Un nouveau stade du capitalisme mondial et du mouvement international des travailleurs

Conférence internationale du CIO

Une réunion du Comité Exécutif International du Comité pour une Internationale Ouvrière s’est tenue en Belgique du 6 au 11 décembre 2005. 65 membres venant des sections du CIO en Asie, en Amérique Latine, aux Etats-Unis et en Europe ont pris part à cette réunion qui a été très fructueuse et qui a reflété les progrès significatifs en termes de forces et d’influence réalisés par beaucoup des partis et des organisations affiliés au CWI. La première session de la conférence a adopté la résolution ci-dessous à l’unanimité, après discussions et vote d’amendements. Cette résolution était proposée par le Secrétariat International en tant que base à la discussion. Cette session a couvert les développements dans l’économie mondiale et dans la situation aux Etats-Unis, en Chine, en Europe et en Irak.

D’autres sessions ont débattu de la lutte des classes en Asie (spécialement au Pakistan, au Sri Lanka, en Inde et en Malaisie), en Amérique Latine et en Afrique, des perspectives pour la construction de nouveaux partis des travailleurs ainsi que des luttes et du travail menés par les sections du CIO. Des rapports de ces discussions seront publiés le plus tôt possible.

Rarement dans l’histoire du capitalisme les perspectives pour les divers pays, voire les continents, ont-elles été aussi influencées, ou même déterminées, par les événements et processus mondiaux.

La phase en cours de la mondialisation capitaliste présente des similitudes, mais en même temps des différences, avec la phase de « mondialisation » (bien que celle-ci n’ait pas été appelée ainsi à l’époque) de la fin du 19è et du début du 20è siècle, phase qui connut une fin catastrophique avec la Première Guerre Mondiale. Cette période a été marquée par l’exportation de capital vers les « colonies », qui devinrent des marchés protégés et, en même temps, des sources de matières premières bon marché. Cette situation se traduisit par un jeu permanent de manœuvres et des conflits entre les différentes puissances impérialistes. Une telle lutte ne pouvait se résoudre que par la guerre.

On retrouve, bien entendu, de nombreuses caractéristiques de cette période dans la situation actuelle : une lutte féroce entre les puissances impérialistes pour le contrôle des ressources, en particulier du pétrole, et une concurrence économique pour conquérir des positions et la supériorité sur les marchés, accompagnées de conflits et d’interventions militaires, telle que la Guerre en Irak. Ces affrontements se sont manifestés avant tout dans le conflit qui se développe entre la Chine et les Etats-Unis et qui va dominer les développements dans le monde lors de la prochaine période. Tandis que la menace d’un conflit inter-impérialiste majeur ne se pose pas à court ou à moyen terme, il existe, par contre, une menace très réelle de guerres commerciales de grande ampleur entre les blocs impérialistes.

Ce processus de mondialisation capitaliste diffère par contre, dans certains aspects, de la période d’avant la Première Guerre Mondiale. A ce moment-là, le capitalisme exportait les capitaux vers les possessions coloniales en tant que moyen d’extraire des matières premières à bon marché et de les revendre plus chères comme produits manufacturés, recevant par conséquent, selon la citation de Marx, « plus de travail pour moins de travail ». Ces termes inégaux dans le commerce mondial existent toujours et sont, en fait, devenus pires encore pour le monde néo-colonial. Cependant, au cours des dernières décennies, les Investissements Directs à l’Etranger (IDE) ont été concentrés dans la « triade » Europe-USA-Japon.

Cette situation a maintenant été modifiée dans une certaine mesure par les exportations colossales de capitaux vers la Chine – qui reçoit maintenant presque autant d’IDE que les USA – et, dans une certaine mesure, vers l’Europe de l’Est et l’ex-URSS, au fur et à mesure que le capitalisme cherche à relocaliser son potentiel productif afin d’exploiter les matières premières et la réserve de main d’oeuvre fortement éduquée mais bon marché fournie par la chute du stalinisme. Entre 1990 et 2003, les IDE ont grimpé en flèche et le rapport entre le stock d’IDE et la production globale est passé de 9 à 23%. Cette évolution, combinée à d’autres facteurs, telles que les soi-disant révolutions de la communication et de l’information, reflète une intégration colossale de l’économie mondiale, ce qui, en retour, signifie, comme Marx l’avait prédit, que les événements qui se produisent dans les arènes nationales vont être de plus en plus façonnés par les processus à l’échelle mondiale.

Le monde néo-colonial est intégré dans ce système, mais encore principalement en tant que source de matière premières à bas prix. L’émergence de la Chine, toutefois, pourrait menacer l’hégémonie à long terme de la triade, et particulièrement des USA, tant sur les plans économique que militaire, pour autant que la Chine puisse maintenir de manière ininterrompue son taux de croissance actuel, ce qui n’est pas certain du tout. La menace d’une crise ou d’une récession économique mondiale pourrait avoir un profond impact en Chine, de même que l’inévitable résistance de la classe ouvrière chinoise aux conditions de travail inhumaines dans les usines, aux bas salaires, à la pollution,… Une hausse salariale, en résultat d’une lutte de masse, pourrait provoquer une nouvelle relocalisation des investissements de la Chine vers d’autres pays et régions à bas salaires, ce qui pourrait affecter sa croissance.

Actuellement, les USA – et par conséquent l’économie mondiale – dépendent entièrement sur la Chine, et, dans une certaine mesure, sur le capitalisme asiatique dans son ensemble. Un extraordinaire pacte non-écrit, digne de Faust, existe entre les deux « partenaires ». Les USA font en ce moment face à leur plus gros déficit budgétaire jamais enregistré : le Fonds Monétaire International estime qu’il va bientôt atteindre les 760 milliards de dollars, soit 6,1% du produit intérieur brut (PIB) de 2005, bien que des prévisions récentes suggèrent un chiffre un peu plus bas de 706 milliards de dollars.

La croissance mondiale est surtout concentrée en Chine et aux Etats-Unis, tandis que l’Asie, l’Allemagne, et les pays exportateurs de pétrole ont des surplus commerciaux record. Comme l’a écrit le Financial Times : “C’est un monde bizarre, dans lequel des pays relativement pauvres prêtent d’immenses sommes d’argent aux consommateurs américains à des taux extrêmement bas. » Peter Dixon, de la Commerzbank, a expliqué que : « Les Etats-Unis connaissent un déséquilibre terrible, à la fois externe, en terme de déficit budgétaire, et interne, par suite au haut niveau d’endettement et de la faible épargne. On ne peut supporter ces déséquilibres que pendant un certain temps. Les investisseurs étrangers possèdent des bons du Trésor US pour une valeur de 12 trillions de dollars, qui sont autant de créances octroyées par les contribuables. »

Le résultat de tout ceci est ce que les économistes bourgeois appellent des « déséquilibres » non durables. Ceci veut dire que les économies asiatiques, entraînées par la Chine, ont vu leurs réserves de change en monnaies étrangères passer de 36% du total mondial (USA exceptés) à 69% aujourd’hui. Les réserves chinoises ont explosé, comptant désormais pour les deux tiers des réserves de l’Asie dans son ensemble. Ces réserves sont à une majorité écrasante des actifs en dollars US accumulés par la plupart des banques centrales asiatiques aux dépens des investissements dans les industries locales. L’Asie, menée par la Chine, garantit l’économie américaine et rebouche les gouffres béants dans les déficits américains. En même temps, le marché des dettes gouvernementales, qui implique l’achat des Bons du Trésor américain, est toujours à flot car les capitalistes, gonflés de profits record, y déversent leur argent plutôt que dans un investissement productif.

