Film : Le ''Lincoln'' de Steven Spielberg

Le film de Steven Spielberg  »Lincoln » se situe entre d’importants événements et anniversaires. Le 22 septembre passé marquait le 150e anniversaire de l’acte préliminaire de l’acte d’Émancipation (qui a débuté la procédure d’abolition de l’esclavage) tandis que le 6 novembre voyait la ré-élection du premier président noir des États-Unis, Barack Obama, pour un second mandat. Ce premier janvier 2013 fut aussi le 150e anniversaire de la ratification de l’acte d’Émancipation que Lincoln publia en tant que mesure de guerre. L’acte déclarait que  »toute personne détenue en esclavage » dans les états rebelles  »est, et devra désormais être, libre ».

Par Patrick Ayers et Eljeer Hawkins, Socialist Alternative (partisans du CIO aux USA)

La construction de l’image de Lincoln

Ce film est en partie basé sur la biographie best-seller de Doris Kearns,  »Team of rivals : le génie politique de Lincoln » scénarisé par le dramaturge Tony Kushner. Lincoln est mis en scène par Spielberg et par les gagnants des oscars Daniel Day-Lewis et Sally Field. Ils ont déjà raflé toute une série de nomination pour les Golden Globe et risquent certainement d’avoir d’autres nominations aux oscars.

 »Lincoln » se concentre sur les efforts fait pour faire passer le Treizième Amendement (qui interdit l’esclavage) à la fin de la guerre civile. Après avoir été réélu en 1864, Lincoln saisit l’opportunité des derniers jours de séance du Congrès des États-Unis pour faire passer cet amendement. La ratification n’était pas garantie, même si les Républicains avaient une large majorité. Lincoln devait composer avec une opposition à l’intérieur même de son gouvernement, de son parti et de la plupart des démocrates (qui représentaient à l’époque la majorité des propriétaires d’esclaves). Le film tente de mettre sous les projecteurs les aptitudes politiques de Lincoln en tant que dirigeant politique en période de crise. Ce film tente également d’humaniser Lincoln, un homme souffrant de dépression tout au long du film.

Beaucoup de scènes parmi les plus touchantes et les plus puissantes de ce film sont qui incluent sa femme, Mary Todd Lincoln, jouée par Sally Field, et qui parlent de la plaie profonde que fut la perte de leur fils Willie à l’âge de 11 ans. Ce film inclut aussi des passages où Lincoln joue avec son fils cadet Tad et aborde sa relation tendue avec son fils Robert qui voulait s’engager dans l’armée malgré la désapprobation de sa mère. Ce dernier rejoindra finalement l’armée dans les dernières semaines de la guerre.

Les grands dirigeants

Daniel Day-Lewis est absolument hypnotisant dans son rôle. Lewis est entré dans Lincoln, corps, âme et esprit. A travers la sentimentale et grandiose mise en scène de Spielberg, Lincoln semble paraître tel un Dieu. Sans aucun doute, le choix du réalisateur pour faire un film sur le personnage de Lincoln dans le contexte limité de la bataille pour le 13° amendement, sert à amplifier le rôle de Lincoln dans ces événements.

A un moment du film, Lincoln demande à un soldat de la Maison Blanche :  »Devons nous nous adapter à l’époque où nous naissons ? » et le soldat de répondre :  »Je ne sais pas pour moi, vous peut-être » Le problème ici dans le choix du réalisateur c’est que nous n’avons pas toutes les clés en main pour comprendre  »l’époque » à laquelle Lincoln doit  »s’adapter ».

Étant donné que la majorité des débats politiques montrés se déroulent dans les couloirs du pouvoir de Washington, ce film ne montre en aucun cas le rôle des masses dans ce processus historique. Sans les esclaves, petit fermiers, travailleurs et les autres qui furent radicalisés par les événements qui ont conduit au déclenchement de la guerre en 1861, Lincoln n’aurait jamais eu de plate-forme suffisante pour mener sa politique. Pour comprendre l’entièreté des qualités de dirigeant de Lincoln, il est vital de replacer son rôle dans le contexte plus large du processus historique. Cela aurait pu être fait en quelques minutes au début du film. Mais les choix du réalisateur de Lincoln de donner une vision étroite du sujet sans apporter un contexte historique global, permettent de montrer que l’histoire est écrite par de  »grands hommes » sous les ordres d’un pouvoir encore plus grand qu’eux-mêmes.

La deuxième révolution américaine

 »La lutte s’est réveillée car les deux systèmes ne pouvaient plus vivre côte-à-côte pacifiquement en Amérique du Nord. Cela ne pouvait se finir que par la victoire d’un système (l’esclavage) ou d’un autre (le travail libre) » – Karl Marx

La guerre civile s’est terminée par une guerre révolutionnaire contre les propriétaires de plantations qui dominaient la politique américaine depuis des décennies avant la guerre civile. Avec l’abolition de l’esclavage leur était extirpée la base matérielle de leur pouvoir économique et politique. Cette révolution était nécessaire car la première révolution américaine (cf : la guerre d’indépendance contre la Grande-Bretagne) s’était terminée par un compromis entre la classe dirigeante capitaliste du nord et les propriétaires d’esclaves du Sud.

