« Celui qui n’est pas au courant des desseins de ses voisins ne doit pas conclure d’alliances avec eux ». Ce sont les mots du légendaire stratège militaire Sun Tzu, il y a plus de 2 000 ans. Xi Jinping n’a manifestement pas tenu compte de ce conseil lorsqu’il a dévoilé son alliance historique « sans limites » avec Vladimir Poutine lors de l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver de Pékin. C’était tout juste vingt jours avant que les armées de Poutine n’envahissent l’Ukraine.
Par Vincent Kolo, Chinaworker.info (ASI en Chine)
Les spéculations vont bon train sur ce que Xi et son noyau dur savaient réellement des projets guerriers de Poutine. Ont-ils été tenus dans l’ignorance ? Cela semble peu probable. Xi, comme Poutine, a-t-il parié sur une victoire militaire russe rapide et écrasante ? Cela semble très plausible. Xi en savait-il plus, mais n’a pas informé le reste des hauts dirigeants du PCC ? C’est possible. Quoi qu’il en soit, les deux dictateurs ont commis une grave erreur de calcul. Et de telles erreurs pourraient finalement menacer leur maintien au pouvoir.
Il existe une scission à peine dissimulée au sein du régime du PCC (Parti soi-disant communiste) et une opposition significative à la ligne pro-Poutine de Xi, qui se reflète dans une certaine mesure dans les messages contradictoires émanant de Pékin. Comme l’a noté l’analyste vétéran de la Chine Katsuji Nakazawa, il existe des désaccords sur l’alliance avec la Russie au sein du Comité permanent du Politburo, l’organe dirigeant du PCC, composé de sept membres : « Les sept ne sont pas sur la même longueur d’onde ». Les divisions sur la guerre, et le fait que les politiques économiques de Xi ont également été en partie annulées, menacent d’exacerber la lutte de pouvoir interne du PCC.
Cela arrive au pire moment possible pour Xi, qui recherche la « stabilité » à l’approche du 20e du PCC Congrès et de son couronnement à la Poutine en tant que dictateur à vie. La faction anti-Xi du PCC, dirigée par le premier ministre sortant Li Keqiang et soutenue par une partie des « capitalistes rouges » et des fonctionnaires retraités, est trop faible pour renverser Xi. Mais l’opposition de cette faction aux politiques de Xi est devenue plus ouverte. Pour mettre en œuvre une politique à un stade aussi aigu de la crise, le régime de Xi doit être encore plus dictatorial et centralisé. Cela crée un cercle vicieux d’instabilité.
La « Grande controverse »
« La Chine ne peut pas être liée à Poutine et doit en être séparée le plus rapidement possible », a écrit Hu Wei, un politologue affilié au bureau du conseiller du Conseil d’État (le gouvernement dirigé par le Premier ministre Li Keqiang). L’essai de Hu a été largement diffusé auprès des hauts dirigeants lors des « deux sessions » (du Congrès national du peuple et de la Conférence consultative politique du peuple chinois) au début du mois de mars, avant d’être retiré d’Internet et bloqué par les censeurs. Ce document est important parce qu’il critique de manière inhabituellement virulente la position de Xi, sans le nommer bien entendu, et parce que ses idées bénéficient manifestement d’un soutien considérable parmi les hauts responsables du régime. Hu déclare que la guerre a provoqué « une grande controverse en Chine », l’opinion étant « divisée en deux camps implacablement opposés ». Il prévient : « Il y a encore une fenêtre d’une ou deux semaines avant que la Chine ne perde sa marge de manœuvre » pour se distancer de la Russie. « La Chine doit agir de manière décisive. »
Les commentaires de Hu sont l’expression la plus nette à ce jour des divisions au sein de la classe dirigeante chinoise sur la politique étrangère nationaliste et guerrière de Xi, l’alliance Xi-Poutine étant son dernier mouvement et le plus controversé. Une partie importante des officiels du PCC et des intérêts capitalistes chinois estime que la ligne nationaliste de Xi est devenue de plus en plus contre-productive, qu’elle nuit à l’économie et qu’elle renforce la rhétorique antichinoise de l’impérialisme américain. Mais comme Xi a apposé sa marque personnelle sur l’alliance avec la Russie, le régime chinois s’est mis lui-même au pied du mur. Tout au plus pourrait-il y avoir un changement de ton plutôt que de substance. « Couper les ponts » avec Poutine, comme le préconise Hu Wei, porterait un coup sérieux à l’image d' »homme fort » de Xi soigneusement construite au cours de la dernière décennie.