Tout ceci a contribué à alimenter une hausse des dépenses des consommateurs, et un déclin dans l’épargne, menant à « un boom du logement américain qui devient de plus en plus insoutenable » (Financial Times). Comme les commentateurs bourgeois les plus sérieux et nous l’avons expliqué, ce château de cartes financier pourrait s’effondrer à n’importe quel moment : « Les déséquilibres sont proches du point de chute », a écrit le même Financial Times. Charles Dumas, du Lombard Street Research, a averti que “L’économie dans sa totalité est liée aux gains de capital… Si les prix des maisons cessent d’augmenter, l’économie américaine va avoir des problèmes. » Le taux de change du dollar pourrait s’effondrer à n’importe quel moment, laissant les banques centrales asiatiques face à des pertes de capital immenses sur leurs possessions en dollars. Pour cette raison, elles pourraient être tentées de se « désinvestir » en dollars, au profit d’autres devises qui, à leur tour, pourraient déclencher la chute du dollar.

Le Boom – pour combien de temps ?

Combien de temps le boom peut-il durer ? Cette question n’est pas préoccupante que pour nous ou pour le mouvement ouvrier, elle l’est aussi pour les devins du capitalisme eux-mêmes. Ce boom n’a duré aussi longtemps que parce que le capitalisme mondial, entraîné par les Etats-Unis, s’est tenu à une politique de dépense, alimentée par les mesures « quasi-keynésiennes » élaborées en faveur des riches, comme les réductions de charge et les baisses des impôts pour les plus riches. De plus a été mis en place un régime de taux d’intérêt historiquement bas – baptisé par dérision « argent gratuit » par certains économistes bourgeois – et donc de déficits massifs et insoutenables. Un crash est certain, bien que les réponses à « comment », « quand » et « de quelle ampleur » demeurent incertaines. Toutefois,la fragilité sous-jacente de l’économie mondiale est telle que l’économie capitaliste mondiale pourrait connaître des dérapages dans les mois qui viennent.

L’élastique pourrait cependant être étiré encore un peu avant d’atteindre le point de rupture, ce qui pourrait encore soutenir le cycle économique actuel pendant une année ou deux de plus. Mais, comme l’a prédit l’Institut d’Economie Internationale basé à Washington, les balances vont continuer à se déséquilibrer jusqu’à ce que les marchés deviennent nerveux, les rendements des titres vont commencer à monter et, à ce moment, les gouvernements vont commencer à devenir très nerveux. “Des ajustements plus grands sont plus douloureux. Les gens préfèrent l’ignorer et agir sur base d’une économie de vœux pieux » (Financial Times). Par conséquent, la phase actuelle pourrait s’arrêter brusquement, plongeant une Europe déjà stagnante dans un tourbillon économique et politique encore plus grand, aggravant une crise déjà sérieuse pour le régime Bush, et même bloquant la croissance apparemment inarrêtable de la Chine.

A moyen et long terme, les perspectives économiques pour la Chine, et leurs effets sur le capitalisme mondial, sont centrales. Elles ont déjà eu un effet notable en soutenant le boom actuel au-delà de ses limites, en conjonction avec la « super liquidité » dans l’économie mondiale. Peut-elle fournir une plate-forme plus stable, pour une nouvelle phase de croissance encore plus longue pour le capitalisme mondial ? Les économistes bourgeois l’espèrent avec ferveur. Ils proclament que l’effondrement des « économies panifiées » – le terme par lequel ils désignent le stalinisme, en Europe de l’Est et dans l’ex-URSS – et l’avancée de la Chine vers le capitalisme, ont doublé la force de travail au niveau mondial tandis que le même stock de capital demeure.

Ils espèrent que l’afflux apparemment infini de travail bon marché pourra aider à une « renaissance » de leur système. Un tel espoir est problématique, pour ne pas en dire plus. Tandis que les investissements en Chine et en Europe de l’Est ont pu – et continueront à pouvoir – donner un coup de souffle au capitalisme, ils ont principalement accru « l’offre », c’est-à-dire les forces productives. Mais cela se produit dans un contexte de surcapacité grandissante, en particulier dans les industries manufacturières, l’automobile,… De plus, la demande du marché, surtout en Chine, en Europe de l’Est et en Russie, hors des quelques centres urbains, est limitée à cause du faible niveau de vie et de l’appauvrissement des masses.

Mais si, contre toute attente, le capitalisme était capable d’exploiter ainsi la Chine et l’Europe de l’Est, allongeant ainsi son cycle de vie, ce ne serait pas encore la fin de l’histoire. Premièrement, il y a les coûts environnementaux dans cette période de réchauffement terrestre : la hausse des émissions de carbone, la fonte des calottes glaciaires,… Sur la base du capitalisme, la planète ne peut pas absorber les taux de croissance actuels, même en ne tenant pas compte de la Chine et de l’Inde. La Chine peut être le théâtre de spectaculaires feux d’artifice économiques mais elle est aussi, avec les Etats-Unis, un des plus gros pollueurs au monde. La planète, avec ou sans la Chine, ne peut pas supporter un capitalisme résurgent qui entraînerait le monde encore plus loin dans des abysses de la dégradation environnementale irréversible. Qui plus est, le néo-libéralisme, sans lequel il n’y aurait pas de mondialisation capitaliste ( dérégulation, ouvertures des frontières pour le capital… ) en tant que telle, est une politique que le capitalisme mondial n’a pas d’autre choix, à ce stade, que de mettre en oeuvre partout à travers le globe.

Ceci a provoqué et va, dans le futur, inévitablement continuer à provoquer une résistance furieuse, incluant des explosions révolutionnaires, de la part de la classe ouvrière et des masses pauvres. Même durant la période pendant laquelle le capitalisme était « relativement progressiste », au 19e siècle et au début du 20e siècle, la tendance, comme Marx l’a toujours fait remarquer, était de diminuer la part de la classe ouvrière afin de stimuler la profitabilité des grosses entreprises. Cela a provoqué les émeutes des travailleurs peu qualifiés et à bas salaires en Grande-Bretagne à la fin du 19e siècle, contribué à la révolution russe de 1905 et à la montée du mouvement des travailleurs en Amérique et en Europe.

