Le marxisme, une grille d’analyse toujours actuelle ?

Au cours de ces dernières années – surtout depuis la crise financière – le nom de Marx s’est régulièrement refait entendre. Ainsi, Nouriel Roubini (l’un des rares économistes bourgeois à avoir anticipé la crise économique) a-t-il déclaré dans une interview : ‘‘Marx avait raison, il est possible que le capitalisme lui-même se détruise à un certain moment. Vous ne pouvez pas transférer des revenus du travail vers le capital sans créer une surproduction et une rupture de la demande.’’ Cette approche reste essentiellement intellectuelle. Marx, à l’opposé des intellectuels de salon, désirait comprendre le monde avant tout pour le changer. Il s’est ainsi également investi dans la construction des organisations du mouvement ouvrier.

Par Peter Delsing

Le regain d’intérêt dans les idées de Marx n’est en rien un hasard. Des temps de crise entraînent une recherche de solutions. Selon la théorie économique libérale, ce qui s’est produit depuis la crise de 2008 était impossible. Au lieu d’un retour automatique à une période de croissance stable, le système est en plein marasme et menace même de replonger dans une nouvelle récession.

Le capitalisme a pu être maintenu par l’injection de sommes colossales dans le secteur bancaire. Mais ce n’est que temporaire, la surproduction et le chômage structurel actuels rendent la crise et la stagnation plus permanentes.

A la chute du stalinisme (1989-91), la ‘‘fin de l’histoire’’ a été proclamée, la démocratie libérale était alors largement considérée comme la forme de société la plus aboutie. L’idée d’une alternative socialiste a connu un recul dans la conscience générale des masses. Les sociaux-démocrates (le PS et le SP.a en Belgique) sont totalement devenus pro-capitalistes et ont perdu leur base ouvrière active. Quant aux dirigeants syndicaux de droite, ils ont embrassé la logique de privatisation et de déréglementation.

Pour les marxistes, même dans les années ’90, il était clair que le capitalisme n’allait pas connaître un développement équilibré et stable. Aucune amélioration générale des conditions de vie n’était d’ailleurs observée. Depuis les années ‘70 et l’arrivée du néolibéralisme en tant que politique dominante dans les années ‘80, le capitalisme était en déclin. Le mouvement contre la mondialisation capitaliste au début de ce siècle, les récentes révolutions et les mouvements de masse au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, le mouvement Occupy et les protestations contre le règne des 1% les plus riches aux États-Unis, le mouvement des Indignés,… tout cela a démontré que cette idée de la ‘‘fin de l’histoire’’ et de la fin de la lutte pour changer de société était totalement erronée.

Au cours de cette dernière période, nous avons d’ailleurs assisté à la résurgence des mobilisations de la classe ouvrière dans des pays comme la Grèce, l’Espagne, le Portugal,… avec une série de grèves générales et partielles. L’Europe du Sud est en ébullition contre la dictature de la Troïka (FMI, BCE, UE) qui plonge de plus en plus ces sociétés vers la barbarie.

On estime que la dernière victime de la crise de l’euro, Chypre, va connaître ces prochaines années une contraction économique de 20%. Le pays rejoint ainsi la Grèce et l’Espagne dans la perspective d’une dépression économique. L’appauvrissement massif et le chômage qui s’y développent ne sont comparables qu’à la période des années ’30. La différence réside dans l’absence de partis larges de la classe ouvrière et des jeunes capables d’organiser la résistance à large échelle. Les partis traditionnels du monde du travail – sociauxdémocrates ou staliniens – ont à peine survécu à la baisse de conscience de classe des années ‘90 et à l’absence totale d’une réponse politique de la part de leurs directions. Voilà qui illustre très clairement l’importance de la théorie, de l’élaboration de perspectives, et de la construction d’un mouvement révolutionnaire basé sur les meilleures traditions du mouvement des travailleurs en termes de discussions politiques, de prise de décision démocratique et de lutte collective.

Une méthode scientifique

Dans les médias bourgeois, on ne parle du marxisme qu’avec condescendance, comme s’il s’agissait d’une idéologie ringarde. C’est toutefois la méthode la plus adéquate pour comprendre totalement la crise économique. Marx, en élaborant les perspectives pour la société capitaliste, avait livré les outils nécessaires pour anticiper la crise actuelle. Les partisans du système capitaliste, par contre, ont vu la crise leur arriver dessus d’un coup, sans y comprendre quoi que ce soit.

Marx a dégagé des tendances qui sont toujours d’actualité : la tendance à la concentration sans cesse plus importante de capital dans de moins en moins de mains ou encore l’arrivée d’un chômage structurel de masse à un moment donné en conséquence de la tendance à la surproduction et à la suraccumulation issue de l’exploitation de la classe ouvrière et des inégalités inhérentes au système. Marx a parlé de la tendance à la baisse du taux de profit provenant des limites de l’augmentation de la productivité des salariés sur base capitaliste. La productivité est particulièrement stimulée par des investissements dans les machines et la technologie. Mais la plus-value (le travail non rémunéré, d’où viennent les profits) est uniquement créée par le travail vivant. Le ‘‘travail mort’’ accumulé dans les machines est amorti sur une certaine période et transféré dans le produit final. Ce processus n’augmente pas la plus-value. Une augmentation rapide des investissements dans les machines, etc. par rapport à la main-d’oeuvre entraîne relativement moins de valeur – et donc de bénéfice – par unité de capital investi.