L’ampleur des difficultés rencontrées par Pékin dépend également du déroulement de la guerre. Une longue guerre, qui s’éternise pendant des mois et s’accompagne d’une intensification des bombardements terroristes sur les villes assiégées, est un scénario cauchemardesque pour le PCC, qui rendrait sa « fausse neutralité » impossible à maintenir. Un scénario encore pire pour Xi Jinping serait la chute de Poutine, soit par un soulèvement populaire, soit par une révolution de palais, ce qui provoquerait une onde de choc en Chine. Pour ces raisons, tout en essayant de manœuvrer et de brouiller les pistes, le régime de Xi fera tout son possible pour aider Poutine à rester au pouvoir.
La « neutralité » officielle contradictoire du régime chinois dans cette guerre a déjà porté atteinte à l’autorité de Xi, qui tente de se présenter comme un homme fort nationaliste qui ose tenir tête aux États-Unis. À l’extérieur, la rhétorique du PCC à l’égard de Biden est vague et diplomatique, prenant ses distances avec la Russie, alors que sa propagande intérieure promeut le nationalisme et est fortement pro-russe. Ce contraste a été remarqué par une certaine couche des masses. La propagande nationaliste de Xi a donc été minée, tandis que l’hypocrisie de son image « d’artisan de la paix » mondial a été exposée au grand jour. Une « grande campagne de traduction » a été organisée principalement par des Chinois d’outre-mer pour traduire en anglais les commentaires nationalistes, racistes et sexistes arrogants des médias contrôlés par l’État et des réseaux sociaux. Cette campagne reflète l’état d’esprit d’une couche de Chinois dégoûtée par la propagande frauduleuse du PCC.
La Doctrine Truman
Pour Poutine et le capitalisme russe, la guerre en Ukraine peut être classée au même rang que la décision désastreuse de l’impérialisme américain d’envahir l’Irak en 2003. Les États-Unis, sous la direction de Bush, ont complètement sous-estimé le bourbier ethno-politique dans lequel ils s’engouffraient. Poutine a tout sous-estimé, des capacités militaires de la Russie à la force de la résistance ukrainienne (il dénonce les enseignements de Lénine sur la question nationale et paie le prix de cette ignorance), en passant par la situation mondiale et l’ampleur de la réaction de l’impérialisme occidental. Xi Jinping, en liant si étroitement et publiquement son régime à celui de Poutine, a exposé la Chine au risque d’isolement diplomatique et à des coûts économiques potentiellement dévastateurs sous la forme d’un découplage accéléré avec l’Occident. Cela peut se produire indépendamment du fait que la Chine soit officiellement visée par des sanctions en raison de sa position pro-russe.
Alternative Socialiste Internationale (ASI) a expliqué que la guerre en Ukraine a tout changé. Le Financial Times, qui élabore des stratégies pour le compte du capitalisme occidental, décrit ce moment comme « un point de pivot géopolitique », et exhorte Washington à proclamer une nouvelle version de la doctrine Truman de 1947 (qui divisait les pays en « pour » ou « contre » l’impérialisme américain). À court terme, l’invasion de la Russie a renforcé les gouvernements capitalistes occidentaux qui se lancent dans la militarisation en profitant de l’effet du choc sur la population et dans des interventions étatiques sans précédent sur les marchés financiers (les sanctions contre la Russie). Elles réussissent beaucoup mieux à déguiser leurs politiques comme étant une ligne de défense de la « démocratie » contre l' »autocratie ».