Toutefois, au contraire de la phase du capitalisme d’avant 1914, cette résistance a aujourd’hui été rendue muette ou affaiblie par l’absence du facteur subjectif, un parti de masse de la classe ouvrière capable d’agir comme un pôle d’attraction. La classe dirigeante a été renforcée dans sa capacité à affaiblir la résistance des travailleurs par l’offensive idéologique qu’elle a conduite et par l’application du néo-libéralisme. Néanmoins, une opposition de masse a retenu la main, bien que temporairement, de certaines des classes dirigeantes européennes.

La Chine

Les problèmes auxquels est confronté le capitalisme mondial sont, à l’heure actuelle, de taille monumentale, ils s’accumulent et ils sont, sur le long terme, ingérables. Les implications de la montée de la Chine, et son impact sur le capitalisme mondial, sont des problèmes importants, pour l’Europe aussi bien que pour le reste du monde. Toutes les conséquences que cette montée implique ne se sont pas encore manifestées pleinement. La Chine est maintenant le centre manufacturier du monde ; chaque semaine, nous entendons le « bruit de succion » des emplois qui disparaissent des pays industriels avancés en direction de la Chine et de l’Europe de l’Est. Ce processus paraît implacable et impossible à stopper. La Chine et, dans une moindre mesure, l’Inde (dans ce dernier cas, principalement à travers l’expansion des technologies d’information) se sont développées en tant que région de fabrication industrielle à base de main d’oeuvre peu qualifiée et bon marché. La Chine assemble des importations d’Asie, puis les réexporte.

Cependant, la Chine se concentre désormais sur une production innovative, à haute technologie. Tandis qu’une grande proportion des IDE en Chine provient des Etats-Unis, le capitalisme asiatique a, lui aussi, relocalisé une part non négligeable de ses industries vers la Chine. Taïwan, par exemple, a transféré pratiquement la totalité de sa base manufacturière vers le continent. Le Japon a fait de même. Ceci a mené à une situation soulignée par un rapport récent de l’Union Européenne qui avertissait que « La Chine émerge en tant que plate-forme manufacturière la plus compétitive jamais connue ». Selon ce rapport, presque 20% des exportations chinoises sont déjà classifiées comme étant « à haute technologie » et, comme le souligne ce rapport, « Avec deux millions de diplômés chaque année, nous avons toutes les raisons de croire que ce pourcentage va s’accroître ». La part du PNB chinois alloué à la recherche et au développement grimpe de 10% chaque année, alors qu’il ne monte que de 0,02% chaque année en Europe ! (même si évidemment, l’UE part, à ce stade, d’un niveau plus élevé).

Jusqu’à récemment, les économistes bourgeois pouvaient se rassurer avec l’idée que, bien que la production industrielle se déplace vers la Chine, les établissements de recherche et de développement, et donc le monopole de la technique et de la technologie, resteraient toujours concentrés dans le pays d’origine. Ainsi, Dyson, le fabriquant d’aspirateurs britannique, a délocalisé ses établissements de production en Asie, tout en maintenant ses R&D en Angleterre. Mais la montée de la base technologique chinoise, en partie facilitée par l’emprunt ou le « vol » direct aux autres pays, pourrait bien ne plus permettre le maintien de cette zone de confort.

Ce processus aboutit même à une tendance à « l’élagage » dans l’industrie manufacturière en Amérique. On peut illustrer cela par la récente crise de General Motors, un des plus gros fleurons de l’industrie américaine, qui a annoncé 30 000 licenciements. Ford fait face à des problèmes similaires, qui sont symptomatiques du déclin de l’industrie américaine. Comme nous l’avons expliqué, l’économie américaine est relativement affaiblie par l’émergence de l’impérialisme chinois.

Alors que les Etats-Unis demeurent toujours la plus puissante des puissances impérialistes, c’est une puissance qui connaît un déclin relatif. Si cette tendance à un rééquilibrage vers la Chine au détriment des USA et des puissances impérialistes européennes devait se poursuivre (et beaucoup de facteurs peuvent encore retarder ou contrarier le processus), cela créerait des convulsions sociales et politiques au sein des vieilles puissances impérialistes. Cela renforcerait aussi énormément le prolétariat chinois, en termes de nombre et de poids social. Sa conscience politique en ce moment est toutefois à un bas niveau.

Les implications de cette relocalisation massive de l’industrie et des emplois, vers la Chine et ailleurs, soulèvent plusieurs problèmes importants en relation avec la théorie marxiste. Marx, et avant lui Adam Smith, faisaient une distinction entre les travails « productif » et « non-productif ». Le travail productif créait une nouvelle valeur (en langage moderne, de la « valeur ajoutée ») tandis que le travail non-productif, bien que souvent vital pour les rouages du capitalisme, ne crée pas de nouvelle richesse, mais est rémunéré par un prélèvement sur les profits, les salaires, les revenus,… qui, au final, proviennent de la valeur créée par le travail productif.

Marx faisait remarquer que le surplus de richesse créée par le travail de la classe ouvrière est réparti entre rente, profit, et intérêt. Ce n’est pas seulement dans la transformation des matières premières que la nouvelle richesse est créée dans le processus de production. Mais l’industrie productive (les entreprises manufacturières et leurs satellites) sont la plus importante source de richesse. Par conséquent, perdre une base manufacturière, et toutes les entreprises et industries connectées avec elle, signifie, dans le meilleur des cas, rentrer dans un état de dépendance vis-à-vis de pays industriels plus puissants.

Certains pays peuvent se tailler une place en tant que pays capitaliste « rentier », spécialisé dans les « services » telles que les banques, le tourisme,… Leur situation peut être améliorée, comme c’est le cas, par exemple, pour le Royaume-Uni, par un revenu provenant des gros investissements à l’étranger, incluant la super-exploitation des masses dans le monde néo-colonial. En même temps, ce pays peut devenir un gros receveur d’IDE, comme cela a été aussi le cas en Grande-Bretagne jusque à présent.

Mais ceci ne concerne que le court terme, et ne sera pas forcément vrai dans l’avenir. Toutefois, pour certaines économies, et même pour des continents entiers, cette situation montre le danger d’avoir une base industrielle qui se rétrécit et donc de devoir se reposer sur des « services ». Ceci, selon la formule de l’ancien Premier Ministre britannique Harold Macmillan, revient à « faire la lessive des autres ». Sur le long terme, la perte d’une force économique réelle se fera sentir dans d’autres domaines.

La force industrielle se reflète au final en un « pouvoir doux » diplomatique et, à un certain stade, en puissance militaire, qui donne le potentiel pour un « pouvoir dur ». La perspective d’une Chine accumulant cette puissance économique et militaire excite à présent l’opposition de la classe dirigeante américaine. Le gonflement du surplus commercial de la Chine dans son commerce bilatéral avec les Etats-Unis a provoqué des conflits au niveau des textiles, des chaussures,… Cette situation va vraisemblablement générer dans l’avenir un « retour de bâton » protectionniste incontrôlable. Cette perspective est également liée aux grognements des Etats-Unis face au renforcement constant de la puissance militaire chinoise, lié à la recherche avide par la Chine de ressources naturelles de plus en plus importantes pour alimenter sa croissance économique. Et cette expansion l’amène directement nez à nez avec la classe dirigeante américaine, elle aussi impliquée dans ce « Grand Jeu », en particulier pour le contrôle du pétrole.

