Russie : Du résultat des élections, des erreurs tactiques et de l'avenir de l'opposition

Ce n’est pas Poutine qui a triomphé, mais le régime. Cette victoire a été organisée non seulement par la Commission électorale centrale et par les “ressources administratives”, mais aussi par les interventions inoffensives et dénuées de tout contenu de l’opposition non-parlementaire, et par sa tactique au fond complètement erronée. Cette victoire a été organisée par les partis officiels qui ont détourné les manifestants les plus actifs vers le mouvement absurde des observateurs électoraux. Chacun a apporté sa pierre au spectacle avec le résultat couru d’avance que nous constatons aujourd’hui. Cependant, cette farce a elle aussi connu ses propres surprises : la chute de Mironov (le candidat “social-démocrate), et la brusque envolée de Prokhorov. Que signifie tout cela, et que faire après les élections ?

Denis Razoumovski et Lev Sosnovski, KRI, Moscou

Une tactique erronée

L’union de l’opposition des libéraux, des nationalistes et de la “gauche” a adopté une tactique du “vote pour n’importe qui sauf Poutine”, que la “gauche” a ensuite concrétisé par son slogan du vote “contre Poutine et la droite”, espérant ainsi répéter le succès des élections parlementaires. Leur analyse se basait sur une simple analogie, se disant que si les gens en avaient marre de Russie unie, alors c’est qu’ils en avaient marre de Poutine. Mais Poutine n’est pas Russie unie. Et les élections présidentielles ne sont pas les élections parlementaires. Quelle est la différence ?

Les élections au parlement se déroulent sur base de listes régionales, sur lesquelles se présentent des candidats connus localement et qui ont une crédibilité bien définie. Par exemple, les travailleurs de la province de Léningrad étaient prêts à soutenir Alekseï Etmanov en tant que célèbre militant syndical qui avait mené la grève à l’usine Ford. Etmanov, à son tour, a utilisé la confiance que lui accordaient les travailleurs afin d’appuyer la liste de Juste Russie. Ainsi, lors des élections parlementaires, il y a toujours eu des candidats au niveau régional capables de recueillir les votes de protestation afin de punir Russie unie, avec qui le simple citoyen se heurte chaque jour en la personne des bureaucrates ou de ses patrons. Les gens utilisaient la “tactique Navalny” uniquement tant qu’ils voyaient une réelle alternative autour d’eux, ou simplement de nouvelles têtes. Mais les élections présidentielles sont une toute autre affaire.

Appeler à voter contre Poutine signifie appeler à voter pour d’autres candidats, mais pour lesquels ? Pour le clown de droite populiste Jirinovski ? Pour l’ex-bureaucrate soviétique Ziouganov ? Pour Mironov, qui ne se lasse pourtant pas de répéter que son programme est à 90 % identique à celui de Poutine ? Ou pour Prokhorov, le Monsieur-12-heures-de-travail-par-jour ? On voit ces gens tous les jours, et la confiance en eux, la certitude qu’ils sont capables d’accomplir un réel changement, est quelque peu inférieure à celle que l’on peut placer en Poutine. Il suffit de comparer les huit millions de voix que Juste Russie a reçu aux élections parlementaires, aux seulement deux millions en faveur de Mironov aux présidentielles. La seule exception est Prokhorov, qui a reçu la deuxième place dans trois des plus grandes villes, du fait que beaucoup le considéraient comme une “figure fraiche”. Lorsqu’on discutait avec les gens lors de l’action du “Cercle blanc”, on pouvait les entendre dire que la destruction du budget social ne leur plaisait pas, c’est pourquoi ils s’apprêtaient à voter pour Prokhorov, dont le programme semblait être fait d’une coupe plus rapide du budget et de réformes plus vives que celles de Poutine. Le vote de protestation auquel s’attendait le régime est parti en direction de Prokhorov ; son image d’“homme d’affaires à succès” a été un atout supplémentaire comparé aux autres populistes sur scène.

