Moscou : Quand la manifestation vire à la bataille rangée

Ce dimanche 6 mai, le pouvoir a démontré dans la pratique que son atout le plus important en ce qui concerne les manifestations de l’opposition anti-Poutine sera son appui sur les forces de l’ordre. L’opposition s’est quant à elle, comme auparavant, révélée impuissante à mobiliser les larges couches de travailleurs. Plus précisément, l’opposition libérale et le “Front de gauche” qui se traine à sa queue n’ont même pas essayé de se tourner vers les travailleurs, et cela se reflète dans leur programme et dans leur tactique de lutte.

Art Jeleznovski, Komitiét za rabotchi internatsional, Moscou

La “marche des millions” annoncée par Oudaltsov (leader du “Front de gauche”) lors de la manifestation du 10 mars à Novy Arbat devait, selon la logique du comité d’organisation, être la conclusion du mouvement d’opposition débuté en décembre. Mais par quoi conclure l’“étape” en cours ? Par un véritable plan d’actions à proposer au mouvement ? Par la fondation d’une organisation politique de masse ? Par une décision d’organiser de nouveaux types d’action avec un niveau plus élevé de conscience ? Non. Il est clair que cette opposition ne peut se vanter de quoi que ce soit. Et c’est pourquoi il ne reste à utiliser que cette ressource qui est toujours traditionnellement utilisée afin de faire redescendre un mouvement – l’extension d’une action bonne à rien sur le plan politique en un “action plan” complètement absurde. Mais cette fois, à mon avis, cela s’est avéré plus difficile, et les conséquences des événements d’aujourd’hui se répercuteront certainement dans le futur. Trop de personnes nouvelles en politique ont aujourd’hui perdu leurs illusions tant en ce qui concerne l’opposition libérale qu’en ce qui concerne les autorités.

Il y eu en gros deux chapitres dans les événements d’aujourd’hui : tout d’abord le cortège pacifique jusqu’au cinéma Oudarnik, ensuite l’opposition contre l’OMON (les forces spéciales de la police) qui s’en est suivie, jusqu’à la dispersion de l’ensemble des manifestants, qui constitue la répression la plus brutale dans l’histoire de la Nouvelle Russie, avec une énorme quantité d’arrestations (on parle à présent d’un chiffre de 500 personnes, mais selon nos observations ce chiffre doit sans doute être multiplié par deux). La surprise a été provoquée tant par le nombre de manifestants (entre 30 et 40 000 personnes selon notre estimation, bien que les autorités ne parlent que de 8000), que par les mesures de contrôle policier (ils fouillaient soigneusement tous les sacs à l’entrée, en inspectant tout le contenu, sans afficher la moindre bienveillance envers les participants, en confisquant même les bouteilles d’eau et la nourriture). Il est clair à présent que le pouvoir se préparait de cette manière à une répression rapide des manifestants, les privant de tout moyen de résistance ou de toute possibilité de lancement d’un mouvement d’occupation (ils nous ont même pris nos bouteilles d’eau !)

De manière générale, cette manifestation de part le nombre de participants a frôlé l’ampleur des actions de l’opposition en décembre ; mais en plus, on peut maintenant constater que le nombre de militants politiques a considérablement augmenté. Tant la présence que l’influence de l’extrême-droite a aussi considérablement diminué. Tout comme auparavant, il y avait peu de travailleurs, sans parler de la moindre représentation syndicale ou autre. L’abondance de jeunes ne permet malheureusement pas de constater une hausse dans la conscience idéologique des manifestants, mais seulement que le pouvoir est en train de perdre le contrôle sur la jeunesse de manière générale.

Pendant le cortège, les militants du Komitiét za rabotchi internatsional (KRI, section russe du Comité pour une Internationale Ouvrière) étaient, tout comme lors du 1er Mai, présents dans le bloc LGBT, écologiste et féministe. Par deux fois, nos camarades se sont vus impliqués dans des échauffourées avec un groupe d’individus portant des masques, qui nous attaquaient au nom d’une “Russie propre” ; mais ils ont été contraints de battre en retraite devant l’unité de notre bloc et notre détermination à défendre notre drapeau. Par contre, sur le front de l’opposition avec l’OMON, il se trouvait très peu de défenseurs de la “pureté de la nation russe” ; et ceux-là étaient représentés par les fameux mouvements impériaux, et non pas par d’étranges nazis portant des masques. Après quoi, le drapeau LGBT n’est pas descendu du front. Il faut dire que, vu l’ampleur de leur mobilisation et la qualité de leurs slogans, les LGBT ont devancé de très loin de nombreux habitués des manifestations, et se sont depuis longtemps déjà révélés se trouver de facto à l’avant-garde de la lutte contre le régime.