En Asie, on assiste clairement à l’émergence d’un bloc, emmené par la Chine, en opposition à l’impérialisme japonais allié aux USA. Ce conflit a déjà conduit à un renforcement du nationalisme nippon. Les effets de ces rivalités inter-impérialistes ont aussi amené la Chine à une collaboration croissante avec la Russie de Poutine et ceci, ironiquement, à un degré encore supérieur à celui qui existait entre les deux anciens régimes staliniens.

Si on ajoute à cela le blocage des négociations mondiales dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et de Doha – incluant des conflits à l’intérieur du bloc européen sur l’agriculture, l’élargissement et d’autres problèmes – on ne doit pas chercher bien loin pour imaginer un avenir fait de rivalités accrues et de conflits qui pourraient être dramatiquement aggravés par une récession économique mondiale, ou même par un simple blocage de la croissance.

Bien qu’en termes absolus, le commerce mondial se soit accru, l’économie mondiale, dans sa phase de reprise depuis 2001, a fait l’expérience d’une « croissance en récession », c’est-à-dire d’un petit développement des forces productives tout en restant incapable de résoudre le chômage endémique, en particulier en Europe, où les chiffres officiels du chômage dépassent les 20 millions.

Lors de la dernière période, la classe dirigeante aux Etats-Unis et dans d’autres pays a opéré une politique de « keynésianisme pour les riches », en accordant des réductions de taxes pour les plus fortunés. Bush a réduit les impôts de 700 millions de dollars pour les plus riches des Américains. Mais ces coupes dans le budget n’ont pratiquement eu aucun effet en terme de hausse des dépenses de consommation.

Après la catastrophe du cyclone Katrina, Bush a été forcé d’annoncer un programme de reconstruction. Au même moment, il a proclamé qu’il allait réduire le déficit fédéral de 50% d’ici au jour où il quitterait la Maison Blanche. Ces coupes vont être concentrées dans les budgets des soins de santé, des pensions, du logement et autres programmes fédéraux. En d’autres mots : les pauvres feront les frais de ces coupes. Le grignotage des réserves du capitalisme poussera, dans le cas d’une grave récession, la classe dirigeante à se tourner à nouveau vers la « presse à billets » et à prendre le risque de laisser libre cours aux pressions inflationnistes. Mais, comme dans les années 70, elle pourrait être menacée de stagflation si elle recoure à ces mesures.

Tant que la « croissance en récession » actuelle se poursuit, les capitalistes peuvent faire face ensemble, tout en se faisant de temps à autre des coups bas, mais sans tomber dans une complète fragmentation au travers d’une véritable guerre commerciale. Mais une récession, ou même une période de moindre croissance, entraînera des conflits, qui, à leur tour, pourront aggraver énormément les problèmes de l’économie mondiale. Le facteur fondamental – bien sûr ni immédiatement ni directement, mais en dernière instance – est le développement des forces productives en tant que principale force motrice dans la formation de la conscience de classe, et particulièrement celle de la classe ouvrière, et l’effet de ce processus sur les événements politiques.

La crise de confiance de la classe capitaliste

Ce qui est frappant dans la situation mondiale actuelle est que la bourgeoisie est confrontée à une crise de confiance sans précédent, et cela dans le monde entier. Celle-ci est particulièrement prononcée en Europe et en Amérique. La catastrophe en Irak, combinée aux développements sociaux et économiques, a été un facteur majeur, contribuant à ce processus aux Etats-Unis, en Angleterre et en Australie. La défaite subie sur la Constitution de l’Union Européenne en France et aux Pays-Bas a eu un effet similaire et a démoralisé les classes dirigeantes de ces pays, ainsi que dans d’autres pays européens. Cette perte de confiance se produit avant même que se développent de sérieux problèmes économiques pour les classes dirigeantes sous la forme d’une récession ou d’une crise.

Elle se manifeste de manière éclatante au sein de la plus grande des puissances impérialistes, les Etats-Unis eux-mêmes. La clique néo-conservatrice qui dirige à travers la présidence de George Bush s’est révélée un désastre sans appel pour le capitalisme américain. Son règne montre quelques parallèles, mais à une échelle beaucoup plus grande encore, avec celui de Thatcher en Grande-Bretagne, 20 ans plus tôt. L’ »héritage » laissé par celle-ci a été une société divisée et de plus en plus appauvrie, cachée sous le vernis du « progrès » économique. C’est ce qui a condamné depuis lors ses successeurs conservateurs à l’ignominie et à la défaite, élection après élection. La présidence de Bush menace de faire de même pour le parti républicain, non seulement à cause de la guerre désastreuse et impossible à gagner en Irak, mais aussi à cause de la gestion économique qu’elle a appliquée aux Etats-Unis.

La présidence de Bush est maintenant en « chute libre ». Elle n’est pas seulement embourbée dans la débâcle irakienne, mais elle a été sérieusement mise à mal par les répercussions de Katrina dans la société et les classes sociales. Elle doit maintenant faire face à des scandales de corruption, qui menacent de remonter jusqu’à Cheney et qui ont déjà mouillé plusieurs républicains d’importance, comme le Congressiste Robert Ney, connu sous le nom de « Maire du Capitole », et Tom DeLay, surnommé « Le Marteau » à cause de sa manière de faire respecter la discipline dans le Parti Républicain au sein du Congrès.

Toute une section de la classe dirigeante américaine est maintenant en train de « rogner les ailes » au régime Bush. La corruption est endémique dans le monde capitaliste et parmi les classes dirigeantes à échelle internationale. Elle reflète partiellement un changement dans la composition de cette couche dirigeante, qui, internationalement, est devenue de plus en plus parasitaire, et est aussi la conséquence de l’absence de partis de masse des travailleurs, qui avaient pu contenir certains des « excès » du capitalisme dans le passé.

Tandis que le premier mandat de l’administration Bush a été marqué par les tentatives des néo-conservateurs pour affirmer la puissance de l’impérialisme américain, le second a été une claire démonstration des limites de cette puissance, comme nous l’avions prédit dans les documents de notre dernier Congrès Mondial. Ceci n’est pas seulement évident dans la guerre en Irak, mais a été illustré récemment en Argentine, lors du Sommet des Amériques, au cours duquel les tentatives de Bush pour relancer l’Accord de Libre-Echange des Amériques (ALEA) ont été rejetées par les « Cinq Dragons », à savoir l’Argentine, le Venezuela, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay.

