[DOSSIER] Elections libanaises : des gains inédits pour les candidats dits « indépendants »

Image tirée du mouvement de masse de 2019.

Les élections législatives du 15 mai ont été les premières élections organisées depuis le début de la crise au Liban. Celle-ci ne cesse de s’aggraver et a déjà plongé la majorité de la population dans la pauvreté. Ces élections ont également représenté un test à la suite du soulèvement de masse du 17 octobre 2019, une révolte qui marqua le rejet d’un système politique sectaire et néolibéral. Les élections confirment-elles l’affaiblissement continu de ce système? Que nous disent-elles de la crise de la représentation politique ouvrière au Liban? Quel type de politique indépendante peut offrir une solution à la crise?

Par Christian (Louvain)

Période préélectorale et rebondissements inattendus

Au Liban, les dernières années ont été faites d’instabilité et d’impasses politiques. Le gouvernement sortant de Najib Mikati fut formé le 10 septembre 2021. Ceci vînt après treize mois de querelles à la suite de la démission du gouvernement de Hassan Diab, démission survenue à cause de l’explosion du port de Beyrouth. Cependant, un mois après le début du gouvernement Mikati, le Hezbollah et Amal commencèrent un boycott des réunions du cabinet qui allait durer trois mois. Ici encore, la cause était un désaccord concernant l’enquête sur l’explosion du port.

En mars, un autre élément fit planer l’incertitude sur les élections prévues en mai. Après avoir proclamé son départ de la politique, l’ancien Premier ministre Saad al-Hariri annonça que le « Courant de l’avenir» se retirait de la course et appela au boycott des élections. Véhicule politique de la dynastie politique Hariri, le Courant de l’avenir a dominé les circonscriptions sunnites pendant des décennies. En 2018, le parti avait encore remporté 20 des 27 sièges réservés aux sunnites.(1)

Le Premier ministre sortant Najib Mikati ayant également annoncé qu’il ne se présenterait plus aux élections, aucune figure sunnite de premier plan ne resta dans la course. Dans ce contexte, on vit surgir une campagne alarmiste selon laquelle le vide politique allait profiter aux candidats sunnites soutenus par le Hezbollah.

Aucune majorité parlementaire

En fin de compte, cependant, de nombreux votes sunnites allèrent aux indépendants. L’Alliance du 8 mars, le bloc autour du Hezbollah soutenu par l’Iran, sortit affaibli des élections, perdant sa majorité parlementaire. Le Hezbollah et son allié Amal surent conserver l’intégralité des sièges attribués à la communauté chiite. D’autres alliés, cependant, subirent de lourdes pertes. Ceci fut particulièrement le cas pour le Mouvement patriotique libre, le parti du président Michel Aoun, et anciennement le parti chrétien le mieux représenté au parlement. Par rapport à 2018 ce parti remporta 48% de voix en moins.(2)

Parmi les circonscriptions chrétiennes, les Forces libanaises soutenues par les États-Unis et l’Arabie saoudite, parti dirigé par Samir Geagea, réalisa des gains importants. Il détient désormais le plus grand nombre de sièges réservés aux chrétiens.

Malgré cela, l’Alliance du 14 mars, à laquelle appartiennent à la fois les Forces libanaises et le Courant de l’avenir, n’a pas non plus obtenu de majorité parlementaire. La perspective d’un parlement sans majorité pourrait se traduire par une aggravation de l’instabilité et des impasses politiques existantes. Cependant, officiellement, il semble au moins exister un consensus sur l’adoption d’un accord avec le FMI.

La progression des indépendants

Evénement historique, les candidats qui avaient pris part aux manifestations de 2019 et se présentaient aux élections comme indépendants des partis sectaires ont remporté 13 des 128 sièges du parlement.(3) Parmi ceux-ci, sept ont remporté des sièges sunnites, cinq des sièges chrétiens et finalement un siège druze. Il s’agit de sièges dans les cinq provinces du Liban, autant dans les zones urbaines que rurales.(4)

Quelques facteurs ont favorisé ces indépendants. D’une part, les électeurs sunnites n’ont en grande partie pas suivi l’appel de Hariri à boycotter les élections et bon nombre d’entre eux ont fini par voter en faveur d’indépendants. Dans l’ensemble, la participation électorale a été faible : 49 %. Cependant, ceci est semblable à 2018, avant le début de la crise.