En arrivant au cinéma Oudarnik, le cortège s’est subitement arrêté. On a alors appris qu’Oudaltsov et ses compagnons du Front de gauche avaient arrangé un sit-in près de l’entrée de la place du Marais, revendiquant que l’on les laisse traverser le Grand pont en pierre (Bolchoï Kamenny most) qui mène au Kremlin. Tentant de conserver leur autorité politique vu l’absence de slogans de lutte clairs, et sans aucune mobilisation conséquente des autres participants à l’action, de telles actions non concertées ne peuvent être estimées que comme une provocation. De même en ce qui concerne la tentative de dresser un camp d’occupation : vu la désorganisation des manifestants, il ne s’est écoulé en tout qu’une demi-heure entre l’édification de quelques tentes sur la place du Marais et leur démolition par l’OMON.

En réponse à l’action d’Oudaltsov, les autorités ont instantanément déclaré prohibé le meeting qui venait de commencer (c’est tout juste si l’on a entendu une chanson des hauts-parleurs), ont encerclé la foule, et ont déclenché la répression totale. Il semble que les autorités étaient au courant des plans d’Oudaltsov, mais ne faisant aucun pronostic à l’avance d’actions si massives, s’étaient déjà préparées à organiser la débâcle physique de tous ceux qui s’étaient rassemblés là. Mais ici aussi, la rigidité de la mentalité des bureaucrates fonctionne comme un mécanisme enrouillé. La suppression d’une action si massive, même en prenant en compte la désorganisation plus complète de ses participants, à la veille de l’intronisation de Poutine, est une action dont les conséquences se retourneront bientôt contre le pouvoir lui-même.

Vu le grand nombre de manifestants, la répression s’est prolongée pendant des heures, accompagnée de toute une série d’âpres combats, au cours desquels les manifestants ont tenté de tenir la défensive, et sont même plusieurs fois passés à l’offensive, arrosant les policiers de pierres et tentant de les frapper à l’aide de leurs drapeaux et d’armes improvisées. Il y a eu des tentatives de dresser des barricades, mais à bien y regarder, il n’y avait sous la main rien sur base de quoi les construire (mis à part des containers à poubelles et des cabines WC). Il est intéressant de remarquer que les gens ont eux-mêmes tenté d’organiser la défense ; on en a même vus qui ont tenté d’arranger une formation de combat qui a été capable de résister de manière efficace à l’OMON ; d’autres ont mené la mobilisation au cœur même de la masse des manifestants qui se trouvaient à l’arrière et avaient du mal à comprendre ce qui se passait au juste. Bref, l’OMON a tout simplement nettoyé l’ensemble du territoire, et l’ensemble des manifestants, ou en tous cas une grande majorité d’entre eux, a succombé sous l’averse des coups de matraques. Quittant le lieu des combats avec une épaule cassée et une oreille fracassée par les matraques de l’OMON, l’auteur de ces lignes ne pouvait s’empêcher de constater qu’il devient de plus en plus difficile d’intimider la population. Malgré la brutalité de l’OMON – pourtant qualifiée de trop molle par Peskov, le secrétaire de presse de Poutine -, malgré la folie des bureaucrates qui ont arrangé en plein centre de Moscou une grande offensive sur une foule de gens désarmés qui souhaitaient tout seulement se rendre à un meeting afin d’y exprimer leur opposition au régime, malgré tout cela donc, l’effet d’intimidation n’a clairement pas fonctionné.

Vu le manque d’organisation et la faiblesse politique des manifestants, ce combat était perdu d’avance ; cependant, les gens montraient les dents, les affrontements ont repris encore et encore, et la foule a commencé à scander des slogans de plus en plus politiques. Nombre d’entre ceux qui sont tombés aujourd’hui dans ce hachoir ont sans doute perdu leur crainte des combats, et sauteront au contraire frénétiquement sur la moindre raison de protester encore plus. Et apporter aux manifestations un vecteur social, les remplir d’un sens politique, y entrainer la classe ouvrière, fonder des comités de lutte pour la mobilisation – voilà la tâche prioritaire des socialistes.

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