Francis Fukuyama fut le prophète de la « Fin de l’Histoire » après la chute du Mur de Berlin, une formule par laquelle il affirmait que la démocratie libérale bourgeoise était le stade ultime du progrès historique de l’humanité. Il n’y a rien de nouveau là-dedans. L’erreur de base des économistes classiques – Adam Smith et David Ricardo – était déjà de considérer le capitalisme comme le mode d’existence normal de l’humanité. Mais ces grands économistes classiques pouvaient avoir une certaine excuse : ils vivaient avant que le capitalisme « ait atteint sa plaine maturité, avant que le capitalisme ne soit devenu vieux » ( Trotsky ).

Fukuyama a avancé des arguments similaires dans une période de crise et de déclin de ce système. Les Etats-Unis eux-mêmes devaient être l’étoile la plus radieuse dans ce firmament. Cependant, lui-même dit maintenant qu’ »au niveau des élites, les dirigeants peuvent chercher à retrouver de bonnes relations avec Washington en faisant fi de leurs propres intérêts, mais, au niveau des masses, il y a eu un glissement sismique dans la manière dont la plus grande partie du monde perçoit les Etats-Unis, dont l’image n’est plus la Statue de la Liberté, mais le prisonnier encapuchonné d’Abu Ghraib. »

La guerre en Irak, comme celle du Vietnam, a provoqué des convulsions dans la société américaine, même si le nombre de morts en Irak n’est encore que d’un trentième de ce qu’il fut pour le Vietnam. Cependant, le problème de l’Irak se croise, comme c’était aussi le cas pour le Vietnam, avec de sérieux problèmes économiques. C’est ce qui fait se plaindre les commentateurs bourgeois sur le fait que « personne n’a la volonté ou la moindre idée » de ce qu’il faudrait faire pour éviter la désagrégation économique. George Bush, véritable « vilain petit canard », pris dans une tourmente politique, est incapable de prévenir la catastrophe imminente. Plus grave encore, disent certains, est le fait que les Etats-Unis sont tellement dépourvus de stratèges que, dans l’éventualité d’une crise économique sérieuse, ils n’ont personne de la « stature de Franklin D. Roosevelt » qui pourrait se porter en avant pour « conduire le pays dans une nouvelle direction « .

Roosevelt, à travers sa politique du New Deal, aurait « sauvé » le capitalisme américain à son époque. Mais son programme n’était largement constitué, comme le fit remarquer Trotsky, que de « réformes sociales » bien présentées mais limitées, qui ne purent résoudre la crise économique sous-jacente qui s’étala en Amérique tout au long des années ‘30. Seule l’approche de la Seconde Guerre Mondiale et le développement de la production de guerre commencèrent à tirer les Etats-Unis hors de la plus grande crise économique de leur histoire. Cette voie, une nouvelle « Troisième Guerre Mondiale », n’existe pas pour le capitalisme.

Roosevelt joua effectivement un rôle crucial à l’aide de méthodes quasi-keynésiennes qui semblèrent engager les Etats-Unis dans une direction nouvelle ; politiquement, ses mesures minimales de création d’emploi pacifièrent en effet une portion de la classe ouvrière américaine et encouragèrent la croyance en un « avenir plus radieux ».

Aujourd’hui, cependant, commente un journaliste américain dans le Financial Times, « Si une crise de l’ampleur de celle de 1929-32 devait frapper les USA maintenant [il est intéressant de noter que ceci puisse être avancé comme une perspective crédible, I.S.], le pays dans son ensemble ne trouverait pas un Roosevelt avec un programme de New Deal pour affronter un Herbert Hoover des Républicains. Ils auraient un Hoover timide et inefficace pour les Démocrates qui devrait se dresser contre un Républicain comme Calvin Coolidge, un défenseur borné des pires aspects du système existant. Si tel avait été le choix en 1932, les fondations mêmes de l’Etat américain auraient été en grand danger. » [5 Octobre 2005]

Les Etats-Unis sont confrontés à une énorme crise de direction et à une crise économique non moins sérieuse, aussi bien qu’à une émergence des sentiments de classe, qui s’additionnent pour annoncer un avenir de convulsions politiques pour les Etats-Unis et, par conséquent, pour le monde entier.

La défaite de Schwarzenegger, au cours des référendums en Californie, n’est que le sommet de l’iceberg des mouvements de classe qui sont en train de se préparer en Amérique. La division qui s’est opérée au sein de l’AFL-CIO (American Federation of Labor / Congress of Industrial Organizations) – bien que la manière dont elle va se développer ne soit pas encore claire – est un reflet du mécontentement qui existe vis-à-vis de la bureaucratie conservatrice au sein des syndicats américains. La perspective existe d’une conjonction entre le mouvement anti-guerre grandissant et des mouvements de classe qui prennent eux aussi de l’ampleur sur des questions économiques. Les attaques en préparation contre les travailleurs peuvent déjà se voir dans les usines Delphi où sont fabriquées des pièces de voitures et qui viennent de remplir un dossier « Chapitre 11 faillite ». La direction de cette entreprise qui emploie 56.000 travailleurs aux Etats-Unis et 129.000 à l’extérieur exige de ramener les salaires aux USA de 27 $ à 9,5$ par heure, ainsi que des coupes dans l’assurance santé !

De telles attaques vont mener à de puissantes luttes de la classe ouvrière américaine dans la période à venir. L’émergence d’un mouvement de classe grandissant aux Etats-Unis sera un des développements les plus significatifs dans la prochaine période et elle aura d’importantes répercussions internationales.

Le sentiment anti-guerre et la catastrophe irakienne ont conduit une partie des Démocrates à redécouvrir leur « conscience » et à commencer récemment à s’opposer à la guerre. Le Congressiste Démocrate de Pennsylvanie, John Murtha, qui a servi dans les Marines pendant 37 ans, appelle maintenant à un retrait immédiat des troupes américaines d’Irak. Vu les liens étroits qu’il possède avec l’armée, il parle probablement au nom de toute une aile du corps des Marines américains. Mais, au même moment, Hillary Clinton, une candidate très en vue pour la prochaine élection présidentielle, continue à soutenir la guerre, que son mari a pourtant décrite comme une « énorme erreur ».

La profondeur de la crise aux Etats-Unis a trouvé un reflet dans l’ampleur sans précédent des critiques publiques envers la Maison Blanche faites par deux anciens Présidents Démocrates, Bill Clinton et Jimmy Carter, ainsi que par certaines sections de la direction du Parti Républicain, comme Brent Scowcroft. Les antagonismes sociaux croissants dans la société américaine sont en train de saper l’image des deux partis, Républicains comme Démocrates, dans l’esprit des masses, préparant le terrain pour la constitution d’un nouveau parti de masse.