La nouvelle guerre froide entre les États-Unis et la Chine, qui se développe depuis plusieurs années, a donc connu un « grand bond en avant » depuis le début de l’invasion russe. Une démondialisation économique plus rapide est désormais inévitable. L’invasion russe a, du moins à court terme, apaisé les divisions internes du camp occidental, entre l’UE d’une part et le bloc de l’anglosphère dirigé par les États-Unis d’autre part. L’ancien premier ministre japonais Shinzo Abe a demandé que des armes nucléaires américaines soient stationnées au Japon, tandis que l’Allemagne est subitement devenue la troisième plus grande dépense militaire du monde. D’un seul coup, la guerre en Ukraine a balayé les restes de l’ordre mondial d’après 1945.
Le capitalisme du désastre
Un tel niveau de cohésion occidentale est précisément ce que cherchait à éviter la diplomatie chinoise depuis l’époque d’Obama et de Trump. La guerre de Poutine a donc énormément facilité la stratégie de Biden de construire une coalition impérialiste « démocratique » pour coincer la Chine et la Russie. Le soutien de facto de Xi à l’invasion russe a permis à l’impérialisme américain de mener beaucoup plus facilement une guerre par procuration contre la Chine, sa principale cible à long terme, sous le couvert du conflit avec la Russie. La nature et l’ampleur des sanctions occidentales contre la Russie sont un élément crucial de cette guerre par procuration.
La forte escalade du conflit avec la Russie est indissociable du conflit entre les États-Unis et la Chine. Biden a fait pression pour une alliance plus forte avec l’Europe, notamment par le biais de l’OTAN, en revenant sur la politique isolationniste de Trump connue sous le nom « America First ». L’objectif est d’isoler la Chine dans la politique internationale et d’accroître la pression sur elle dans les zones contestées de l’Indo-Pacifique, comme la mer de Chine méridionale et Taïwan. À long terme, l’Asie est stratégiquement plus importante pour l’impérialisme américain que l’Ukraine et l’Europe de l’Est. La guerre d’Ukraine est une répétition des conflits mondiaux qui se développeront à l’avenir.
Nous nous opposons à l’invasion de la Russie et aux programmes impérialistes de Poutine d’un côté, mais aussi à l’OTAN et à l’impérialisme américain de l’autre. Le sort horrible du peuple ukrainien est un avertissement des horreurs qui attendent l’humanité sous le signe du « capitalisme du désastre ». Celui-ci soulève maintenant le spectre des conflits militaires entre puissances nucléaires en plus de la crise climatique et des pandémies mortelles. Nous soulignons l’importance des manifestations héroïques contre la guerre qui ont eu lieu en Russie ainsi que la nécessité d’un internationalisme reposant sur la classe ouvrière, tout d’abord en solidarité avec les masses ukrainiennes, mais en reliant cela à la nécessité de combattre le militarisme et les politiques anti-ouvrières de tous les gouvernements capitalistes.
Les actions et déclarations de toutes les puissances impérialistes sont cyniques et malhonnêtes. Poutine nie de manière flagrante le droit de l’Ukraine à exister en tant qu’État-nation. Wang Yi déclare au monde que la Chine « préconise fermement le respect et la sauvegarde de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de tous les pays », mais les médias chinois ne diffusent que les comptes rendus russes du conflit et refusent d’utiliser le mot « invasion ». Biden aux Etats-Unis, Johnson au Royaume-Uni et Scholz en Allemagne ne sont pas motivés par le moindre souci du sort du peuple ukrainien, mais par la volonté d’extraire un maximum de bénéfices géopolitiques des problèmes de Poutine. Des années de manœuvres politiques de la part des États-Unis et de l’OTAN, avec le gouvernement capitaliste de droite ukrainien comme pion utile, ont contribué à semer les graines de la guerre. Aujourd’hui, l’OTAN est prête à « se battre jusqu’au dernier ukrainien », applaudissant le courage de sa résistance, mais cherchant à localiser et à contenir le conflit – comme le montre la saga des avions de chasse polonais « non désirés ».