Deuxièmement, le vote de la diaspora semble avoir, à plusieurs reprises, fait pencher la balance en faveur de partis alternatifs, créant des victoires imprévues contre des personnalités établies. En fait, les estimations initiales du taux de participation électorale ont dû être révisées à la hausse, entre autres en raison de la plus forte participation (63 %) parmi les électeurs inscrits vivant à l’étranger.(5)

Le pouvoir persistant des forces sectaires

Dans l’ensemble, les partis sectaires ont encore largement réussi à maintenir leur emprise sur le pouvoir. C’est particulièrement le cas des partis chiites mais aussi d’autres partis, notamment les Forces libanaises. Cela peut être dû en partie à l’apathie politique exprimée par la faible participation électorale. Il est également possible que les ‘indépendants’ n’aient pas su convaincre des couches de la population tentant de survivre au jour le jour. De plus, les élections ont également vu les partis sectaires recourir à l’intimidation et à la violence pour éloigner leurs adversaires. De telles accusations ont particulièrement été portées contre le Hezbollah et Amal.

Le plus important peut-être, c’est que les partis sectaires ont encore intensifié leur offre clientéliste à des segments importants de leur électorat, précisément à un moment où le besoin de soutien social est plus désespéré que jamais.

Les exemples ne manquent pas. Ainsi les Forces libanaises de Geagea ont distribué du pain et des coupons de carburant à ses partisans ainsi que des médicaments soi gratuit ou à prix réduit. Dans une autre région, un réseau de transports en commun a été mis en place pour les partisans du parti. Diverses forces politiques sectaires ont également utilisé l’accès au vaccin covid pour consolider leur base.(6)

Fait remarquable, le Hezbollah a pu étendre son réseau clientéliste tout au long de la crise. Il fournit des cartes électroniques à sa base communautaire donnant accès à des coopératives vendant de la nourriture à des prix réduits. D’autre part, il a également accordé 200.000 microcrédits à ses partisans.

Le Hezbollah a aussi réussi à contourner les sanctions américaines en important du pétrole iranien à travers la Syrie. Ce carburant est fourni gratuitement à des institutions telles que les hôpitaux publics, la Croix-Rouge libanaise, les forces de défense civile et les orphelinats. Cela renforce la stratégie du Hezbollah de contrôler soit directement ou indirectement des parties de l’appareil d’État tout en renforçant son image de force résistante à l’impérialisme américain.

Cependant, selon certains, un facteur dans les revers subis par les alliés du Hezbollah pourrait être lié à la perte de prestige du Hezbollah sur ce front. En effet, son rôle dans la lutte contre Israël a reculé dans le passé.

Pourtant, quelque chose a tout de même cédé…

La raison du retrait du Courant de l’avenir des élections est une question cruciale. Les poursuites juridiques internationales dont fait objet Hariri, notamment en Turquie, en raison de ses relations d’affaires, ont peut-être joué un rôle. Mais, plus fondamentalement, le retrait de son parti (tout comme d’une personnalité comme Mikati) pourrait être un aveu de l’incapacité de ces forces politiques à atteindre leurs objectifs dans les circonstances actuelles. Diverses indications soulignent que le système politique sectaire pourrait être particulièrement affaibli au sein de la communauté sunnite. Le maillon faible du système a-t-il commencé à se rompre? Ce serait une évolution positive favorisant la construction de l’unité de la classe ouvrière au-delà de la fracture sectaire.

D’un autre côté, les circonstances géopolitiques du retrait du Mouvement de l’avenir pourraient être plus inquiétantes. De plus en plus mécontents de l’incapacité du parti à former un contrepoids au Hezbollah, les États du Golfe et l’Arabie saoudite semblent avoir transféré leur soutien aux Forces libanaises. Cela peut signaler une pression extérieure pour une accentuation du conflit entre les alliances du 14 mars et du 8 mars.(7)

En effet, des partis tels que les Forces libanaises pourraient avoir réussi à faire des élections un référendum sur les armes du Hezbollah. Le Hezbollah, pour sa part, a joué sur un sentiment d’encerclement par des ennemis aussi bien étrangers que domestiques pour conserver son noyau de partisans.

Attiser les tensions sectaires et l’impunité

Le 14 octobre 2021 fut un rappel du danger toujours présent de la violence sectaire. Ce jour-là vit éclater les pires combats de rue depuis 2008.

