La facture mensuelle d’énergie, l’indexation du loyer ou simplement une visite à la pompe : de nos jours, il y a de quoi avoir le cœur qui s’emballe. Pour la grande majorité des gens, l’augmentation du coût de la vie est un problème palpable et urgent. Et la fin n’est pas encore en vue. D’où vient cette inflation ? Qu’est-ce que cela signifie pour l’avenir ? Que pouvons-nous faire ?
Dossier de Koerian (Gand), tiré de l’édition de septembre de Lutte Socialiste
Une tempête parfaite
Le spectre de l’inflation étend son ombre sur le monde entier. En Belgique, selon Eurostat, l’inflation est de 10,4%, soit près de 2% de plus que la moyenne européenne. Quant à la cause de l’inflation, les médias pointent principalement du doigt la guerre en Ukraine. L’invasion de la Russie a surgi de nulle part et a déséquilibré l’économie mondiale, tel est le discours. Mais ce conflit n’est pas tout simplement tombé du ciel. Il est le fruit d’une accumulation de tensions interimpérialistes entre l’UE et la Russie, l’Occident et la Chine. Lorsque les politiciens et les faiseurs d’opinions pointent du doigt la guerre en Ukraine, c’est parce qu’ils veulent faire l’autruche quant aux causes profondes et complexes de l’inflation et de la crise profonde de leur système capitaliste.
Bien sûr, la guerre en Ukraine joue un rôle non négligeable. De nombreuses multinationales profitent des pénuries relatives créées par la guerre pour réaliser des profits monstrueux. L’entreprise énergétique Engie a réalisé un bénéfice de 5,2 milliards d’euros au premier semestre 2022. BASF, prétextant la hausse des prix des matières premières, a réalisé un quart de bénéfice en plus au deuxième trimestre de 2022. Elle s’inspire des géants pharmaceutiques et de leurs profits scandaleux durant la pandémie. Ils empochent, nous en faisons les frais. L’arrêt de l’approvisionnement en céréales en provenance d’Ukraine et de Russie est utilisé par les spéculateurs pour faire grimper les prix des denrées alimentaires, principalement aux dépens de la population du monde néocolonial, mais l’inflation est également galopante ici concernant l’alimentation.
Les tensions entre les puissances mondiales jouent également un rôle dans l’inflation d’une autre manière. La lutte entre les États-Unis et la Chine pour la domination militaire et économique entraîne une démondialisation et une perturbation des chaînes d’approvisionnement. Il y a quelques années encore, les entreprises recherchaient les pays où elles pouvaient produire le moins cher pour y installer leurs usines. Les marchandises sont transportées sur de très longues distances et les stocks sont maintenus au plus bas niveau possible (production en flux tendu) afin de maximiser les profits. Le conflit entre les États-Unis et la Chine, qui s’est exacerbé pendant la pandémie, a fait pression sur ce point. Il a entraîné des problèmes d’approvisionnement qui ont fait grimper le prix des marchandises et encouragé les entreprises à rapprocher leur production de leur domicile.
La crise écologique a aussi un impact sur la hausse des prix. Les étés secs et chauds et les hivers froids deviennent un facteur économique de plus en plus important. Pas seulement dans les secteurs traditionnellement sensibles au climat comme l’agriculture, d’ailleurs. Cet été, le faible niveau d’eau du Rhin a causé de gros problèmes à l’industrie de la région allemande de la Ruhr. Au cours du premier semestre de cette année, les catastrophes climatiques ont causé des dommages d’une valeur de 35 milliards d’euros. La quasi-sécurité d’une escalade de phénomènes météorologiques extrêmes aura un impact croissant sur l’économie.
Les montagnes d’argent sur lesquelles sont assis les capitalistes eux-mêmes jouent également un rôle. Le capitalisme s’est en partie défendu contre la crise économique de 2008 en injectant d’énormes quantités d’argent bon marché dans l’économie, ce que l’on appelle l’assouplissement quantitatif, et en maintenant les taux d’intérêt à un bas niveau. Ils espéraient que les entreprises emprunteraient de l’argent et l’investiraient dans l’économie. En réalité, il était beaucoup plus rentable de le thésauriser dans des actions, des biens immobiliers et des bulles spéculatives (par exemple les cryptomonnaies) qui ne contribuent en rien à l’économie réelle. Seule une petite partie de l’argent bon marché emprunté par les entreprises a été réinjectée dans de vraies entreprises et usines, avec de vrais emplois et une vraie valeur ajoutée. Plus d’argent, sans augmentation de la production, signifie que cet argent perd de sa valeur et provoque donc l’inflation. La suraccumulation du capital entraîne un manque de rentabilité et un manque d’investissements productifs.
