Québec : la conscience des masses, en hausse, bientôt appelée aux urnes

Le 22 juin dernier, des dizaines de milliers de personnes ont manifesté à Montréal, et aussi cette fois à Québec, pour s’opposer à la hausse des frais de scolarité et à la fameuse loi spéciale 78, qui limite notamment le droit de grève et introduit des sanctions de plusieurs milliers d’euros aux contrevenants. Depuis le 22 mars, c’est chaque mois que les Montréalais sortent en masse dans les rues au son des casseroles et des slogans, sans compter les manifestations nocturnes quotidiennes. Au fil des semaines, ce sont toutes les politiques du gouvernement de Jean Charest, premier ministre du Parti Libéral du Québec (PLQ), qui ont mobilisé les Québécois.

Rapport du Québec, par Stéphane Delcros

Les manifestations de juin étaient certes moins massives que celles des mois précédents, mais elles ont tout de même pu compter sur une forte mobilisation, malgré le fait que la grande majorité des médias de masse a tout fait pour éviter de parler de ces événements. L’approche de l’été et la fatigue bien logique après quatre mois de grèves intenses ont également joué un rôle dans cette mobilisation moins importante.

Difficile de parler encore de manifestations étudiantes au vu de l’énorme mixité présente : de nombreux jeunes étudiants bien sûr, mais également beaucoup de jeunes travailleurs, de pensionnés et de familles constituent les rangs du mouvement. Quelques fédérations syndicales de travailleurs sont aussi visibles, principalement des fédérations de professeurs et d’enseignants, mais il s’agit pour la plupart d’initiatives individuelles ou de petits groupes qui pallient ainsi au manque de confiance et de volonté des directions syndicales.

La colère accentue la conscience de classe

Depuis quatre mois, l’ascension du mouvement a été parallèlement suivie par une hausse du niveau de conscience chez une large couche de Québécois. Nombreux sont ceux qui ont participé à leurs premières manifestations ; des manifs très actives et motivantes qui dépassent largement les questions des frais de scolarité et de la loi 78. C’est toute la colère contre la politique néolibérale de Charest qui se déverse dans les rues pour accompagner les étudiants attaqués frontalement.

Cette colère existe depuis un bon bout de temps, mais elle peinait à trouver un point de cristallisation. Les dossiers ne manquent pourtant pas pour en vouloir aux libéraux au pouvoir depuis 2003. Les ressources naturelles sont notamment au centre de l’attention. Le  »Plan Nord », une sorte de programme pour  »développer économiquement » les régions nordiques de la province, s’attire les foudres des Québécois car la plus grande part des risques de déficit est censée être portée par la population. L’exploration pétrolière en Gaspésie, au Sud-Est, qui débutera sous peu, est un autre exemple de projets avancés par les élites politiques au profit unique de leurs amis économiques. De fortes mobilisations populaires, avec la création de comités de quartiers, ont également été vues dans des villages contre l’invasion de bulldozers venus préparer l’exploitation de gaz de schiste.

Il y a deux ans, la corruption du gouvernement Charest a éclaté au grand jour sur la scène politique et médiatique. Dernièrement, le gouvernement a dû céder face à la pression populaire en mettant sur pied une commission d’enquête sur la corruption dans le milieu de la construction. Depuis, les enquêtes policières ont révélé le financement illégal des partis politiques via ce secteur. Plusieurs éléments de l’élite elle-même ont notamment dévoilé des liens étroits avec la mafia. L’ancien chef de police de Montréal a même parlé d’un taux de financement occulte des partis traditionnels à hauteur de 70%!

Une série de mesures tentant de restreindre la liberté des Québécois a aussi accentué la colère. Une des dernières en date, un règlement municipal adopté par la Ville de Québec la semaine précédent la manif du 22 juin, interdit notamment de participer à un attroupement public entre 23h et 5h.

Surtout, la très forte répression du mouvement étudiant a poussé les Québécois à se radicaliser contre le système. Environ 3.000 arrestations ont eu lieu depuis le début du mouvement. La police anti-émeute est plusieurs fois très brutalement intervenue contre le mouvement, la plupart du temps sans aucune raison. Les coups de matraque ont à plusieurs reprises fracturé des crânes et des membres ; une manifestante a même perdu un œil après un tir de balle de plastique à bout portant.

Cette répression brutale, cette provocation, a poussé certains jeunes à répondre aussi par la violence. Cette corrélation est tellement claire que beaucoup tirent ce constat : lorsque la police anti-émeute est présente, la volonté de violence surgit parmi une partie des manifestants ; quand elle est absente, la manif reste pacifique. Notons que même l’ONU a critiqué la loi 78 et les répressions policières.

Des élections générales sur fond de polarisation

Charest a en fait ici essayé de jouer avec le feu. Des élections générales doivent avoir lieu avant fin de l’année prochaine. Le premier ministre peut décider à quel moment il convoque ces élections. Se sachant impopulaire, il a misé sur la division de la population pour mieux se positionner. Une polarisation s’en est bien entendu suivi, entre ceux prêts à embrasser le soutien aux étudiants, comprenant que c’est l’ensemble de la classe des travailleurs qui est visée, et ceux qui rejettent cette nécessaire solidarité, ne voulant regarder que leur routine de vie, mise à mal certes, mais supportable tout de même. Pour le moment. La carte du  »respect de l’ordre, contre la violence des jeunes », jouée à fond par le gouvernement PLQ, peut convaincre une partie de cette couche.