Le Hezbollah appelait à la destitution de Bitar, le juge principal enquêtant sur l’explosion catastrophique du port de Beyrouth en août 2020. Ils l’accusaient de parti pris politique, c’est-à-dire de ne s’en prendre qu’aux personnalités du bloc politique autour du Hezbollah. Alors que les partisans du Hezbollah et de son allié Amal se rassemblaient pour protester près du palais de justice de Beyrouth, ils durent essuyer des tirs de snipers provenant d’un quartier chrétien bastion des Forces libanaises. Les combats ont duré quatre ou cinq heures et ont suivi l’ancienne ligne de front de l’époque de la guerre civile. Bilan : six morts et des dizaines de blessés. Bien qu’un retour à la guerre civile semble peu probable, cet incident démontre que les élites politiques libanaises ne reculeront devant rien pour canaliser des aspirations légitimes de justice dans des canaux sectaires.

Entre-temps, les tragédies se répètent. En août 2021, un camion-citerne explosa à Tleil, dans le district d’Akkar, la partie la plus pauvre du pays avec le taux d’analphabétisme le plus élevé. Au moins 33 personnes périrent, beaucoup d’autres furent blessées. Les habitants ont accusé trois parlementaires de la région, membres de grandes familles de propriétaires terriens féodaux, d’être à l’origine de l’opération de contrebande qui provoqua la catastrophe. Deux appartiennent au Courant de l’avenir de Hariri, le troisième au Courant patriotique libre d’Aoun.(8) De blocs opposés dans le jeu de la politique sectaire, tous négligèrent leur région, profitant conjointement de la population locale qu’ils finirent par mettre en danger. Cela montre l’intérêt de classe commun des partis sectaires rivaux.

Les « indépendants » entrent en scène – De nombreuses nuances

Les indépendants nouvellement élus ne possèdent aucune direction centralisée et n’appartiennent à aucun parti ni même à aucune liste électorale commune. Dans de nombreux cas, des indépendants se disputaient les mêmes sièges. D’une part le fait que le mouvement de masse de 2019 n’ait pas trouvé d’expression politique plus unifiée peut être considéré comme un échec. Bien qu’il y ait une part de vérité dans ce constat, en tant que marxistes, nous ne défendons pas des alliances opportunistes.

Il est important de se rappeler que ces indépendants sont issus d’un mouvement très large. Alors que celui-ci exprimait un rejet du sectarisme et du néolibéralisme, la participation organisée de la classe ouvrière y était largement absente. Des gens issus de celle-ci y ont participé en masse, mais en tant qu’individus seulement. Ceci a sans aucun doute influencé l’expression politique ultérieure du mouvement.

De toute évidence, les perspectives politiques des indépendants nouvellement élus varient considérablement. Constituer un bloc parlementaire avec un programme cohérent semble une perspective peu probable car cette unité manquerait de principes. Elle pourrait aussi présenter un obstacle à une possible évolution vers la gauche sous la pression d’en bas des indépendants les plus proches de la classe ouvrière.

Chez les ‘indépendants’, on retrouve un large éventail politique allant du progressiste au libéral en passant par le très réactionnaire, qui trouve une illustration dramatique concernant la question des réfugiés.
D’un côté, il y a Cynthia Zarazir, élue de Beyrouth, qui en 2016 avait tweeté « Ensemble pour le génocide des Syriens, peu importe le genre ou la secte. Ils n’ont rien fait d’autre que semer le trouble au Liban. » Elle a depuis exprimé son « regret » non pas pour sa position politique mais pour son langage.(9) De l’autre côté, il y a Rami Finge, élu de Tripoli, qui s’est activement impliqué dans l’aide aux réfugiés (y compris syriens) durant un quart de siècle.

Une rupture nette avec les partis sectaires?

Tous les indépendants n’ont pas non plus rompu clairement avec le système politique sectaire. Malgré leur étiquette indépendante, certains n’hésitent pas à s’associer à des forces sectaires particulièrement nauséabondes. Ces compromis sont conclus au nom de la construction d’une alliance d’opposition contre le gouvernement dominé par le Hezbollah.

Le Taqaddom, parti issu du mouvement de 2019, a vu deux de ses candidats élus. Bien qu’il se décrive comme un parti démocratique progressiste, il figurait sur une liste dominée par le parti Kataeb (ou Phalanges). Les milices chrétiennes des Phalanges furent responsables du massacre notoire de réfugiés palestiniens à Sabra et Chatila en 1982.