Beaucoup en ce temps là pensaient que l’esclavage était une institution obsolète. Mais, avec l’invention de l’égreneuse à coton et le développement de la révolution industrielle, la demande cotonnière avait conduit à une expansion rapide de l’esclavage et sous une forme bien plus brutale qu’avant l’apparition du capitalisme. Cela renforça les esclavagistes terriens et ils dominèrent la scène politique américaine jusqu’en 1860 avec leur système bipartite : les Démocrates et les Républicains.

A cause des effets désastreux des plantations de coton sur les sols, les planteurs étaient constamment en recherche de nouvelles terres. Cela les a conduit à rapidement entrer en conflit avec les petits fermiers du Nord qui voulaient de nouvelles terres pour de petites exploitations et non de larges plantations d’esclaves. En 1854, les petits fermiers et les grands propriétaires entrèrent en conflit au Kansas pour savoir si le nouvel Etat devait être ou non un état esclavagiste.

Avec le développement rapide du capitalisme industriel au Nord (qui avait son propre agenda politique), les deux systèmes sociaux (l’esclavage et le travail capitaliste) ne pouvaient qu’entrer en conflit. Le refus des propriétaires d’esclaves de reléguer leurs pouvoirs faisait de la révolution une nécessité.

Les industriels étaient dans la position de diriger un mouvement historique contre les propriétaires d’esclaves, mais ils devaient mobiliser les masses pour cela. Le parti Républicain fut lancé en 1854 en dehors de tout mouvement démocratique antiesclavagiste. Composé de petits fermiers et d’industriels, le nouveau parti rassemblait les abolitionnistes et les organisations de travailleurs qui y voyait une opportunité de construire un puissant mouvement pour mettre à bas le « pouvoir esclavagiste » et ouvrir la voie à une transformation radicale de la société. Le programme du parti Républicain était limité dans sa conception de la fin des plantations d’esclaves,mais ce fut suffisant pour mettre à mort le système esclavagiste.

En plus de l’opposition au Nord, les propriétaires du sud vivaient dans la peur constante d’une rébellion d’esclaves. Avec la croissance du système esclavagiste pour atteindre les 4 millions d’esclaves, cette peur devint encore plus grande. Les propriétaires d’esclaves était complètement dépendant de l’idéologie raciste et de l’appareil d’Etat qui s’était considérablement renforcé (y compris au niveau des lois anti-fugitifs et de la répression contre les mouvements abolitionnistes). Les mesures anti-démocratiques contre les abolitionnistes engendrèrent la peur (au Nord) que le  »pouvoir esclavagiste » était une menace pour la liberté démocratique.

En 1859, le raid de John Brown sur l’île d’Harpers Ferry (qui fut une tentative de rébellion anti-esclavagiste) tira la sonnette d’alarme, non seulement parce qu’il agita le drapeau de la révolte d’esclaves mais aussi parce que John Brown (qui s’était battu au Kansas contre les propriétaires d’esclaves) fut acclamé par beaucoup de Républicains radicaux du Nord. Quand Lincoln fut élu président en 1860, les propriétaires d’esclave avaient déjà décidé que le seul espoir pour protéger leurs intérêts était une insurrection armée contre le Nord et de faire sécession.

Voici la vue complète du processus historique qui a conduit à l’élection de Lincoln et à l’enchaînement qui a entraîné la guerre. Sur base de deux systèmes sociaux antagonistes, guerres et conflits étaient inévitables.

A son crédit, Lincoln a rempli un rôle historiquement nécessaire dans la lutte contre les plantations d’esclaves. C’était une nécessité historique pour l’abolition de l’esclavage et la révolution. La détermination de Lincoln à abolir l’esclavage avant la fin de la guerre civile fut essentielle pour la poursuite du développement du capitalisme dans les années qui suivirent. Cela a également conduit à la création d’une puissante classe ouvrière dans les villes, la seule classe de l’histoire capable de construire une société réellement basée sur l’égalité. Pour ces raisons, Karl Marx et ses alliés américains supportèrent Lincoln et l’armée de l’Union (le Nord) durant la guerre. Ils se battaient contre l’idée que l’abolition conduirait à une plus grande compétition entre les travailleurs et soutenaient que la classe ouvrière sortirait renforcée de l’abolition de l’esclavage en faveur du travail  »libre ».  »Les travailleurs blancs ne pourront jamais se libérer eux-mêmes aussi longtemps que que les travailleurs noirs seront exploités. » (Karl Marx)

L’histoire d’un peuple et Hollywood

Lincoln n’était pas un abolitionniste et n’a pas établi l’abolition de l’esclavage. Il était aussi porteur d’une vision raciste. Plus jeune, Lincoln avait soutenu les projets de colonisation, d’enclaves composées d’anciens esclaves, dans les Caraïbes et en Afrique. Il était contradictoire et prudent. Il a déclaré lors de son premier débat contre Stephan Douglas (le 18 septembre 1858) :  »Je vais dire maintenant que je ne suis pas et n’ai jamais été, en aucun cas, partisan d’une égalité sociale et politique entre les races blanches et les noires, que je ne suis pas et n’ai jamais été partisan à ce que les Nègres puissent voter, avoir des responsabilités officielles ou partisan du mariage mixte entre blancs et noirs […] Je suis, comme tant d’autres hommes, en faveur de la position supérieure assignée à la race blanche. »

Mais Lincoln était en faveur du  »travail libre » qui était crucial pour mobiliser les petits fermiers du Nord, marchands et ouvriers, qui se portèrent volontaire en masse pour combattre. Il s’attira aussi les foudres du parti Démocrate (le principal relais politique des esclavagistes) qui menèrent une farouche opposition raciste contre les  »Républicains noirs » comme ils les appelaient.

