Après le livre de Gustave Dache consacré à la grève générale de 60-61 : ‘‘La grève générale révolutionnaire et insurrectionnelle de l’hiver 60-61’’, les éditions Marxisme.be publient une nouvelle édition de l’autobiographie du révolutionnaire russe Léon Trotsky, ‘‘Ma Vie’’. Voici ci-dessous la préface de cette édition.
Il vous est possible de commander ce livre via redaction@socialisme.be ou en téléphonant au n°02/345.61.81 (658 pages, 20 euros).
Par Nicolas Croes
»Le trotskisme n’est pas un nouveau mouvement, une nouvelle doctrine, mais la restauration, la renaissance du marxisme véritable tel qu’il a été exposé et appliqué au cours de la révolution russe et des premiers jours de l’Internationale communiste » James Cannon (1942)
Ce n’est aucunement un hasard si les éditions marxisme.be ont choisi de rééditer cette autobiographie en ce moment, en pleine crise du système capitaliste, au beau milieu d’effroyables turbulences économiques et sociales. A travers le monde, des millions de personnes sont brutalement envoyées rejoindre la masse de ceux pour qui l’avenir n’est qu’incertitudes. Jamais autant de richesses n’ont pourtant été disponibles sur cette terre. Les ressources nécessaires pour assurer à chacun une vie décente dans une société qui vise à l’épanouissement de tous sont bel et bien là, à portée de main, mais elles sont accaparées par une petite élite bien décidée à préserver ses privilèges, qu’importe le moyen. Cette avidité prédatrice gâche l’énergie créatrice de milliards de personnes par le chômage, la misère, un travail sans cesse plus aliénant et des conditions de vie en constantes dégradations partout sur le globe. Cette spirale négative ne semble pas pouvoir toucher de fond.
Toutefois, malgré cette immonde opulence et une concentration de richesses véritablement inouïe, le pessimisme règne en maître parmi les élites dirigeantes. Face à ce système dangereusement à la dérive, leur inébranlable confiance d’autrefois est devenue anxiété. Aucune solution au sein de ce système ne semble capable de restaurer la croissance économique d’antan et de surmonter les contradictions internes du capitalisme, de plus en plus explosives. Voilà le contexte dans lequel l’establishment capitaliste a assisté, avec un effroi gigantesque, au grand retour des révolutions et des luttes de masse, particulièrement à partir de l’année 2011.
Pour toutes les élites, la chute de Ben Ali en Tunisie et celle de Moubarak en Egypte a constitué un effrayant avertissement, renforcé par les luttes de masse qui se sont développées bien au-delà de la région du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord par la suite. Malgré le frein constitué par des directions syndicales gagnées à la logique du ‘‘libre’’ marché, le chemin de la lutte s’est imposé aux masses en balayant du même coup toutes les thèses portant sur la fin de l’ère des révolutions. Que sont maintenant devenus ces contes qui qualifiaient de dépassé le rôle des syndicats, l’avenir appartenant aux ONG ? Ils se sont évanouis face à la spectaculaire réapparition du vieux spectre de la lutte des classes. Quant à cette jeunesse considérée comme égoïste et ‘‘matérialiste’’, elle a su donner une idée de l’étendue de la solidarité et de la détermination dont elle est capable au travers, notamment, du mouvement des Indignés et Occupy Wall Street ou encore en s’impliquant activement dans l’organisation des grèves générales qui ont commencé à secouer tous les continents.
Cette véritable guerre de classe a bien entendu son prolongement sur le terrain idéologique. Les élites capitalistes peuvent encore bien s’accommoder de changements au sommet du système, comme en Tunisie et en Egypte, pour autant que le système économique actuel soit préservé. Il leur est primordial de défendre l’idée que ce système reste le seul viable malgré les problèmes qu’il rencontre et suscite. Toute idée d’une alternative face au capitalisme nécessite donc d’être combattue pour finir réduite à néant ou au moins suffisamment déformée et caricaturée.