L’étiquette d’indépendants peut être utile pour de tels partis libéraux cherchant à se dissocier de l’image sordide associée aux groupes sectaires traditionnels. Dans la pratique, cependant, ils s’alignent sur le bloc autour des Forces libanaises qui revendique le manteau de l’opposition.

Ceci est à juste titre rejeté par d’autres indépendants.

Réformisme libéral ou lutte des classes

Outre la question des alliances avec les partis sectaires, une autre question cruciale se présent aux indépendants. Tous les maux du Liban proviennent-ils de son système politique sectaire pourri ou est-ce le capitalisme plus généralement qui est en faute? Les indépendants qui ne voient que le premier comme étant le problème peuvent être d’accord avec de nombreuses réformes proposées par le FMI et peuvent considérer l’austérité qui les accompagne comme un mal nécessaire. Peut-être que dans la période à venir, ils se sentiront obligés de soutenir la formation d’un gouvernement (éventuellement de technocrates) lequel chercherait à gagner la confiance du FMI et des investisseurs.

Une évaluation préliminaire suggérerait qu’aucun des indépendants n’a une analyse de classe ou une critique complète du capitalisme. En effet, même les indépendants les plus prometteurs se considèrent avant tout comme des militants de la société civile. Certains, sans aucun doute, ont des liens plus étroits avec les luttes de la classe ouvrière et des pauvres que d’autres. On pourrait s’attendre à ce que ceux-ci adoptent des positions de résistance contre les mesures d’austérité.

Melhem Khalaf, en tant que président de l’Association du barreau libanais, a joué un rôle de premier plan dans l’organisation indépendante des couches professionnelles. Ensuite, il y a l’architecte et urbaniste Ibrahim Mneimneh qui a remporté un siège sunnite sur la liste Beyrouth résiste. Suite à son implication dans les manifestations durant la crise des ordures de 2015, il s’était présenté sans succès aux élections municipales et parlementaires. Dans un discours prononcé à la suite de sa récente élection, il a souligné son opposition à la vente des actifs de l’État et aux attaques contre le niveau de vie et les droits sociaux. Ailleurs, il a souligné que face aux multiples moyens d’obstruction et de pression de l’élite sectaire, l’outil le plus puissant des indépendants était de rallier la rue. Son programme met l’accent sur la responsabilité de l’explosion de Beyrouth, la fin du clientélisme et le remplacement du système de gouvernance sectaire par un « système laïc, démocratique et juste ».(10)

Crise économique et sociale

L’effondrement de l’économie libanaise est presque sans précédent dans l’histoire moderne. Il en va de même pour la profondeur de la crise sociale. En effet, l’économie s’est contractée d’environ 58 % entre 2019 et 2021.(11) En janvier 2022, le chômage s’élevait à près de 30 %, soit près de trois fois plus qu’en 2018-2019.(12) La pauvreté s’élève désormais à 80% et l’extrême pauvreté à 36%.

Une crise accentue l’autre et ainsi de suite. L’effondrement du système financier en 2019 et le défaut de paiement de la dette souveraine qui a suivi ont produit un effondrement de la monnaie nationale. Après quelques mois de relative stabilité, la valeur au marché noir de la livre libanaise a de nouveau fortement chuté depuis les élections. La lire a maintenant perdu environ 95 % de sa valeur. Cela a été la principale cause de l’hyperinflation. La faillite de l’État libanais a également rendu difficile l’importation de produits essentiels tels que la nourriture, les médicaments et le carburant. La pandémie a encore aggravé la crise. Ces derniers mois, la hausse mondiale des prix des matières premières, encore accentuée par la guerre en Ukraine, s’est ajoutée à une situation déjà catastrophique.

L’inflation annuelle des prix à la consommation a atteint 206 % en avril 2022. Pour l’alimentation et les boissons, elle était de 375 % (ce qui porte l’inflation alimentaire depuis le début de la crise à plus de 1.000 %).(13) L’inflation annuelle dans des domaines tels que les transports, la santé, l’électricité, le gaz et d’autres combustibles était encore plus élevée.(14) Cela reflète notamment l’effet de la guerre en Ukraine sur les prix (et l’offre) de la nourriture et du carburant. Pour le blé et l’huile de cuisson, le Liban dépend à 90 % des importations russes et ukrainiennes.(15)

L’année écoulée a été marquée par des coupures de courant endémiques dues à des pénuries de carburant. La compagnie d’électricité publique ne fournit actuellement que deux à trois heures d’électricité par jour. Les générateurs privés très chers fournissent de l’électricité supplémentaire à ceux qui en ont les moyens.(16)

La fin de la crise n’est pas en vue. Le gouvernement s’apprête à réduire encore les subventions aux médicaments. Sans aucun doute, l’inflation va encore augmenter.