La politique américaine au Moyen-Orient

L’aggravation de la crise en Irak et la croissance du mouvement anti-guerre aux Etats-Unis ont soulevé la question du retrait des troupes américaines. Le gouvernement irakien évoque maintenant la possibilité d’un retrait dans un délai de douze mois. Un retrait complet ne serait pas possible à cause de l’approfondissement de la crise en Iraq. Toutefois, une « réduction » à une force d’à peu près 100.000 personnes, concentrée autour de bases-clés et de zones stratégiques, est une possibilité. En l’absence d’un mouvement des travailleurs unifié et non-sectaire, un retrait complet aurait pour conséquence un conflit sectaire et ethnique encore plus grand. Sur la base du capitalisme, il n’y a pas de perspectives pour l’établissement d’une démocratie bourgeoise stable. Le développement d’un conflit ethnique et sectaire pourrait aboutir à la scission de l’Irak en trois « Etats », ce qui donnerait comme perspective le remplacement de Saddam et de son régime brutal par trois régimes répressifs et réactionnaires, dirigés par trois « mini-Saddam ». Les forces impérialistes font face à un problème insoluble de leur point de vue. Le prix en est payé par le peuple irakien et par les autres peuples de toute cette région.

La crise en Iraq montre clairement les limites existantes à la capacité de l’impérialisme américain à intervenir directement ailleurs. L’impérialisme américain veut apparemment toujours un changement de régime en Syrie et en Iran, mais il est incapable d’entreprendre une autre aventure militaire. Même le bombardement de l’Iran, bien qu’il reste envisageable, n’est guère probable. La politique de Bush a amené le régime théocratique et réactionnaire d’Ahamdinejad à adopter une ligne de conduite encore plus dure. Cependant, la nature répressive de ce régime provoque une opposition étendue en Iran et il a déjà été trop loin. Il en va de même en Syrie où les Etats-Unis espèrent une nouvelle « révolution orange » qui fera tomber ces régimes et installera des gouvernements plus pro-US.

Au même moment, les événements en Israël et en Palestine ont ouvert une nouvelle phase de crise. L’élection de Peretz à la tête du Parti Travailliste témoigne, d’une manière déformée, des divisions massives de classes qui s’ouvrent au sein de la société israélienne. Ce développement très significatif a été en partie détourné par Sharon, qui a rompu avec le Likoud et créé un nouveau parti. Derrière tout ceci gît le cadavre des accords d’Oslo, la fin de la seconde Intifada, et l’acceptation, par une section entière de la classe dirigeante israélienne (et à présent, par Sharon) de la feuille de route américaine.

Ceci revient à accepter qu’Israël devra retracer ses frontières derrière le « mur de sécurité » nouvellement construit qui sera plus « défendable ». Dans les faits, ceci veut dire laisser tomber certains territoires (mais, évidemment, pas les zones et les colonies cruciales) mais ce ne sera pas un retraçage des frontières à la situation d’avant 1967. La peureuse classe dirigeante palestinienne, à travers l’Autorité Palestinienne, a bien accueilli ces nouveaux développements. Pourtant, malgré le retrait israélien de Gaza, ceux-ci ne représentent pas une victoire pour le peuple palestinien et ne résoudront pas le conflit national dans cette zone-clé.

La crise dans toute la région va être aggravée par le cauchemar irakien en cours et par la situation explosive qui s’ouvre en Iran, en Arabie Saoudite, et dans d’autres pays. Ces processus soulignent le désastre que représentent la politique étrangère américaine et les classes dirigeantes de la région pour les populations du Moyen-Orient. Nous devons observer les conflits de classe latents qui sont en cours de développement dans la région et qui préparent la base pour une nouvelle phase dans laquelle les idées socialistes et révolutionnaires vont se développer, ce que laissent déjà entrevoir les grèves récentes qui ont eu lieu au Qatar, aux Emirats Arabes Unis et au Koweït.

L’Europe

La défaite de la Constitution européenne en France et aux Pays-Bas a eu un effet dévastateur sur les classes dirigeantes européennes. Elle les a démoralisées et a sapé leur confiance politique. Le processus d’intégration européenne a été interrompu. Au même moment, des tensions accrues et des conflits ont fait surface entre les différents Etats européens, comme la confrontation entre la Grande-Bretagne et la France au sujet de la Politique Agricole Commune (PAC) et entre tous les pays de l’UE et le Royaume-Uni au sujet de la « remise » budgétaire accordée à cette dernière.

En général, les économies européennes sont stagnantes et ont subi une légère montée de l’inflation. La peur de l’inflation a tout d’abord conduit à un débat autour de la relève des taux d’intérêt orchestrée par la Banque Centrale Européenne. Cette politique a ensuite été abandonnée, avant que ces taux soient à nouveau augmentés en décembre. Mais cette politique ne peut qu’aggraver la stagnation économique qui règne en Europe.

Les nouveaux pays de l’Union en Europe de l’Est n’ont pas rattrapé les pays occidentaux. La croissance économique qu’ont connue quelques pays ne s’est faite que sur la base d’une main d’oeuvre bon marché. Il y a eu une polarisation sociale massive, qui n’a cessé de s’élargir. Une caractéristique de ces pays est l’absence de stabilité des gouvernements. Les tensions sociales qui se sont fait jour en Pologne indiquent la perspective de remous sociaux.

Le processus d’élargissement européen a eu pour résultat une plus grande instabilité et de plus fortes tensions au sein de l’Union Européenne. La crise en cours en Europe se reflète particulièrement à l’heure présente en Allemagne, en France, en Italie et au Portugal. Les développements en cours dans ces pays ainsi que le mouvement de grève actuel en Belgique sont des prémisses de la manière dont vont se dérouler les événements dans la prochaine période à travers l’Europe.

Les élections en Allemagne, avec la défaite de Schröder (bien que ce ne soit pas encore la défaite de son plan néo-libéral), représentent un recul pour le programme de la classe dirigeante. L’émergence du WASG a été un facteur crucial dans ce processus. Le gouvernement de coalition CDU – SPD issu de ces élections est un gouvernement faible, qui va être paralysé par des scissions et des indécisions. Plus encore, il va fournir des opportunités pour le développement d’une force plus puissante à partir du processus de formation d’une nouvelle force de gauche à partir du WASG, du Parti de Gauche / PDS et d’autres forces et militants. Ceci pourrait être accompagné par des actions dans les entreprises en opposition aux délocalisations d’usines, aux baisses de salaires et à l’intensification des mesures anti-travailleurs prises par le gouvernement de Grande Coalition.

Certains commentateurs bourgeois reconnaissent à demi-mots que l’offensive néo-libérale en Allemagne ne peut pas être poursuivie, en ce moment, de la manière dont ils l’espéraient au départ. Avant les élections, la bourgeoisie espérait qu’une coalition menée par la CDU irait plus loin que Schröder, qui rencontrait une opposition à ses plans néo-libéraux à l’intérieur même de son parti et des syndicats. Ils s’attendaient à une nette victoire pour un gouvernement dirigé par la CDU, qui pourrait affronter la classe ouvrière allemande. Les résultats électoraux ont infligé une défaite à ces perspectives.

La faiblesse du gouvernement et le potentiel pour l’éclatement d’une crise rapide se sont même reflétés dans le vote pour élire Merkel en tant que Chancelière. 51 parlementaires de la coalition au pouvoir ont voté contre elle ! Même à l’intérieur de son propre parti, elle a dû faire face à une opposition, des dirigeants de premier plan de Landers refusant de devenir ministres dans son gouvernement.