C’est dans cette optique que se déroule une lutte qui a pour champ de bataille le passé et l’héritage des luttes du mouvement des travailleurs. Ainsi présente-t-on le plus souvent la sanglante caricature de socialisme qu’est le stalinisme comme découlant directement du marxisme, ou en tout cas du bolchévisme. Ce mythe qui associe étroitement l’image de Lénine à celle de Staline réduit Trotsky au niveau d’un simple apprenti dictateur, un triste personnage jaloux d’avoir perdu une lutte personnelle pour succéder à Lénine. Cette fable s’effondre cependant très facilement à l’étude des faits historiques, et c’est pourquoi il importe pour les partisans du capitalisme – débridés ou ‘‘domestiqués’’ – de les passer sous silence ou de les déformer. La présente autobiographie de Trotsky est donc avant tout à considérer comme une des armes destinée à restaurer la vérité.
C’est comme cela que nous la voyons aujourd’hui, et il n’en a d’ailleurs jamais été autrement. A l’époque de sa rédaction, elle avait déjà pour tâche d’être une arme forgée contre Staline, contre la contre-révolution bureaucratique et sa monstrueuse machine de falsification. La bureaucratie soviétique, pour assoir son pouvoir usurpé aux masses, avait besoin de se présenter comme l’héritière de la Révolution d’Octobre. Des moyens colossaux ont donc été dégagés pour réduire au silence la moindre voix dissonante, sous le flot de la propagande et par les armes, à coups de purges et de meurtres de masse. Trotsky lui-même en fut victime en 1940, tout comme une bonne partie de ses meilleurs collaborateurs. Mais ses idées et ses analyses, elles, sont toujours vivantes aujourd’hui.
A l’époque tout comme aujourd’hui, la crainte de voir la recherche d’une alternative s’orienter vers le marxisme révolutionnaire a constitué la principale motivation de nombreux textes consacrés à Trotsky. Bien peu de personnages à travers l’histoire ont été sujet d’autant de calomnies et de mensonges. Durant des décennies, le mouvement des travailleurs a été inondé de textes sur Trotsky écrits sous la direction des dirigeants de Moscou. La plupart sont maintenant introuvables, sauf dans la poussière des étagères des bouquinistes, et c’est heureux, mais s’ils restent pour les historiens d’importants témoignages sur la falsification. Maintenant que le stalinisme et la protection qu’il représentait se sont effondrés en Russie, s’y référer autrement équivaut à se couvrir de ridicule pour un chercheur.
Récemment pourtant, l’écrivain britannique Robert Service a publié une biographie de Trotsky dont les nombreuses contradictions sont basées sur les mensonges précédemment propagés par le stalinisme. Mais cette publication là non plus n’est aucunement un hasard, elle a un objectif bien précis. Le lecteur qui découvre Trotsky aujourd’hui peut être surpris de constater qu’un homme décédé il y a plus de 70 ans continue de déchaîner les passions à ce point. Il en comprendra toutefois aisément les raisons à la lecture des pages qui suivent. La théorie de la ‘‘révolution permanente’’ de Trotsky, par exemple, garde toute sa pertinence au regard du processus révolutionnaire à l’œuvre au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Du fond du XXe siècle, elle clame qu’une seconde révolution est nécessaire pour réellement concrétiser les aspirations démocratiques des masses en renversant le régime capitaliste. Les lignes de Trotsky consacrées à la révolution russe semblent constituer un manuel offert aux révolutionnaires des places Tahrir et à l’encre à peine sèche.
‘‘Ma Vie’’ est le premier livre de Trotsky écrit en exil, suite à son expulsion hors d’Union Soviétique. De ce fait, une bonne partie de son travail politique n’est pas abordée, il manque encore une bonne décennie d’activités politiques. Durant ces années-là, Trotsky a fait l’expérience d’une ‘‘planète sans visa’’, selon ses propres termes, un monde où les divers gouvernements refusaient les un après les autres d’accueillir le grand révolutionnaire jusqu’à ce que le Mexique lui ouvre ses portes en 1936. C’est là qu’il sera assassiné en 1940 par le stalinien Ramon Mercader.