Ziouganov a reçu son plus bas niveau de soutien de toute sa carrière politique (2012 : 12 millions de votes, 2008 : 13 millions, 2000 : 21 millions, 1996 : 30 millions) – le juste paiement de son soutien constant au régime et de son mépris affiché pour le mouvement de protestation. Juste Russie a perdu 6 millions de votes, et il est peu probable qu’il puisse jamais se remettre de cette chute.

Le vainqueur est en réalité le candidat “boycott”. Si l’on compare le résultat des élections avec 2004 et 2008, le régime a perdu environ 10 % de voix. Plus de 40 % des électeurs ont soit refusé d’aller voter, soit déchiré leur bulletin. C’est 5 % de plus que lors des élections précédentes, c’est 10 % de plus que le vote pour Poutine. Ces gens expriment aujourd’hui de manière passive leur méfiance envers le système. Si seulement une campagne de boycott actif avait été organisée de manière aussi large que les appels à participer au cirque électoral, elle aurait pu inciter ces gens à aller voter dans la rue : par des manifestations, par des occupations de places, et par des grèves contre le régime. On aurait pu bloquer le travail du parlement tout de suite après les élections de décembre – n’est-il pas illégitime ?

Tous les candidats et partis existants sont d’une manière ou d’une autre des piliers du système poutine ; ils ont plus d’une fois exprimé leur soutien à son égard. Dans ces conditions, aucun changement n’est à attendre de la part des élections, même en cas d’élections transparentes et honnêtes, quelle que soit la tactique électorale choisie. Les libéraux, les nationalistes et la “gauche” à la Oudaltsov ne sont pas capables de se détacher des élections bourgeoises, de se tourner vers les masses avec une tactique de boycott actif qui place la question d’une assemblée constituante. Le démantèlement de l’ensemble du régime n’est pas dans leur intérêt ; ils ne veulent que le placer sous leur propre contrôle.

La désillusion des observateurs aux élections mérite une mention à part. Dans de nombreux bureaux de vote, à la grande surprise des observateurs indépendants, tout s’est déroulé de manière parfaitement honnête. Supposant que le soutien à Poutine n’était pas aussi grand que le proclament les médias pro-gouvernementaux, de nombreuses personnes avaient décidé que le fait de s’inscrire en tant qu’observateur indépendant afin de veiller à l’honnêteté des élections amènerait en soi à la chute du régime ; mais il en a été tout autrement. Poutine a réellement, sans besoin de la moindre fraude, obtenu en moyenne plus de 50 % dans tout le pays. Voici par exemple le témoignage extrêmement intéressant d’un de ces observateurs : « J’ai gardé l’urne comme un cerbère, j’ai parcouru à fond tous les documents dans les moindres détails, j’ai observé attentivement chaque bulletin qui était placé dans l’urne, j’ai décortiqué les registres, et une fois tous les votes étalés devant moi, je n’ai pas pu en croire mes yeux – j’ai tout revérifié, autant que possible, mais cela n’a rien changé … Dans notre bureau de vote, Poutine avait obtenu 58,2 % des voix. Les gens étaient venus et avaient voté. … Je crains que cela soit la véritable expression de la volonté de ce quartier dépressif de la ville de Perm. Pas que cela ait été pour moi complètement inattendu, mais… Mais si c’est vraiment partout comme ça, alors ce pays n’a aucun avenir – il est vraiment temps de se casser d’ici. » De cette manière, au lieu de donner une réponse politique au questionnement de la majorité, de proposer une auto-organisation dans la lutte contre le régime, l’opposition a appelé à participer en masse aux élections en tant qu’observateur indépendant, dont le seul résultat a été de confirmer la victoire de Poutine.