Marx a aussi expliqué que la nation constituerait un obstacle croissant pour le développement de la production. Sur base de la propriété privée des moyens de production et de la concurrence, les Etats capitalistes poursuivant chacun leurs propres intérêts et finissent inévitablement par entrer en conflit. C’est dans ce cadre qu’il faut placer la crise de la zone euro. Il parlait encore d’une polarisation croissante entre les classes sociales et de la maturation des conditions nécessaires pour connaître des mouvements de masse et des révolutions contre le capitalisme.

Prenons la concentration du capital dans de moins en moins de mains. Fin des années ‘90 déjà, le Wall Street Journal dénonçait que les secteurs de l’automobile, de l’industrie pharmaceutique, de l’aéronautique,… – secteur après secteur – étaient aux mains de quelques multinationales à peine. Le pouvoir de quelques centaines de multinationales est aujourd’hui sans commune mesure avec la situation d’il y a 50 ou 100 ans, elles possèdent la moitié de ce qui est produit mondialement.

Le chômage structurel ? En Belgique, nous connaissons un taux de chômage supérieur à 10% depuis les années ‘80. À l’apogée des années ‘60, jusqu’à la crise du milieu des années ‘70, il n’était question que de 1% à 2%. Dans la zone euro, le taux de chômage a atteint un nouveau record en février dernier (12%) tandis que le chômage des jeunes est de 23,5%.

La tendance à la surproduction – du fait que la majorité exploitée produit plus que ce qu’elle n’est en mesure d’acheter avec son salaire – est particulièrement visible aujourd’hui. A force de poignarder nos salaires, la partie de notre travail qui est rémunérée, les capitalistes ne peuvent plus vendre les voitures produites, pour ne prendre qu’un exemple. Eux vont d’ailleurs plutôt utiliser leur argent pour des voitures de luxe, pas pour ce genre de modèle. C’est la maximisation des profits qui se cache derrière ce processus.

La surproduction ou la suraccumulation sont particulièrement évidents au vu de l’essor du chômage structurel et du plus bas taux de croissance, ce à quoi nous assistons depuis la crise des années ‘70. La croissance du Produit Intérieur Brut mondial (la richesse produite en un an) a été, entre 1973 et 2003, inférieure de moitié à celle de la période d’après-guerre, de 1950 à 1973. Le secteur industriel américain utilisait à son apogée, dans les années ‘60, près de 90% de sa capacité de production. Ce niveau a constamment baissé au cours des décennies suivantes, jusqu’à atteindre les 68% au cours de la dernière récession.

Imaginons ce qu’il serait possible de faire avec une économie nationalisée et démocratiquement planifiée, un système où la production ne serait pas artificiellement limitée et déformée par l’exploitation ! Quel est le coût de la faillite du capitalisme en termes d’écoles supplémentaires, de logements, de transports en commun, d’infrastructures collectives,… ?

Fin des années ‘60 – avant la hausse des prix du pétrole en 1973 – une baisse du taux de profit était déjà observable. Ce fut le cas à cause de la lutte des travailleurs pour de meilleurs salaires, mais aussi à cause de la nécessité d’investissements dans les machines et la technologie sans cesse plus rapides et de la part que cela représentait par rapport à la plus-value produite par le travail. Malgré le retour des bas salaires et la baisse des prix du pétrole au milieu des années ‘80, les bénéfices récupérés par montant de capital investi restaient faibles dans les pays industriels les plus fondamentaux.

Le capital excédentaire, dans le contexte d’une économie réelle marquée par les économies néolibérales, a alors trouvé sa voie vers les Bourses. Cela, de pair avec la montagne de dettes faramineuse, a posé les bases d’une série de bulles spéculatives (immobilière, technologique, hypothécaire, des matières premières,…). Les périodes de croissance ont été plus courtes et plus faibles et la récession n’a été ‘‘résolue’’ qu’en ouvrant à fond les robinets à crédit jusqu’à un point où ces dettes, après 2008, ont menacé d’engloutir l’ensemble du système. Le cycle de vie naturel du capitalisme, fait de crises, avait été trop longtemps artificiellement étiré (c’est aussi la raison pour laquelle la plupart des économistes bourgeois n’avaient rien vu venir). La crise et la récession étaient une menace permanente.

Si le problème d’origine est un manque de demande, par exemple, et que vous décidez de rétablir les profits en attaquant les salaires, que se passe-t-il ? Et si la rentabilité diminue, notamment à cause des investissements limités dans la force de travail durant toute une période, et que vous commencez à licencier et développez ainsi un chômage structurel ? Sans avoir ouvert les vannes du crédit aussi fortement, un tel système de contradictions n’aurait jamais duré aussi longtemps. Nous devons remercier Marx et d’autres révolutionnaires socialistes pour nous avoir fourni une méthode critique capable de comprendre le monde. Mais cela doit impérativement servir à le changer par une révolution socialiste.

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