Ces années sont pourtant cruciales dans l’apport théorique et pratique de Trotsky au marxisme, et nous encourageons le lecteur à s’y intéresser. Toute cette période est marquée par la lutte contre le fascisme et l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933 et l’approche de Trotsky à ce sujet reste une précieuse contribution pour la lutte contre l’extrême-droite au 21 siècle. Les années ’30, c’est encore la révolution espagnole, les grandes grèves de 1936 en France, la fondation de la Quatrième Internationale, le Pacte Hitler-Staline et l’arrivée de la seconde guerre mondiale. Ce sont aussi les années qui ont suivi le grand crash de 1929 et au cours desquelles Trotsky a observé avant bien d’autres la montée des Etats-Unis. Sur tous ces thèmes et bien d’autres, les analyses de Trotsky restent marquantes et profondément ancrées dans les questions que se posent tous ceux qui veulent changer le monde.
Durant tout ce temps aussi, la vie de Trotsky était en sursis, et il le savait fort bien. Pour la bureaucratie soviétique, et Staline à sa tête, noyer dans le sang la vieille garde bolchévique était une priorité absolue. Les années ’30 sont en Russie des années de répression féroce qui voient les témoins de la Révolution d’Octobre et les défenseurs des principes du marxisme authentique groupés dans l’opposition de gauche traqués, expulsés du parti, exilés en Sibérie, puis enfin exécutés ou laissés à pourrir dans les camps de travail. Le plus vieil et redoutable adversaire du ‘‘chacal du Kremlin’’ (comme l’appelait Trotsky lui-même) était cependant toujours vivant, libre de parler et de poursuivre son effort porté à la fois contre le capitalisme et la caste bureaucratique à la tête de l’Union Soviétique.
A l’approche de la seconde guerre mondiale, alors que Trotsky était plongé dans la rédaction d’une monumentale biographie de Staline qui devait rester inachevée, l’impératif de supprimer le dernier à porter encore sur ses épaules le véritable héritage de la révolution russe et son expérience devint des plus pressant. Cette triste tâche fut accomplie le 21 août 1941 par un agent du Kremlin infiltré parmi les proches de Trotsky. En récompense de ce meurtre politique, il sera fait Héros de l’Union Soviétique et chevalier de l’Ordre de Lénine à sa libération au début des années ‘60.
A travers ‘‘Ma Vie’’, le lecteur découvrira un Trotsky vivant la révolution non pas à travers une liste de dogmes, comme l’image en a été propagée par les staliniens et les sociaux-démocrates, mais à l’aide d’une grille d’analyse marxiste destinée à décrypter les évènements neufs sur base des leçons des anciens pour en anticiper les conséquences et ainsi pouvoir adapter le travail des révolutionnaires. Nombreux seront ceux qui s’étonneront de découvrir un personnage ne cherchant ni à dissimuler ses mésestimations passées ni à les justifier mais qui, au contraire, veut faire partager toute son expérience, y compris celle acquise au cours de ce qu’il a par la suite considéré comme des erreurs.
Ainsi, Trotsky n’a formellement rejoint les bolchéviques qu’en juillet 1917, et n’a donc que tardivement rejoint Lénine sur la conception du parti révolutionnaire, ce dernier rejoignant Trotsky sur la conception des tâches de la révolution socialiste. Par la suite, il a systématiquement défendu avec acharnement la conception léniniste du parti révolutionnaire alors que certains le pressaient de s’en distinguer au même titre que du stalinisme.
En préface à son Histoire de la révolution russe, dont nous conseillons vigoureusement la lecture, Trotsky a notamment écrit : ‘‘Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient pas du cylindre ni du piston mais de la vapeur.’’ C’est cette tâche qui est la plus urgente actuellement, celle de construire le meilleur piston pour canaliser l’extraordinaire énergie des masses en lutte contre le capitalisme.
A ce titre, nous invitons le lecteur à tirer les leçons que Trotsky a lui-même tirées de son expérience militante et à non seulement chercher à approfondir sa compréhension de ce que le marxisme révolutionnaire signifie aujourd’hui, mais aussi et surtout à considérer de participer à la construction de ce ‘‘piston’’.