Pendant la campagne électorale, Merkel avait promis de diminuer les taxes sur le revenu et d’augmenter la TVA. Une des premières mesures qu’elle a annoncée une fois en place a été la hausse du taux de la TVA de 3 points, afin de réduire le déficit budgétaire qui s’élève à 35 milliards d’euros. L’impérialisme allemand a payé au prix fort politiquement et économiquement la « victoire de l’unification ». L’Allemagne de l’Est a englouti 1.300 milliards d’euros en subsides depuis 1991, simplement pour voir son taux de chômage demeurer à 18,4%. La politique d’augmentation des taxes ne va pas aider à stimuler la croissance en Allemagne où les dépenses de consommation sont faibles. Elle va par contre renforcer les tendances à la récession.

Le gouvernement Schröder a été capable, grâce aux dirigeants syndicaux, d’empêcher un mouvement général de lutte contre son Agenda 2010. Mais il sera beaucoup plus dur pour ce gouvernement faible, issu d’une coalition entre perdants (tous les partis sauf le WASG-PDS ont perdu des voix aux dernières élections), de tenir la classe ouvrière en échec. Déjà, les fonctionnaires ont exprimé leur colère vis-à-vis des attaques annoncées et quelques grèves locales à caractère défensif ont éclaté. Cela montre que l’arrivée au pouvoir de cette coalition va ouvrir une nouvelle phase de crise en Allemagne, qui pourrait voir un mouvement plus général contre les mesures néo-libérales du gouvernement.

Les attaques néo-libérales contre la classe ouvrière ont aussi provoqué des crises sociales en France, en Espagne, en Italie, en Belgique et au Portugal. En fait, c’est une révolte continentale qui couve. Le premier instinct de la bourgeoisie quand elle est confrontée à des crises sociales est de plier sous le vent. Certains de ses stratèges ont argumenté qu’en Allemagne, le genre d’attaque frontale lancée par Schröder et promise par Merkel pourrait mettre le feu aux poudres et ils ont, par conséquent, préconisé la prudence : mieux vaut attaquer « par en-bas », secteur par secteur, ou même entreprise par entreprise, plutôt que par une offensive nationale et générale. C’est pourquoi on assiste aujourd’hui à une tentative concertée de rompre avec le système de négociations nationales entre employeurs et syndicats.

En France, de Villepin a réagi à la grève générale en octobre en déclarant qu’il « était à l’écoute ». Cela ne veut pas du tout dire que la bourgeoisie va abandonner sa politique néo-libérale, mais bien qu’une résistance de masse peut la forcer à une retraite temporaire, comme ce fut en partie le cas à l’occasion de la lutte pour les pensions au Royaume-Uni et ailleurs. De plus, si l’économie mondiale devait imploser, les conséquences économiques pourraient être telles que la bourgeoisie pourrait, temporairement, mettre au placard sa politique néo-libérale pour se tourner vers des mesures accrues d’intervention étatique et actionner davantage la « pompe » à dépenses du gouvernement, même au prix d’une plus grande inflation. En fait, une phase où cette politique deviendra une tendance dominante parmi les classes dirigeantes est inévitable à un certain stade. Mais, comme nous l’avons expliqué plus haut, la marge pour des méthodes keynésiennes classiques est limitée et celles-ci ne pourraient être mises en oeuvre qu’au prix d’une hausse de l’inflation.

L’explosion d’émeutes de masse en France est venue en réponse à la politique néo-libérale de Chirac et de Villepin et aux conditions sociales désespérées qui règnent dans les ghettos qui entourent la plupart des villes françaises. Ces émeutes sont le reflet des intenses contradictions sociales et de classes qui existent tout autant que le racisme vicieux de l’Etat français. Ces troubles sociaux n’étaient pas des mouvements « raciaux et ethniques », comme la droite française a tenté de le faire croire. C’était une explosion de la colère des sections les plus pauvres et les plus délaissées de la société – y compris une couche de blancs pauvres.

C’était un mouvement inorganisé, mené par ceux qui n’ont aucun moyen politique au travers desquels canaliser et exprimer leur colère et leur rage. La responsabilité d’une telle éruption de colère revient au capitalisme français, à la classe dirigeante ainsi qu’aux Partis Socialiste et Communiste qui ont, dans les faits, abandonné la classe ouvrière et la jeunesse. Ces émeutes sont aussi une condamnation de la LCR et de Lutte Ouvrière qui ont failli – la LCR pour des raisons opportunistes, LO pour des raisons sectaires – à la tâche de construire une alternative politique qui aurait pu canaliser la colère et l’amertume ressenties par les jeunes impliqués dans les émeutes.

Le gouvernement français a néanmoins décrit ces émeutes comme racistes et les a utilisés pour accroître les sentiments racistes en France. Il a mis en oeuvre une répression brutale qui comprend la réintroduction de l’Etat d’urgence (pour la première fois pour une période prolongée depuis 1961) et l’utilisation de couvre-feu. Ces mesures ont été appliquées sur une base sélective dans 30 départements et ont impliqué le recours aux CRS (la police anti-émeutes), la présence de la police dans les rues, l’utilisation d’hélicoptères et de couvre-feux. Plus de 3.000 personnes ont été arrêtées, y compris des parents de jeunes impliqués dans les émeutes.

L’utilisation de telles mesures montre les caractéristiques semi-bonapartistes de l’appareil d’Etat français. Mais, au même moment, des méthodes de plus en plus répressives et anti-démocratiques ont été adoptées aussi en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, en Australie et dans d’autres pays.

Jusqu’ici, l’Angleterre, l’Irlande et la Suède avaient appliqué, dans les faits, une politique de « porte ouverte » vis-à-vis de l’immigration, dans le but de faire venir des travailleurs d’autres pays et de les utiliser comme main d’oeuvre bon marché afin de se servir d’eux pour forcer une baisse des salaires. Les âpres luttes menées par les travailleurs irlandais et corses dans les compagnies de ferries montrent l’importance que cette question va prendre dans la prochaine période.

L’utilisation de travailleurs immigrés pour forcer les salaires et les conditions de travail à la baisse est en train d’être appliquée d’une manière plus généralisée à travers toute l’Europe. Les effets dramatiques de ces changements peuvent signifier que, dans de nombreux pays, les problèmes de l’immigration et du racisme pourront devenir une question centrale, ce qui risque d’augmenter les craintes des travailleurs dans les pays affectés par cette politique et d’être utilisé par l’extrême-droite pour attiser les sentiments racistes.

Dans certains pays, comme en Autriche, l’extrême-droite a subi des défaites électorales. De manière significative, dans les élections récentes en Allemagne, l’émergence du WASG-PDS a empêché l’extrême-droite de progresser. Mais ceci ne veut pas dire que toute menace a été supprimée. Le danger existe toujours que l’extrême-droite réalise des progrès électoraux lors de futures élections, surtout si la situation économique se détériore, en jouant sur les peurs des travailleurs et sur les sentiments racistes, en particulier s’il n’existe aucune alternative de gauche crédible.