La Chine en tant que superpuissance
Il s’agit de la crise internationale la plus grave pour le régime du PCC depuis l’effondrement de l’Union soviétique et des dictatures staliniennes en Europe de l’Est il y a trente ans. C’est la première fois que la Chine devient la deuxième superpuissance, défiant de près les Etats-Unis en tant que puissance impérialiste avec des sphères d’intérêt mondiales, des entreprises gigantesques et des investissements énormes à défendre. En 1992, la Chine ne figurait même pas parmi les dix premières économies mondiales. Elle était un spectateur discret qui se concentrait sur ses propres problèmes internes (achever la restauration du capitalisme après avoir écrasé la révolte de masse de 1989). Aujourd’hui, en tant que deuxième économie mondiale, la Chine est bien plus intégrée au système financier et commercial mondial que la Russie, onzième économie mondiale. Pour le capitalisme chinois, la menace d’être exclu des marchés occidentaux par des sanctions est bien plus grande que pour la Russie.
Nous nous opposons aux sanctions, qui sont un outil du capital financier dans les États capitalistes les plus puissants et peuvent être utilisées contre les travailleurs et la lutte socialiste à l’avenir. A Hong Kong et au Xinjiang, ASI s’est opposée aux sanctions occidentales en prévenant qu’elles n’arrêteraient pas la répression de l’Etat chinois mais qu’elles affaibliraient et démobiliseraient plutôt la lutte de masse. Les sanctions contre la Russie sont incommensurablement plus puissantes, mais notre opposition n’est pas basée sur l’intensité des sanctions, mais plutôt sur la classe qui exerce ce pouvoir et les objectifs qu’elle vise à atteindre.
Une croissance du PIB de 5,5 % ?
Pendant que l’Ukraine brûle, la Chine risque d’enregistrer des pertes économiques massives, même si les acrobaties diplomatiques du PCC (soutenir la paix en paroles tout en protégeant Poutine dans les faits) parviennent à la protéger des sanctions américaines et occidentales. La Chine est le plus grand importateur de pétrole au monde, avec 70 % de ses importations de pétrole et 40 % de ses importations de gaz. Alors que le prix du pétrole a déjà augmenté de 60 % en 2021, il a augmenté de 11 % depuis que l’armée russe est entrée en Ukraine. L’augmentation de l’utilisation du charbon et la destruction encore plus rapide du climat en seront les conséquences.
Le ministre chinois de l’agriculture a averti en mars que la récolte de blé de cette année « pourrait être la pire de l’histoire » en raison des fortes pluies. Le pays devra augmenter ses importations d’environ 50 %, les prix mondiaux du blé ayant bondi de 50 % pour atteindre des sommets depuis l’invasion. À elles deux, la Russie et l’Ukraine représentent un quart des exportations mondiales de blé, mais les sanctions et la guerre ont coupé cet approvisionnement des marchés mondiaux. La flambée des prix alimentaires mondiaux menace de provoquer une famine de masse et des « émeutes de la faim » dans de nombreux pays en développement.
Mais c’est la menace de sanctions secondaires – être entraîné dans le réseau de sanctions dirigé par les États-Unis qui a été tissé autour de la Russie – qui pourrait potentiellement porter un coup sévère à l’économie chinoise à un moment où la croissance intérieure faiblit sérieusement. Lors de l’Assemblée nationale populaire du 5 mars, le gouvernement a annoncé un objectif de 5,5 % du PIB pour 2022, soit l’objectif le plus bas depuis près de trois décennies. La plupart des économistes doutent que cet objectif puisse être atteint. Le FMI et d’autres organismes prévoient une croissance de 4,8 % cette année, mais pour le gouvernement, adopter un chiffre inférieur à 5 % aurait été un aveu de défaite, avec des conséquences réelles.