Un accord avec le FMI?

Depuis les élections, le gouvernement intérimaire a conclu un accord préliminaire avec le FMI. Le plan de sauvetage initial ne comprendrait que 3 milliards de dollars sur 46 mois, bien en deçà des besoins de financement actuels du Liban. Cependant, la mise en œuvre des accords pourrait débloquer 11 milliards de dollars d’aide étrangère promise au Liban lors de la conférence CEDRE en 2018. Cependant, ceci reste peu en comparaison aux pertes de 70 milliards de dollars du secteur bancaire libanais.

De plus, l’accord est subordonné à un certain nombre de conditions strictes. Ces mesures, qui doivent encore être approuvées par le nouveau parlement, comprennent la restructuration du secteur financier, une nouvelle loi sur le secret bancaire, des taux de change normalisés et des réformes des entreprises publiques. Ce dernier comprend l’introduction de partenariats publics privé pour le secteur de l’énergie chroniquement mal géré et déficitaire.(17)

Pourquoi aucun accord n’a-t-il été conclu plus tôt dans la crise? La plupart des banques libanaises sont contrôlées par la classe politique sectaire et, par conséquent, les mesures ayant un impact sur le secteur financier se sont heurtées à des obstacles et à des délais. Cela a fait gagner du temps à l’élite libanaise pour sortir clandestinement 7 milliards de dollars du pays, tout en transférant la plupart des pertes sur les fonds publics et la population générale. L’acceptation tacite de cet état de fait par l’accord actuel pourrait améliorer ses chances d’être approuvé par le parlement.(18) Comme tous les partis sectaires sont d’accord que ce soit la classe ouvrière et les pauvres qui payent la crise, ce sont ces derniers qui seront confrontés à des mesures d’austérité et encore plus de coupes dans la protection sociale.

Résistance et nécessité d’une représentation indépendante de la classe ouvrière

Dans le contexte d’une détérioration continue des conditions économiques et d’une profonde crise sociale, l’année écoulée a été marquée par de nombreuses luttes défensives.

Des protestations et des grèves répétées ont été dirigées contre la flambée des prix du carburant. En effet, depuis que le gouvernement a levé toutes les subventions sur les carburants en octobre dernier, le coût d’un réservoir de carburant dépasse le salaire minimum mensuel. La « journée de colère » du 13 janvier a vu une grève générale des travailleurs des transports (dont beaucoup sont des travailleurs indépendants). Les routes à travers tout le pays furent bloquées par des taxis et des camions.

Des manifestations similaires ont eu lieu en décembre et février. Au cours de la dernière année, il y eut également des grèves nationales récurrentes de pharmaciens face aux pénuries de médicaments essentiels.

Les écoles publiques ont connu des mois de grèves tout au long de l’année scolaire en cours, les enseignants exigeant des salaires et des allocations plus élevés face à la montée en flèche du coût de la vie. Parmi les autres revendications figure une couverture médicale adéquate pour les contractuels et des indemnités de transport. Fin mars, les banques libanaises ont connu une grève de deux jours.

Le secteur public des télécommunications a également connu sa part de grèves. À la mi-décembre de l’année dernière, les travailleurs des opérateurs de téléphonie mobile Alfa et Touch entrèrent en grève pour défendre leur droit à la couverture maladie et sociale. En mars, il y eut une grève chez Ogero Télécom, les travailleurs revendiquant des augmentations de leurs salaires et allocations sociales.

Fin mai, alors que de nombreux hôpitaux risquent d’être fermés, les médecins et les infirmières rentrèrent dans une grève de deux jours. Les hôpitaux fonctionnent à moins de 50% de leur capacité en raison des coupures d’électricité et du grand nombre de personnel ayant quitté le pays.