Ces causes d’inflation ne viennent donc pas de nulle part. Elles sont inhérentes au système capitaliste. La nouvelle guerre froide est essentiellement une compétition entre les entreprises américaines et chinoises pour l’accès économique, la sphère d’influence et donc les profits. La crise écologique est le résultat de 150 ans de pollution par les Shell et les Arcelor Mittal de ce monde. Les profits spéculatifs et le manque d’investissement dans l’économie réelle sont les marques d’un capitalisme en crise. Le capitalisme est pris dans la tempête parfaite d’une crise économique, écologique et sociale qu’il a lui-même créée.
Le capitalisme à court de mots
Les solutions des banques centrales, des économistes et des politiciens montrent avant tout qu’ils ne savent pas de quel bois faire flèche. Il y a deux ans, ils pensaient que toute la demande accumulée pendant les confinements et la crise sanitaire entraînerait une croissance économique débridée à l’aube du royaume de la liberté. C’était en dehors de leur propre système.
La Réserve fédérale, la banque centrale américaine, a augmenté les taux d’intérêt de 2% cette année. La BCE a relevé ses taux d’intérêt de 0,5%. De nouvelles augmentations pourraient suivre en septembre. Ils essaient en fait de provoquer ce qu’ils appellent une légère récession afin d’éviter une longue période d’inflation. En rendant les emprunts plus coûteux, les économistes espèrent réduire la demande de produits et donc faire baisser les prix.
Cette tactique n’est pas sans risque. 20% des entreprises américaines ont recours au crédit, et ce chiffre est encore plus élevé en Europe. Cela signifie que lorsque les emprunts deviendront plus chers, beaucoup de ces entreprises feront faillite. Le chômage va encore augmenter. Pour les capitalistes, plus de chômage signifie une opportunité de réduire les salaires. Pour nous, cela signifie la misère.
La hausse du chômage n’est pas le seul effet d’une hausse des taux d’intérêt. Les personnes ayant une hypothèque variable devront, en plus de la hausse des prix, faire face à des remboursements plus élevés. Ceux qui veulent acheter leur propre maison devront, en plus des prix impossibles, tenir compte d’un prêt plus cher. Des dizaines de pays du monde néocolonial s’enfonceront davantage dans la dépendance de la dette vis-à-vis du FMI et de la Banque mondiale en augmentant les taux d’intérêt (et en rendant ainsi leurs dettes en dollars et en euros plus chères).
Ainsi, une légère récession pour eux signifie un puits profond pour les travailleurs ordinaires du monde entier. C’est une stratégie qui a fait ses preuves. Au début des années 1980, Volcker, alors président de la Réserve fédérale, a porté les taux d’intérêt à 20 % pour provoquer une crise et combattre l’inflation. Plus qu’une sortie de crise, cela signifiait un cimetière social.
Le capitalisme s’est échoué. Lorsqu’il augmente les taux d’intérêt trop lentement, il court le risque d’une hyperinflation, lorsqu’il les augmente trop rapidement, il pousse une masse d’entreprises à la faillite, étouffe la demande et nous laisse face à une récession sans précédent.
Bataille dans les rues
La manière dont la classe dirigeante gérera cette crise dépendra principalement de la bataille qui sera menée dans les rues. Le mécontentement face à la baisse du pouvoir d’achat a conduit la France au premier parlement sans majorité de l’histoire de la Cinquième République, après les bons scores électoraux du bloc de gauche NUPES et du Rassemblement national d’extrêmes droites. La crise de la dette du Sri Lanka a déclenché une révolte qui a fait fuir le président du pays. Les politiciens traditionnels sont effrayés par la colère que suscite la baisse du niveau de vie.
La classe dirigeante belge a également peur. Les patrons de la FEB et certainement du VOKA plaident depuis des mois pour un saut d’index. De Croo se retient et fait l’éloge de l’indice comme étant un mécanisme de stabilité. Non pas que le Premier ministre libéral tienne à l’index, mais parce qu’il est sous la pression des syndicats, notamment après la manifestation nationale du 20 juin. De Croo et Cie ont peur d’une révolte du pouvoir d’achat.