Même sans les dangereuses ramifications économiques découlant de la guerre, l’économie chinoise était confrontée à de graves problèmes : l’effondrement au ralenti du secteur immobilier, la hausse du chômage, le coma des consommateurs et la perturbation des chaînes d’approvisionnement résultant des fermetures de villes imposées pour contrer la propagation d’Omicron. Le régime de Xi s’est engagé à poursuivre sa politique de « dynamique zéro Covid », en dépit de l’échec de cette méthode à Hong Kong. Hong Kong compte désormais plus d’un million de personnes contaminées par le Covid. Le taux de mortalité par habitant y est le plus élevé de tous les pays touchés par la pandémie. La banque Morgan Stanley prévoit une croissance nulle au premier trimestre en raison d’Omicron. Le principal moteur de la croissance économique chinoise, le marché immobilier, se contracte depuis six mois (tant en termes de prix que de volumes de ventes), malgré un revirement du gouvernement qui a assoupli le contrôle du crédit, assoupli la politique monétaire et abandonné le projet de taxe foncière que Xi avait défendu.
Le PCC n’a pas prévu ni planifié la guerre de Poutine. Les raisons exactes pour lesquelles le régime de Xi a perdu si complètement le cap à un moment aussi crucial de la guerre froide sino-américaine en disent long sur les faiblesses et les contradictions internes du régime. Avec la première épidémie de Wuhan, la révolte de masse de Hong Kong en 2019, la guerre commerciale de Trump en 2018, Xi a été pris au dépourvu à chaque fois. À la lumière de ce qui s’est passé depuis, le communiqué conjoint de 5 000 mots du 4 février annonçant un partenariat stratégique « sans limites » amélioré avec la Russie – « plus qu’une alliance » selon les mots de Xi – est revenu le mordre. C’est le dirigeant chinois, et non Poutine, qui a pris l’initiative de ce nouvel accord, principalement pour renforcer son autorité sur la scène des Jeux olympiques d’hiver de Pékin, largement boudés ou boycottés par les dirigeants du monde entier (seuls 21 y ont participé, contre 68 en 2008). Pour Xi, dont l’objectif principal est d’étendre son pouvoir lors du 20e congrès qui se tiendra dans le courant de l’année, les Jeux olympiques sont l’équivalent d’un meeting électoral dans une démocratie bourgeoise – tout en feux d’artifice et en patriotisme.
« Comme deux frères »
« Il est significatif que les hauts dirigeants aient métaphorisé le partenariat stratégique des deux nations comme étant ‘dos à dos’ – ce qui signifie que les deux pays, comme deux frères, laissent l’un à l’autre le soin de défendre son dos… », a commenté le Global Times, lié au PCC (13 février). Cette rhétorique n’a pas bien vieilli. Les diplomates chinois tentent désormais d’esquiver et de louvoyer pour éviter d’être frappés par des sanctions occidentales en tant que « complices » de Poutine. L’accord du 4 février n’apporte pas grand-chose de neuf – il s’agit d’une reformulation et d’une extension des accords énergétiques et technologiques existants entre les deux pays. L’objectif était surtout d’envoyer un message : un front commun contre les États-Unis. Mais alors que Poutine était sur le point de lancer la plus grande guerre européenne depuis 80 ans, la décision de Xi était spectaculairement inopportune.