Une organisation syndicale indépendante

La résistance sous forme de protestations et de luttes ouvrières, bien que fort répondue et souvent prolongée, semble également être largement dispersée. En effet, le mouvement syndical libanais souffre encore de l’héritage de la période qui suivit la guerre civile (après 1990). Outre les effets désintégrateurs de la mondialisation néolibérale observés ailleurs à cette époque (y compris sur la conscience de classe et le militantisme ouvrier), les syndicats libanais furent également effectivement infiltrés et cooptés par les partis politiques sectaires. Ceci fut particulièrement le cas dans le secteur public où l’emploi est lié au clientélisme.

En raison de ses liens organiques avec les élites politiques sectaires, la fédération syndicale CGTL resta absente du mouvement d’octobre 2019. Malheureusement, jusqu’à présent, le soulèvement n’a pas inspiré de développements substantiels dans l’organisation des travailleurs salariés et informels. Ceci reste une tâche urgente pour la gauche libanaise.

Parmi les couches professionnelles, cependant, le soulèvement a lancé un processus d’organisation alternative. S’inspirant de l’Association professionnelle soudanaise et de son rôle dans le soulèvement soudanais (2018-2019), un groupe de professeurs fonda l’Association des professeurs universitaires indépendants. Finalement, divers groupes professionnels, principalement des journalistes, des avocats, des médecins, des ingénieurs, des architectes, ainsi que des travailleurs du secteur des arts et de la culture, se sont réunis sous l’égide de l’Association libanaise des professionnels.(19)

En novembre 2020, le politicien indépendant submentionné, Melhem Khalaf, fut élu président de l’Ordre des avocats du Liban. En juillet 2021, une liste d’opposition indépendante arriva également en tête dans l’Ordre des ingénieurs et des architectes. Elle sut faire face à une liste réunissant presque tous les partis néolibéraux sectaires. Les listes étudiantes indépendantes remportèrent elles aussi des victoires durant les élections universitaires de 2020 et dans une moindre mesure celles de 2021.(20) Bien qu’il s’agisse d’avancées importantes, l’origine sociale des couches impliquées contribue également sans aucun doute à certaines des limitations politiques des forces issues du soulèvement d’octobre 2019.

Une approche socialiste révolutionnaire internationaliste

En tant que marxistes, nous ne nous faisons pas d’illusions sur la transformation de la société principalement par le biais des élections. Au Liban, malgré les fissures récentes, le système politique sectaire offre encore des obstacles supplémentaires à cette voie. Cependant, nous reconnaissons que la participation aux élections et l’obtention de mandats électifs peut présenter une tribune importante pour soutenir les luttes de la classe ouvrière et des opprimés. Outre populariser ces luttes, nous pouvons aider à les mener à la victoire en partageant les leçons des luttes passées, en tirant les leçons nécessaires en s’appuyant sur une analyse de classe basée sur le marxisme.

Alors, la percée des indépendants lors des récentes élections législatives peut-elle aider à reconstruire le mouvement ouvrier libanais? Oui, s’il y a au moins un ou deux élus indépendants remplissant les conditions suivantes. Premièrement, ils doivent être véritablement indépendants des partis sectaires et ne pas s’aligner avec l’un ou l’autre des blocs politiques. Deuxièmement, ils doivent concentrer leur travail non pas sur les réformes institutionnelles mais sur le soutien aux luttes de la classe ouvrière et des pauvres, y compris celles des réfugiés et des travailleurs étrangers.

Cependant, la classe ouvrière ne peut pas compter sur des sauveurs individuels. De plus, une approche beaucoup plus décisive est nécessaire. La période actuelle n’est pas une période de stabilité relative favorisant la construction de larges formations ouvrières stables. Ceci est vrai dans le monde entier et encore davantage au Liban. La situation pose de façon criante la nécessité d’un changement révolutionnaire et donc la constitution d’une force révolutionnaire.

Le Liban n’est pas seul dans un monde en crise

Le Liban n’est pas une aberration car la crise du capitalisme devient de plus en plus explosive dans un pays après l’autre. Ces dernières semaines, les masses sri-lankaises ont répondu à l’effondrement de l’économie de leur pays par une grève générale sans précédent depuis des décennies. L’Iran connaît des protestations en cours autour de la hausse des prix. Des développements similaires pourraient se produire au Moyen-Orient et en Afrique du Nord dans un délai assez court. Cela pourrait insuffler une nouvelle vie au mouvement au Liban. Le système sectaire pourri doit disparaître, mais le remplacer par une forme de capitalisme « plus propre » est totalement utopique.