Nous devons être préparés à faire face à la question du racisme et, en particulier, à en faire un aspect central de notre travail dans la jeunesse et de l’activité de nos sections dans les pays où ce problème se pose. Il sera nécessaire dans notre travail militant de mettre en avant deux thèmes principaux pour répondre aux idées racistes. D’un côté, une campagne au sein du monde du travail pour gagner les travailleurs immigrés aux syndicats et aux organisations des travailleurs et pour qu’ils reçoivent les mêmes conditions de travail et le même salaire que les travailleurs autochtones. D’un autre côté, une campagne contre le racisme, le nationalisme réactionnaire et les préjugés ethniques.

Au stade actuel, la nature de l’explosion de colère en France a permis au gouvernement d’obtenir un soutien accru pour les méthodes répressives. Toutefois, ce n’est pas Chirac qui en a retiré quoi que ce soit, mais de Villepin et Sarkozy. Bien que les travailleurs et la jeunesse comprennent que la cause des émeutes se situe dans les conditions sociales et le racisme de l’Etat, 68% des Français, selon un sondage du CSA, soutiennent la prolongation de l’état d’urgence. Le même sondage montre que 75% des gens qui ont voté pour LO/LCR sont en faveur de l’état d’urgence.

Cependant, de tels sentiments ne sont qu’une réponse temporaire à la crise et peuvent rapidement changer, surtout en France où le gouvernement tente de faire avancer à grands pas ses mesures néo-libérales. Le Parti Socialiste a penché vers la « gauche » en réponse à la crise actuelle. Cependant il reste un parti bourgeois et n’offre aucune alternative à la classe ouvrière. 69% des gens interrogés pensent que le PS ne peut pas remporter les prochaines élections et un pourcentage identique pense que ce parti aurait mené la même politique que le gouvernement actuel s’il avait été au pouvoir. L’expérience du dernier gouvernement socialiste reste bien ancrée dans la conscience des masses.

Ces développements en Allemagne et en France sont centraux dans la situation qui se développe actuellement en Europe. Au même moment, d’autres pays sont entrés dans une période de crise et de remous sociaux. L’Italie est l’ « homme malade » de l’Europe, à la fois économiquement et politiquement. Le gouvernement Berlusconi est entraîné d’une crise à l’autre et il tente maintenant de se sauver en changeant les règles pour les élections qui doivent avoir lieu en avril prochain, afin d’essayer de rester au pouvoir.

En dépit de ces changements, les sondages d’opinion indiquent qu’il subsiste toujours une forte possibilité que ce soit l’ « Union », l’alliance de centre-gauche actuellement dans l’opposition, qui remporte ces élections. Il n’est pas impossible non plus qu’utilisant le sentiment anti-Berlusconi pour se justifier, certains dirigeants du PRC puissent aller au-delà d’un soutien à l’alliance électorale de centre-gauche et rejoindre un possible gouvernement de centre-gauche. S’ils font un tel pas, nous devrons nous y opposer. Un tel développement ne manquerait pas de provoquer à un certain moment une nouvelle crise au sein du PRC, car un gouvernement de centre-gauche entrera inévitablement en conflit avec la classe ouvrière et la jeunesse.

Le Portugal, qui connaît une situation économique désespérée, est, sans aucun doute, à la veille d’une nouvelle explosion sociale. Si on y ajoute la vague de grèves en Belgique et l’opposition qui se développe contre le gouvernement Blair en Grande-Bretagne, ces événements nous mènent à une situation plus explosive et plus favorable à la construction et au renforcement de nos sections à travers l’Europe.

Conclusions et tâches

En Europe, et à l’échelle internationale, il est clair qu’une nouvelle période favorable, faite de difficultés accrues pour le capitalisme et d’un sentiment croissant de résistance dans la classe ouvrière, a maintenant commencé à s’ouvrir. La prochaine période va inévitablement comporter nombre d’aspects contradictoires prenant la forme de pas en avant faits par les travailleurs en matière de lutte, d’organisation et de conscience politique, qui se combineront avec d’autres complications et des défaites. Toutefois, des opportunités, nouvelles et importantes, vont se présentent et elles permettront à nos sections d’accomplir des pas significatifs, de renforcer notre influence et de gagner davantage de membres dans beaucoup de sections.

Ceci va demander à nos sections d’aiguiser nos interventions et de prendre des initiatives audacieuses. Nous pourrons avoir un impact majeur dans les luttes de classe qui commencent maintenant à se développer si nous intervenons correctement, comme le montre l’intervention formidable que Joe Higgins et les autres camarades en Irlande ont menée dans la lutte des ferries irlandais. Il est surtout important que nous soyons capables d’intervenir pas seulement en expliquant nos méthodes et notre programme général, mais aussi et surtout en avançant des propositions spécifiques correctes quant à la manière d’organiser et de mener à bien les luttes en cours. Quand nous intervenons dans des mouvements, que ce soit dans des entreprises ou ailleurs, nous devons s’assurer que nos tactiques et nos propositions soient pleinement discutées et évaluées dans les sections à tous les niveaux.

La prochaine période va nous donner de bien plus grandes opportunités pour construire nos sections que tout ce que nous avons connu lors de la décennie précédente. Nous devons être prêts à des changements rapides et à des bonds dans la conscience politique et prêts à faire les pas nécessaires pour intervenir quand de tels changements se produisent.

Le CIO n’adopte pas une tactique universelle qui serait valable dans chaque pays, sans prendre en considération les conditions spécifiques qui existent. Mais, dans beaucoup de pays, la question d’un nouveau parti de masse des travailleurs se fait sentir comme une question cruciale. Il est essentiel que nos sections évaluent et réévaluent sans arrêt les tactiques et les tâches que nous devons adopter pour faire face à cette question essentielle.

Le tournant vers le WASG en Allemagne et le P-SOL au Brésil ont déjà produit des gains importants pour ces sections. Les initiatives que nous prenons en Grande-Bretagne et en Belgique pour lancer des campagnes majeures afin de construire des partis des travailleurs montrent les initiatives que nous devons être prêts à prendre quand la situation le permet.

Par dessus tout, il est nécessaire que toutes nos sections accordent une attention spéciale au recrutement et au développement politique de la nouvelle génération de camarades. Les avancées dans notre travail jeunes et dans nos interventions au sein de la classe ouvrière doivent être les priorités principales pour nos sections. Nous devons prendre des mesures spéciales pour intégrer et développer politiquement la nouvelle génération de recrues. Ceci doit être la priorité la plus importante dans le travail et l’activité de toutes nos sections et de tous nos membres dans la prochaine période. La période qui s’annonce nous donnera beaucoup plus d’opportunités favorables pour renforcer nos sections et pour inscrire le CIO sur la carte politique du monde.

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