Unité imaginaire – frein à la lutte

Nous avons maintes et maintes fois entendu les discours sur la nécessité de l’unité de toutes les forces d’opposition. Cette unité s’est spontanément formée après le tout premier meeting aux Clairs Étangs : les libéraux, les nationalistes et la gauche ont formé un comité d’organisation qui a par la suite organisé pratiquement toutes les actions. Mais, en réalité, cette unité est devenue un frein au développement du mouvement. Comme si les travailleurs du Caucase allaient soutenir des actions auxquelles des nationalistes cachés et des nazis déclarés appelaient de la tribune à « un pouvoir rousski » ! Alors que c’est justement au Caucase que l’on a vu la plus grande proportion de votes en faveur de Poutine : 90 %. Il est certain que ce chiffre est falsifié, mais pour pouvoir chasser les barons locaux à la solde du Kremlin qui livrent les statistiques de vote requises au gouvernement, les travailleurs du Caucase doivent se lier à la lutte commune. La xénophobie et le nationalisme sont un des freins les plus puissants pour la diffusion du mouvement à l’échelle de tout le pays.

Les libéraux sont incapables de proposer quoi que ce soit qui soit différent du programme de Poutine (lisez par exemple la “Feuille de route” du groupe “Solidarnost”!), ils ne pourront jamais un soutien de masse. Tout le monde sait qu’ils ne sont en réalité rien d’autre que des éléments déchus du régime poutinien, chair de la chair de ce régime.

La gauche non-officielle, qui à la première occasion s’est alignée derrière Ziouganov, a dans les faits démontré ce que valent toutes ses phrases radicales sur son opposition au capitalisme. Une véritable lutte et une juste tactique, qui se fonde sur une analyse des forces de classe, demandent un effort minutieux dans la vie de tous les jours – et non pas incendier des poubelles lors des manifestations ou jeter de la merde sur l’ambassade américaine. La chute de la direction de gauche est d’autant plus profonde que son discours parle de compromis et de collaboration avec les libéraux et les nationalistes, pour la création d’un gouvernement de coalition : « Aucune force de l’opposition aujourd’hui n’a de perspectives d’arriver au pouvoir, seule un gouvernement de coalition pourrait dans un futur proche remplacer l’autocratie des “Saints-Pétersbourgeois”. Ainsi en effets les places mêmes ont déjà formé une coalition, une série de structures autogérées, horizontales, comme on aime à le dire, qui montrent bien que la démocratie est tout à fait possible – pas comme l’imitation qui en est faite par la Douma, mais en tant que processus de recherche de compromis en-dehors des structures artificiellement créées par le pouvoir. Et ici justement est représenté l’ensemble du spectre politique, des libéraux les plus à droite aux radicaux de gauche, en passant par les nationalistes. Le résultat le plus important de ces actions de protestation contre la fraude électorale, est le réveil de toutes les forces politiques et leur saine concurrence dans le processus de collaboration » (Interview d’Oudaltsov dans “Russie littéraire”). Mais quel compromis est-il possible entre la défense de la gratuité de l’enseignement et des soins de santé, et les coupes budgétaires ? Entre la journée des 7 heures et la journée des 12 heures ? À quoi bon pareille tactique ? Elle ne sert qu’à ce qu’en arrivant au pouvoir main dans la main avec l’ennemi de classe, une telle gauche se verra incapable d’accomplir en réalité même cet embryon de programme minimum qu’elle prétend défendre.

Aussi paradoxal que cela paraisse, en vue d’une réelle unité, ce qu’il faut au mouvement du Marais aujourd’hui est justement des délimitations – une discussion politique sur le programme, les méthodes, la stratégie et la tactique dans la lutte. Sans cela, le mouvement est d’avance condamné à aller droit au mur.

Après les élections

Il y a bel et bien eu fraude lors des ces élections. La pratique du carrousel est un fait bien établi. Bien que celle-ci ait été moins présente que lors des élections parlementaires. Elle était nécessaire au régime afin d’accroitre l’ampleur de sa victoire, et de s’assurer d’obtenir une majorité même dans les villes les plus contestataires (Moscou, Saint-Pétersbourg), afin que le niveau de soutien au régime paraisse homogène dans tout le pays.