Si un nouveau soulèvement se produisait, couplé à une grève générale, des forces socialistes révolutionnaires devraient proposer que des comités de grève démocratiquement élus prennent en charge la gestion de la vie quotidienne. Des problèmes tels que la thésaurisation et les hausses illicites des prix, contre lesquels le gouvernement se dit impuissant, pourraient ainsi être résolus. Le contrôle des capitaux sous la supervision démocratique de la classe ouvrière pourrait arrêter le pillage du pays. Les services sociaux pourraient être arrachés au clientélisme des forces sectaires et rendues accessibles à tous. Par de telles mesures et bien d’autres, ces comités se révéleraient bien supérieurs au règne des politiciens sectaires corrompus et des patrons, qui ne sont qu’une et même chose. Des couches passives de la population libanaise jadis négligées seraient ainsi inspirées à l’action. Une assemblée nationale de délégués élus par les comités de grève devrait alors arracher le pouvoir à l’État lui-même.

De tels développements inspireraient une vague de solidarité parmi les travailleurs du monde entier. Dans de telles circonstances, la situation désastreuse du Liban en ce qui concerne les produits de première nécessité tels que la nourriture, les médicaments et le carburant pourrait être atténuée. De véritables solutions structurelles pourraient être trouvées au lieu de celles mises en avant par le FMI. Celles-ci devraient inclure l’annulation de la dette nationale et l’expropriation de la bourgeoisie libanaise (y compris ses avoirs étrangers). En plaçant les piliers de l’économie sous le contrôle des travailleurs, la planification démocratique pourrait refaçonner l’économie libanaise pour répondre aux besoins de l’ensemble de la population. Dans le cadre d’une fédération socialiste de la région, les déséquilibres économiques pourraient être surmontés et des défis importants tels que le changement climatique correctement abordés.

Notes :

  1. https://thearabweekly.com/mikatis-decision-not-run-elections-may-usher-reset-lebanons-politics
  2. https://www.upi.com/Top_News/World-News/2022/05/18/lebanon-Lebanon-elections-hope-Hezbollah-react/6621652899614/
  3. https://www.middleeasteye.net/opinion/lebanon-election-new-faces-parliament-seize-moment-change
  4. https://today.lorientlejour.com/article/1300708/what-went-wrong-for-the-uprising-candidates-in-the-lebanese-elections.html
  5. https://www.thenationalnews.com/mena/lebanon/2022/05/18/nearly-half-of-registered-voters-took-part-in-lebanons-2022-election/
  6. https://alter.quebec/liban-la-crise-sans-fin-du-confessionnalisme-neoliberal/
  7. https://today.lorientlejour.com/article/1290221/how-will-political-life-without-hariri-be-for-hezbollah.html
  8. https://alter.quebec/liban-la-crise-sans-fin-du-confessionnalisme-neoliberal/
  9. https://www.middleeastmonitor.com/20220518-new-lebanon-mp-under-criticism-over-calling-for-genocide-of-syrians/
  10. https://www.middleeasteye.net/news/lebanon-parliament-independents-who-won-seats
  11. https://www.thenationalnews.com/business/economy/2022/05/24/hyperinflation-in-lebanon-hovers-at-206-in-april/
  12. https://english.alaraby.co.uk/news/lebanon-unemployment-rate-almost-triples-crisis
  13. began#:~:text=%22Lebanon%27s%20unemployment%20rate%20increased%20from,January%202022%2C%22%20it%20said
  14. https://timep.org/commentary/analysis/the-imf-no-silver-bullet-for-lebanon/
  15. https://www.thenationalnews.com/business/economy/2022/05/24/hyperinflation-in-lebanon-hovers-at-206-in-april/
  16. https://www.aljazeera.com/news/2022/3/8/lebanese-fearful-as-fuel-and-wheat-shortage-deepens
  17. https://www.arabnews.fr/node/240426/monde-arabe
  18. https://www.mei.edu/blog/monday-briefing-new-imf-deal-lebanon-could-bring-some-much-needed-relief
  19. https://english.alaraby.co.uk/analysis/lebanon-and-imf-entrenching-ruling-elite
  20. https://civilsociety-centre.org/paper/historical-mapping-lebanese-organized-labor-tracing-trends-actors-and-dynamics
  21. https://alter.quebec/liban-la-crise-sans-fin-du-confessionnalisme-neoliberal/
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