Xi a fait le pari que son régime profiterait des tensions militaires en Europe, ce qui obligerait l’administration de Biden à se détourner de l’Indo-Pacifique et de la Chine. Comme Poutine, Xi a probablement calculé que les divisions entre l’impérialisme américain et l’UE, en particulier l’Allemagne, s’accentueraient. En outre, montrant que les deux dictateurs ne sont pas « frères » et que leur alliance est en fait une alliance de convenance tactique, Xi a vu des avantages dans la dépendance accrue de la Russie vis-à-vis de la Chine en tant que partenaire dominant, un renversement de situation par rapport à la guerre froide des années 1950, lorsque, en tant que dictature stalinienne, la Chine était très largement le partenaire junior de l’Union soviétique. Si la diplomatie agressive et les menaces de Poutine à l’encontre de l’Ukraine avaient réussi, ne rencontrant que des protestations de la part du capitalisme occidental (comme ce fut le cas avec la répression de Xi à Hong Kong), cela aurait stimulé les visées du PCC sur Taïwan.
Pour ces raisons, que Xi ait été pleinement conscient ou non des plans d’invasion de l’Ukraine, il a peut-être savouré une situation dans laquelle la Chine regardait Poutine créer des problèmes pour l’Occident. Toutefois, le 24 février, tous ces avantages supposés se sont transformés en inconvénients.
Xi risque de devenir le dirigeant chinois qui a « perdu l’Europe ». Les tentatives de diplomatie commerciale et d’éloge de la « souveraineté » de l’Europe pour séparer l’UE, et surtout l’Allemagne, fortement dépendante de l’économie chinoise, de la stratégie anti-chinoise de Biden, ont été une caractéristique clé de la diplomatie chinoise. Celle-ci a connu de sérieux revers l’année dernière (l’effondrement de l’Accord global sur les investissements entre l’Union européenne et la Chine, ACI), les sanctions contre le Xinjiang, la retraite d’Angela Merkel, l' »incident lituanien »), mais la guerre en Ukraine et la relation de la Chine avec Poutine pourraient devenir le clou final du cercueil. L’impérialisme américain y travaille bien sûr activement, avec beaucoup plus de succès dans l’ombre de la guerre.
Les divisions impérialistes
L’appel de Biden à Xi Jinping le 18 mars a été en partie mis en scène pour les oreilles européennes, les deux présidents adaptant leurs remarques à Bruxelles et surtout à Berlin. Biden a mis en garde contre les « conséquences » si la Chine fournit une aide militaire à la Russie ou l’aide à contourner les sanctions occidentales, affirmant disposer de rapports de renseignement à cet effet. Les États-Unis fixent donc effectivement une « ligne rouge » pour la Chine et augmentent la pression sur l’Europe pour qu’elle la soutienne. Les graves effets des sanctions en Russie rendent cette menace très réelle pour Pékin.
L’UE est déjà divisée sur le renforcement des sanctions contre la Russie. Un diplomate européen a déclaré au Times que trois camps se sont formés. Il y a les « sanctionnistes » purs et durs, comme la Pologne et les États baltes, qui sont les plus proches de la guerre et les plus exposés au risque d’escalade militaire. Ils sont favorables à des sanctions encore plus sévères, telles qu’une interdiction totale des exportations énergétiques russes. Il y a les « contras » de l’aile opposée, l’Allemagne soutenue par l’Italie, la Hongrie, la Grèce et la Bulgarie, qui résistent à des sanctions plus sévères. Et puis il y a les autres.
Ces divisions internes correspondent en grande partie aux divisions antérieures sur la Chine – la Hongrie d’Orban est dans le camp pro-chinois, tout comme l’Allemagne traditionnellement (la Chine a représenté 38 % des ventes des constructeurs automobiles allemands en 2021), tandis que sur l’aile opposée, la Lituanie s’est engagée dans une bataille « David contre Goliath » avec la Chine qui s’est transformée l’année dernière en une crise commerciale plus large de l’UE. La guerre en Ukraine a profondément entamé l’initiative « Belt and Road » de Xi (les « Nouvelles routes de la soie »). Comme pour les sanctions et les autres effets de la guerre, les dommages pourraient être permanents et durer longtemps après la fin de la guerre. L’Ukraine est un pays clé des Nouvelles routes de la soie, tout comme la Russie bien sûr. La Pologne, la Hongrie, la Roumanie et la Slovaquie sont des membres de cette initiative qui soutiennent l’Ukraine, tandis que le Belarus, membre des Nouvelles routes de la soie, est du côté de la Russie dans cette guerre. Quelle ironie que le PCC ait présenté cette initiative comme une force de « paix et de coopération ».
