractérisent-ils ces histoires ?

Pour interpréter les puissants qui prononcent ces discours, je m’amuse avec une certaine effronterie, une impertinence. Mais cette attitude, je ne l’utilise qu’en envisageant l’idée de nation ou de société avec transparence. Une nation métaphorique, proche de la nation contemporaine, qui est celle où les classes dominantes vivent une toute autre réalité que les classes dominées, un petit pays où ce sont les patrons-puissants et les apprentis-tyrans qui ont le mieux intégré la lutte des classes marxiste. Ce n’est donc pas qu’une fiction. La crise est imagée par la pluie, et dans ce petit pays il pleut continuellement.

Oscar Wilde disait que le cynisme constitue à voir les choses telles qu’elles sont plutôt que telles qu’elles devraient être.

Cette pièce rencontre un franc succès parmi les milieux fréquentant le monde du théâtre et les médias traditionnels. Comment l’interpréter vous ?

Ce qui est dit dans le spectacle ne révèle rien de neuf, on ne fait qu’y redécouvrir certains rapports et certains mécanismes, les engrenages de notre sociale-démocratie. On ne fait que regarder d’un autre point de vue, hors du rythme du quotidien, à travers les métaphores et la poésie.

Ces histoires me semblent intéressantes en ce qu’elles relèvent d’une représentation du monde qui est celle de contradictions fortes entre classes, entre dominants et dominés. Investir cette interprétation du monde, la rendre publique, et la confronter à d’autres visions du monde (par exemple celle selon laquelle il n’existerait aucune alternative valable au capitalisme), permet une re-définition de la réalité ou, si l’on préfère, une transformation des cadres d’interprétation ayant cours dans notre société. Ceci pourrait éventuellement expliquer l’enthousiasme que rencontre le spectacle.

Les critiques médiatiques autour du projet ont été très bonnes, même si ce sont parfois les mêmes journaux qui rendent illégitimes d’autres formes de critiques sociales, je pense particulièrement à la manière dont sont relayées certaines grèves.

Dans un de vos discours, vous interprétez un voleur de pain aux mains blanches. La référence au vol du patronat, ce que l’on appelle en langage marxiste la plus-value, qui est un vol non puni, est très explicite…

En effet, nombre de concepts marxistes, dramaturgiquement réinterprétés, saupoudrent le spectacle et ouvrent la porte sur notre actualité économique et politique. On peut par exemple reconnaitre la plus-value, la propriété privée, la démocratie bourgeoise, …

L’Art est très souvent utilisé comme moyen de contestation. Dernièrement, nous avons redécouvert – avec plaisir – la vague anti-Tatcher chez les musiciens pop-rocks du monde anglo-saxon. Qu’en pensez-vous ? Est-ce votre manière d’envisager le théâtre ?

Je souhaite que le théâtre soit un divertissement combiné à la réflexion. Un théâtre qui puisse “bousculer les cadres ordinaires de la vie”. Bien sûr, il peut être un moyen de contestation, mais je ne veux pas l’envisager comme s’il n’était que ça. S’il n’était que ça, alors ne serait plus du théâtre. il serait simplement une contestation.

On demande souvent aux créateurs si leur théâtre “est un théâtre politique”. Mais le théâtre et la politique sont deux choses différentes, deux langues différentes. Faire de la politique, ça signifie interagir directement avec la réalité, et le théâtre ne peut pas faire ça. Le théâtre peut raconter des histoires et c’est au spectateur, ensuite, de penser à ce qu’elles peuvent raconter du monde.

Retour dans le monde réel. Au mois de novembre dernier, les artistes sont descendus dans la rue pour protester contre la politique d’austérité de Fadila Laanan (PS) de couper dans les budgets de la CAPT. Aujourd’hui, où en est ce combat ?

Le groupe de travail Conseildead, composé de quelques jeunes créateurs rassemblés pour répondre à la crise, a transformé une menace maladroite de la Ministre en un rassemblement du secteur artistique dans son ensemble. Le 29 mai, Conseildead devrait rencontrer Fadila Laanan pour aborder une série de questions liées à la gestion du secteur théâtral, dans un premier temps. Ces questions sont rendues publiques sur www.conseildead.be.

Alors que tous les coûts augmentent, le budget de la Culture, qui représente à peine 1 % du budget global de la FWB, n’est plus indexé depuis maintenant 12 ans. Le secteur artistique dans son entièreté est inquiet devant l’évolution et les risques de régression de la politique culturelle. Il sait que devant la dictature économique, on ne sauve pas la Culture d’un pays comme on sauve une banque.

Il paraît que vous êtes traqué par l’ONEM et Actiris, comme beaucoup de vos consorts. Le statut d’artiste est-il réellement reconnu ?

Il n’existe pas ! Et le peu qu’il est tend à disparaître dans un avenir proche. Certains artistes sont reconnus en tant que demandeurs d’emploi, sous la dite règle du bûcheron, appliquée également aux pêcheurs en mer. Ce manque de reconnaissance et la chasse à laquelle sont livrés les créateurs, qu’ils soient jeunes ou moins jeunes, est une situation proprement exaspérante et insupportable. Nous ne sommes pas encore dans un marécage égal à celui de nos cousins Grecs, Espagnols ou Portugais.. mais nous commençons déjà à en sentir l’odeur nauséabonde.

Pour finir, vous vous adressez régulièrement aux citoyens. Vous, personnellement, quel message voulez-vous adresser aux spectateurs ? Que voulez-vous faire de la prochaine tournée qui s’annonce pour vous ?

Permettre au spectacle de se raconter hors des institutions, sur une place publique ou lors d’une fête ouvrière. Le rire est une arme révolutionnaire fondamentale. Pour nous rendre maîtres et possesseurs de notre propre vie, pour tenter d’en écrire une autre qui vaille la peine d’être jouée.


Discours à la Nation sera au Théâtre National de Bruxelles du 26 novembre au 14 décembre 2013 Réservations au 02/203.53.03. Ecriture et mise en scène : Ascanio Celestini – interprétation David Murgia – Musique : Carmelo Prestigiacomo – (www.ascaniocelestini.it)

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