Cet automne, les négociations commencent sur l’enveloppe sociale et la norme salariale. Sur la base de la loi sur les normes salariales de 1996, qui stipule que les salaires en Belgique ne doivent pas augmenter plus vite que dans les pays voisins, elle n’a augmenté que de 0,4 % la dernière fois. Maintenant, ce ne sera probablement rien du tout. En pleine crise du pouvoir d’achat, à l’approche d’un hiver au prix du gaz impossible, dans le contexte d’une hausse des taux d’intérêt par la Banque centrale européenne, les patrons et leurs politiciens veulent geler nos salaires. Le résultat est que nous reculons. Une nouvelle journée nationale de grève a déjà été annoncée pour le mois de novembre. S’attaquer à l’index maintenant serait un suicide politique.
Ce n’est pas que l’indice ne continuera pas à être remanié. Au début de cette année, la spirale salaires-prix a fait l’objet d’un débat animé. Selon les politiciens traditionnels et les économistes capitalistes, des salaires plus élevés, voire indexés, entraînent automatiquement une hausse des prix. Comme si les prix n’étaient déterminés que par les salaires. Par ailleurs, les bénéfices augmentent beaucoup plus vite que les salaires et ont donc un effet plus important sur la hausse des prix.
L’ajustement des salaires à la hausse des prix a déjà été mis à mal. L’indice de santé ne tient pas compte du carburant, par exemple, et il y a aussi quelque chose à dire sur la composition du panier de l’indice (les produits et leurs poids). L’index ne suit pas entièrement la hausse des prix. Il reste un outil important pour protéger les travailleurs de la pire pauvreté, mais il faut rétablir l’index complet.
Organiser la colère
Des luttes sur l’augmentation du coût de la vie continueront à éclater dans le monde entier. Mais la colère seule ne suffit pas, la colère doit être organisée. Le mouvement des gilets jaunes a montré que l’on ne peut pas remporter une victoire en se fiant uniquement à son instinct, mais qu’il faut des structures démocratiques et un programme qui s’oppose au système.
La vague de grèves en Grande-Bretagne dans les transports publics et le service postal, entre autres, est remarquable. Cela montre que la classe ouvrière est de retour (voir aussi page 6). La campagne «Trop, c’est trop ! » menée par des dirigeants syndicaux et des parlementaires de gauche exige des salaires convenables, la fin de la pauvreté alimentaire, la baisse des prix de l’énergie, un logement confortable pour tous et un impôt sur les riches. Les réunions locales sont utilisées pour construire la campagne. Le site web de l’initiative s’est effondré lorsque plus de 200.000 personnes ont voulu s’inscrire en même temps. L’initiative présente des limites, mais aussi des points forts dont nous pouvons tirer des leçons. Les réunions locales et les réunions ouvertes du personnel qui débouchent sur des moments d’action autour d’un programme de revendications fort peuvent faire de la grève de novembre un grand succès. Une campagne des syndicats et de la gauche peut donner à chacun, quel que soit son lieu de travail, son école ou son université, une place dans le développement du mouvement. De cette façon, la colère peut être rassemblée dans la perspective de la grève de novembre.
Un programme de revendications pour le mouvement doit avant tout répondre aux besoins les plus urgents : des allocations plus élevées et garanties pour maintenir ou sortir les plus vulnérables de la pauvreté, des investissements dans le logement social, la rupture de la loi sur les normes salariales pour forcer une augmentation significative des salaires, le gel des taux hypothécaires et des loyers, et la baisse des prix de l’énergie.
En revanche, elle ne peut s’arrêter là. Si nous voulons nous attaquer au problème de l’usure dans le secteur de l’énergie, il faut qu’il soit entre les mains des pouvoirs publics. Si nous voulons protéger notre pouvoir d’achat, nous avons besoin d’un indice complet. Si nous voulons un emploi valorisant pour tous, nous avons besoin d’une semaine de travail de 30 heures avec maintien du salaire et recrutement compensatoire supplémentaire. Si nous voulons nous attaquer aux profits usuraires des multinationales de l’énergie, de la pharmacie et de l’alimentation, nous devons faire passer ces entreprises sous contrôle public.
Cette crise du pouvoir d’achat est avant tout inhérente au système. Le capitalisme s’est piégé dans une situation qui lui laisse le choix entre l’inflation et la récession et nous laisse le choix entre beaucoup de misère et encore plus de misère. Pour mettre fin à cette crise une fois pour toutes, il faut renverser ce système.