Cela va obliger Pékin à réévaluer en profondeur l’ensemble du projet, qui rencontrait déjà d’importants problèmes en raison de la crise de la dette croissante dans de nombreux pays partenaires. En Europe de l’Est, des milliards de dollars d’investissements chinois sont désormais en péril en raison de la guerre de Poutine, avec près de 3 milliards de dollars de projets de construction rien qu’en Ukraine. Le groupe 17+1 des pays d’Europe de l’Est, un forum pour les investissements chinois, pourrait également voler en éclats. La Lituanie a quitté le groupe l’année dernière, et les puissances occidentales dominantes au sein de l’UE ont toujours considéré le groupe 17+1 comme un empiètement chinois dans leur « arrière-cour ». Cela pourrait conduire à un retour en arrière plus puissant contre la Chine et à une pression sur les petites « pièces d’échecs » nationales pour qu’elles coupent leurs liens avec l’initiative des Nouvelles routes de la soie.
Taïwan et l’Ukraine
L’avenir de Taïwan est lié au conflit ukrainien, mais pas de la manière envisagée à l’origine par Xi Jinping. La diplomatie chinoise a toujours insisté sur le fait que l’Ukraine et Taïwan n’étaient « pas les mêmes », se concentrant sur les questions de légalité et de « souveraineté », qui, comme l’a démontré Poutine, ne sont en fin de compte pas une barrière contre un régime capitaliste affamé. Taïwan n’est pas un « pays » dit le PCC, tout en étant en désaccord avec Poutine sur le fait que l’Ukraine mérite cette distinction.
Notre attitude repose sur des considérations bien plus fondamentales : la conscience nationale (qui s’applique clairement tant en Ukraine qu’à Taïwan), les aspirations démocratiques, la peur d’un régime autoritaire et d’une agression militaire. Dans le système du capitalisme et de l’impérialisme, les masses des deux pays sont malheureusement piégées entre des puissances plus grandes dont les agendas excluent la réalisation d’une véritable paix ou d’une véritable démocratie.
Xi Jinping a peut-être cru que le conflit ukrainien renforcerait sa position dans le détroit de Taïwan en détournant les ressources militaires américaines vers l’Europe et en exerçant une pression accrue sur le Japon par le biais de son alliance avec la Russie. Il espérait peut-être qu’en cas de victoire rapide et convaincante de la Russie, l’Occident serait démasqué comme un tigre de papier. Cela ne s’est pas produit. C’est plutôt l’inverse qui se produit et la stratégie de Xi visant à la « réunification » avec Taïwan semble plus problématique que jamais. Cela ne signifie toutefois pas qu’une guerre contre Taïwan ou une attaque chinoise est exclue à long terme, comme certains l’imaginent à tort. Ces derniers comprennent le petit groupe qui a quitté ASI à Taïwan l’année dernière, qui considère aujourd’hui la menace d’une action militaire chinoise comme un « bluff » et, à partir de cette conclusion naïve, ne voient plus la nécessité de lier la lutte pour l’indépendance au socialisme.
La piètre exécution de l’invasion de Poutine à ce jour, et les lourdes pertes russes possibles, devraient servir d’avertissement aux partisans de la ligne dure de l’Armée populaire de libération (APL) : une attaque contre Taïwan pourrait mal tourner. L’armée russe est bien plus aguerrie que celle de la Chine, et une invasion terrestre en Ukraine est un projet plus simple qu’une attaque amphibie sur Taïwan, qui, selon les experts militaires, serait au moins aussi difficile que le débarquement de 1944 en Normandie. Xi Jinping ne se risquera pas à la guerre s’il n’est pas sûr de la victoire, car une défaite militaire pourrait sonner le glas de son régime. Mais Poutine était également confiant. C’est pourquoi la guerre en Ukraine va provoquer des doutes et une réévaluation stratégique majeure dans les cercles militaires chinois.