Nous avons déjà écrit de nombreux articles au sujet de la scission au sein de la classe dirigeante. L’état de siège virtuel du Kremlin, les camions chargés de soldats dans le centre-ville, la rhétorique militariste – tout cela montre une tendance à un “serrage de vis”. Poutine montre aux bourgeois de l’opposition que la véritable force, c’est lui, avec ou sans soutien passif de 30 % de la population en droit de voter. Il n’existe aucune autre force semblable dans le pays, il n’en laissera apparaitre aucune. Sans la dictature de Poutine, la classe dirigeante restera face à face avec les autres manifestants qui exigent encore l’annulation des réformes néolibérales et qui cherchent à diriger le développement du pays sur une autre voie, peu avantageuses aux intérêts des grosses entreprises. C’est pourquoi l’idée d’élections honnêtes est à oublier – la seule perspective pour eux est la reconstruction d’une dictature sur base d’un nouveau visage, afin de pouvoir mener la guerre de classe avec toutes les armes à leur disposition. Et au cas où les masses de toute la Russie ne se mettent pas bientôt à soutenir l’opposition de Moscou et de Piter, il faut s’attendre à la dispersion du mouvement. La période électorale est finie, nous pouvons revenir au travail habituel.

En l’absence de leur propre organisation et d’une direction combative, les masses qui sont descendues dans les rues après les élections parlementaires n’ont fait que piétiner sur place. Les libéraux, les nationalistes, la “gauche” – personne d’entre eux ne possède un programme de lutte – c’est pourquoi ils sont condamnés à pourrir le mouvement, si pas aujourd’hui, alors demain. Lors de la manifestation du 5 mars, le lendemain des élections présidentielles, qui n’atteignait pas et de loin le nombre habituel de participants, on pouvait déjà constater la déception de la part d’une bonne partie des militants. Et la manifestation immédiatement prévue pour le 10 mars donnera une confirmation décisive de la baisse décisive du taux d’activité. Mais l’humeur de protestation qui existe déjà ne disparaitra pas du jour au lendemain, elle se trouvera un débouché d’une manière ou d’une autre, après une réinterprétation, une analyse des erreurs et la disparition de plusieurs illusions – car le terreau pour cette humeur contestataire n’est pas les élections, mais la politique de la classe dominante, la disparition des soins de santé, de l’enseignement, la baisse du niveau de vie. La classe dirigeante ne dispose d’aucune ressource qui lui permette d’atténuer les contradictions de classe ; à l’horizon se pointe une nouvelle récession.

Lors de la manifestation du 5 mars, comme toujours ces derniers temps, c’est une fois de plus Alekseï Navalny qui s’est révélé le plus malin, en proposant de déployer une agitation de masse. Et c’est effectivement la seule décision valable – si le régime dirigeant a dans les faits dévoilé le fait qu’il jouit d’un soutien de masse passif, alors il est temps de commencer à travailler à cela, afin de le dépouiller de ce soutien. Et ce sont les slogans d’auto-organisation qui deviennent à présent les plus actuels. À présent, après la fin du cycle électoral, les questions sociales passent à nouveau au premier plan – les soins de santé, l’enseignement, la hausse des prix, etc.

La politique du groupe dirigeant va bientôt éloigner d’elle même ceux qui avaient voté pour la “stabilité”. Parce qu’il n’y aura pas de stabilité. Pour l’agitation, les liens entre villes et la coordination des actions à propos de la liquidation de l’enseignement et des soins de santé, de la hausse des prix et d’autres questions sociales de la vie de tous les jours, il ne nous faut pas des “comités citoyens” – qui ne sont qu’une soupe infâme de libéraux, de nationalistes et de “gens de gauche”, mais des comités de lutte constitués de travailleurs et d’employés provenant de tout le pays. Pour que les occupations de place ne virent pas à la farce, pour que les gens participent réellement massivement et restent dans le mouvement, les masses des travailleurs et de la jeunesse doivent refuser de retourner à leurs études et à leur travail, c’est-à-dire déclarer la grève. Et pour cela, il faut en premier lieu des comités syndicaux et des comités de grève.

Les “dirigeants” qui ont tenté de grimper sur le dos des manifestants afin de se hisser au fauteuil présidentiel ou à un poste de ministre, ont déjà révélé leur impuissance et leur faillite. La cause est maintenant la nôtre, c’est l’affaire de chacun d’entre nous. Organisons-nous ! Pour un deuxième tour – dans les rues !

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