Lincoln était un orateur talentueux qui savait se connecter avec un public allant du fermier à l’avocat. Nous en avons un aperçu au début du film de Spielberg, quand Lincoln parle avec deux soldats, un noir et un blanc.

Les pensées et les actes de Lincoln découlent de l’intensification des conflits sociaux de l’époque, une pression de par en bas qui fut décisive pour le pousser à adopter de nouvelles réformes. Les esclaves eux-mêmes mirent la pression sur les leaders du Nord au fur et à mesure qu’ils fuyaient vers les lignes nordistes. Appelés  »contrebandes de guerre », les esclaves fuyant étaient perçus comme des grévistes balayant le pouvoir économique du Sud. Les sentiments abolitionnistes ont aussi énormément grandi après le déclenchement de la guerre grâce à l’activisme des abolitionnistes.

L’armée représentait l’une des sections les plus radicalisées des ouvriers et des fermiers du Nord. Cela ne ressemblait en rien à l’armée américaine actuelle qui est construite via une sélection dans les couches pauvres de la société. La guerre civile était une guerre politique et l’armée du Nord était politisée. Bien qu’il y avait une conscription, il y avait également des milliers de volontaires, car ils croyaient sincèrement qu’abattre le  »pouvoir esclavagiste » était crucial pour la lutte pour une meilleure société. Des membres des syndicat, des socialistes et d’autres radicaux jouèrent un rôle important dans la création et la formation de milices qui devinrent à part entière des régiments de l’armée du Nord. Les soldats du Nord votèrent en masse pour Lincoln aux élections de 1864.

Les esclaves en lutte pour leur propre émancipation

Dans une des scènes d’ouverture du film Lincoln, un soldat noir soulève le problème du traitement raciste des soldats noirs. Mais cela est surtout à prendre comme l’expression d’une tension entre les soldats noirs et les leaders blancs. Le film Glory, réalisé en 1989 explore beaucoup plus les tensions entre les dirigeants du Nord se battant pour préserver la force et les intérêts du Nord, voire pour leur carrière, et les soldats noirs se battant pour leur libération sociale. La lutte des esclaves pour leur propre libération fut une force motrice des événements qui poussèrent Lincoln à finalement abolir l’esclavage.

Malheureusement, les personnages noirs dans Lincoln sont utilisés comme figurants sans vrais développement, dialogues ou influence. Il est troublant de voir qu’il n’y a dans ce film aucune mention ou portrait du leader abolitionniste afro-américain Frederick Douglass ou de l’esclave en fuite devenue leader et qui rejoignit les armées du nord, Harriet Tubman. Lincoln dut pourtant suivre les positions de Frederick Douglass dans la dernière année de sa vie sur les questions de l’esclavage, de l’après-guerre-civile et de l’affranchissement des noirs.

Le film donne aussi la fausse impression que le Treizième Amendement (qui abolit l’esclavage) vient de Lincoln lui-même alors qu’il fut le fait de Républicains radicaux et d’abolitionnistes qui l’introduisirent en janvier 1864. Les Républicains radicaux étaient bien loin devant Lincoln en réclamant la fin de l’esclavage avec une égalité complète au-delà des races et un affranchissement politique, social et économique. Dans le film, les Républicains radicaux sont décris comme étant lâches et prêts à tous les compromis, alors que le compromis dont il est question dans le film fut l’un de ceux qui permit la destruction de l’esclavage. Ce type de compromis sont de ceux qui ont permis de faire avancer la lutte des opprimés. Rien à voir donc avec les compromis de Lincoln d’avant 1860 qui ont servi à maintenir l’esclavage!

Le film Lincoln nous permet de ré-examiner le 16° président des États-Unis de façon critique. Cela nous fournit un aperçu des horribles conditions auxquelles les afro-américains et les travailleurs doivent faire face suite à la fin d’un système et de la période de reconstruction radicale qui s’en suivit, et de la montée rapide des États-Unis en tant que puissance capitaliste mondiale et impérialiste. Les luttes sociales massives durant la guerre civile ont amenées avec elles d’importantes problématiques qui sont toujours d’actualité aujourd’hui pour en finir avec l’oppression de classe, raciste, sexiste et homophobe aux États-Unis comme dans le reste du monde capitaliste.

150 ans après l’abolition officielle de l’esclavage par l’Etat américain, les travailleurs restent encore et toujours les véritables agents d’un changement révolutionnaire dans l’histoire du monde. Ce que ce film occulte.

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