Si le plan de Poutine consiste à occuper l’Ukraine, un objectif qui semble de moins en moins réaliste aujourd’hui, les États-Unis et l’OTAN réagiront probablement en finançant une insurrection ukrainienne de droite. Cela pourrait, sur plusieurs années et au prix d’un coût humain dévastateur, réussir à affaiblir la détermination de Moscou, mais aussi tendre à couper et à faire dérailler une véritable lutte de masse. Ce scénario poserait également des questions gênantes aux faucons taïwanais du PCC. Même en supposant que l’APL puisse organiser une invasion réussie de Taïwan, le contrôle d’une île dont la grande majorité des 23 millions d’habitants ne veulent pas être gouvernés par Pékin conduirait à terme à l’épuisement et à la désintégration de la force d’occupation.
La croissance du nationalisme
La croissance du nationalisme des deux côtés du détroit de Taïwan rend la situation encore plus volatile. Les craintes accrues à Taïwan que l’agression de Poutine n’incite son « meilleur ami » Xi à attaquer l’île ont renforcé le soutien au gouvernement DDP de Tsai-Ing Wen et à sa doctrine de militarisation pro-américaine.
Un sondage d’opinion réalisé en mars par la Taiwan International Strategic Study Society a révélé que 70,2 % des Taïwanais sont « prêts à faire la guerre » pour défendre l’île contre la Chine, contre seulement 40,3 % dans un sondage réalisé en décembre. Comme d’autres gouvernements, le DDP utilise la crise pour fabriquer de l' »unité nationale » afin d’étouffer la lutte des classes, et pour faire pression en faveur d’accords commerciaux plus pro-capitalistes avec les États-Unis et le Japon en échange de leur « protection ». Tsai pousse également à l’augmentation des dépenses d’armement et à l’extension du service militaire obligatoire.
Du côté chinois, le nationalisme vociférant en ligne s’accompagne d’un culte de Poutine et d’un soutien à la Russie, ce qui a été cultivé par le PCC pendant des années, mais risque désormais de devenir incontrôlable. Sur les réseaux sociaux, les nationalistes, dont certains sont proches du fascisme, sont devenus si stridents et confiants que leur venin n’est plus seulement dirigé contre les homosexuels, les féministes, les « séparatistes » taïwanais et les Hongkongais, mais même contre d’anciens nationalistes de premier plan du PCC, comme ce fut le cas de l’ancien rédacteur en chef du Global Times, Hu Xijin, qui a quitté son poste l’année dernière. La gestion de ces pressions nationalistes devient de plus en plus compliquée pour Pékin, qui risque de perdre toute « marge de manœuvre » et la capacité de mener une politique étrangère plus pragmatique en cas de besoin.
Pour la classe ouvrière d’Asie, d’Europe et du monde entier, la guerre en Ukraine ouvre la porte à une période encore plus dangereuse et tumultueuse de désordre capitaliste. Pour mettre fin à cette guerre et aux guerres futures, la classe ouvrière doit régler ses comptes avec le capitalisme et l’impérialisme. Manifester et s’organiser contre la guerre est un bon début, mais ce n’est pas suffisant en soi. La situation exige plus que des appels et des pressions sur les gouvernements pour qu’ils changent leurs politiques. Elle exige que la classe ouvrière surmonte son manque d’organisation, son manque de voix, son manque de pouvoir. La tâche de reconstruire un puissant mouvement socialiste des travailleurs contre le capitalisme et le militarisme est plus urgente que jamais.