La polarisation espérée a bien eu lieu, mais n’a pas pour autant eu l’effet escompté. La colère est tellement forte contre le gouvernement et la répression tellement brutale qu’elles ont poussé une large couche parmi les plus modérés à se radicaliser. Charest a, quelque part, soudé le mouvement et ancré celui-ci parmi la population. Sur cette base, certains syndicats et éléments plus radicalisés parmi la classe ouvrière organisée ont rejoint le mouvement étudiant dans les manifestations. La Loi 78, adoptée en plein mouvement, attaque de facto le droit d’association et la liberté d’expression.

Mais de larges couches de travailleurs continuent à regarder ce mouvement de l’extérieur, comme quelque chose qui ne les concernent pas. L’attitude des directions syndicales n’y est certainement pas pour rien. Le mouvement syndical joue en effet la carte de la paix sociale, tentant de chercher une solution gagnant-gagnant entre les deux parties. Lors d’une négociation, l »une des centrales syndicales a même tenté de proposer une entente à rabais, que les associations étudiantes ont rejeté en bloc.

L’opposition au PLQ

L’opposition a du mal à se positionner face à tous ces sujets brûlants. Le Parti Québécois (PQ), principal parti d’opposition et ancien parti au pouvoir, n’est pas fondamentalement opposé aux mesures de Charest, au service des 1%, et mène donc son travail d’opposition de manière fort opportuniste et maladroite. Officiellement, il appuie la grogne, mais pas les revendications du mouvement. Sa position dominante comme seul alternative établie devrait cependant lui permettre de remporter les prochaines élections.

Malgré toutes ses positions néolibérales et ses trahisons, le PQ est toujours vu comme un parti progressiste par la majorité des Québécois, alors même qu’il ne l’a jamais été. Cela s’explique notamment en raison du fait qu’il bénéficie du soutien passif des centrales syndicales depuis des décennies. De plus en plus de syndicats plus locaux ont cependant quitté le giron du PQ et soutienne maintenant Québec Solidaire (QS), une coalition de forces de gauche créé en 2006.

QS est aujourd’hui crédité d’environ 10% des voix et est devenu le quatrième parti dans les sondages alors qu’il stagnait entre 3 et 4% aux élections depuis sa création. Très engagé dans les luttes sociales, altermondialistes, féministes et écologiques, il est le seul parti présent à chaque manifestation du mouvement étudiant, si l’on excepte les timides incursions de certains dirigeant opportunistes du PQ. QS est capable de capter une partie de la colère actuelle, mais souffre tout de même d’un manque d’attention vers et par le monde du travail, même si une certaine couche de syndicalistes, parmi les plus radicalisés, est prête à lui donner sa confiance.

Le printemps québécois va-t-il passer l’été ?

La hausse du niveau de conscience qui a eu lieu ces derniers mois est un atout qui devrait permettre à la grève étudiante de revenir, et en force, à la fin de l’été. De nombreux étudiants travaillent pendant les mois de vacances, et souvent à temps plein. Gabriel Nadeau-Dubois, porte-parole de la CLASSE (syndicat étudiant le plus représentatif du mouvement de grève, clairement anti-austérité) a mis en avant la nécessité d’avancer des moyens alternatifs durant l’été pour assurer la mobilisation la plus forte dès la rentrée. L’inventivité dont a fait preuve le mouvement ces quatre derniers mois pour se faire connaître et rallier des activistes devrait donc continuer à nous surprendre dans les prochaines semaines. Surtout, l’imposition du retour en classe par le gouvernement à partir de fin août devrait être l’élément qui assure la reprise des mobilisations.

Le mouvement souffre cependant toujours du faible ralliement du monde du travail lui-même. Même si le mouvement ouvrier organisé soutient officiellement les grévistes, la mobilisation réelle à leurs côtés reste faible. Nul doute pourtant qu’une telle alliance, qu’une telle unité mettrait le maximum de chances du côté du mouvement étudiant, qui pourrait alors insuffler une lutte anti-austérité dans le mouvement syndical lui-même. Une grève générale nationale des étudiants et travailleurs permettrait alors d’arriver au plus vite à une victoire.

Avec une orientation claire vers les travailleurs, Québec Solidaire pourrait jouer ce rôle de relais politique pour toutes les luttes de la classe des 99% contre les 1%, et pourrait redonner confiance à ceux qui, par dépit et par peur, préfèrent encore aujourd’hui choisir le camp de la survie individuelle. Un autre type de société pourrait alors être en vue : ce que nous appelons une société socialiste, tournée vers la satisfaction des besoins de tous, la gratuité du système éducatif et de tous les services de base pour la communauté, et le contrôle et la gestion des ressources et des richesses, nationalisées par et pour l’ensemble de la population.

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