Editions Marxisme.be : « Le peuple veut la chute du système – Révolution et contre-révolution en Tunisie (2010-2013) »

Photo : Wikicommon. Sur la banderole : “El Bouazizi nous a laissé un conseil : ne jamais abandonner la lutte”

A l’occasion du 10e anniversaire de la chute du dictateur Ben Ali, les éditions Marxisme.be publient un nouvel ouvrage qui revient sur ces événements tumultueux riches en leçons pour les luttes actuelles. Parmi les plus importantes d’entre elles : la compréhension de la puissance du mouvement de masse. Le texte ci-dessous est l’introduction du livre. Nous espérons bien entendu qu’elle vous donne envie d’en faire l’acquisition.  

Au sujet de l’auteur : Cédric Gérôme est membre de l’Exécutif International d’Alternative Socialiste Internationale. Il a visité la Tunisie a de nombreuses reprises, y compris pendant les événements révolutionnaires de janvier 2011. Il a écrit de manière extensive sur les questions touchant à l’Afrique du Nord et au Moyen-Orient.

Le peuple veut la chute du système – Révolution et contre-révolution en Tunisie (2010-2013)

Retour là où tout a commencé. Il y a dix ans, la Tunisie devint le point de départ d’une chaîne d’événements historiques qui, à l’origine, suscitèrent l’imagination populaire du monde entier, et ont depuis profondément remodelé l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient.

L’allumette utilisée par le vendeur de rue tunisien Mohamed Bouazizi pour s’immoler par le feu par désespoir, un jour d’hiver 2010, embrasa toute la région. En quelques semaines, les familles arabes régnantes, les généraux, les magnats d’affaires, les potentats et les dictateurs, les cheikhs et les monarques, ainsi que leurs puissants soutiens internationaux, tous tremblaient d’effroi à l’éruption de millions d’exploités déferlant dans les rues, de Tunis à Sanaa, de Manama au Caire. Le slogan “Ash-sha’b yurid isqat an-nidham” (Le peuple veut la chute du système), reflétait la soif éperdue d’une rupture fondamentale avec l’ordre ancien. Croulant sous une misère insupportable, la corruption, le chômage endémique, l’humiliation constante par des appareils d’État pachydermiques, les masses ne pouvaient plus vivre comme avant. L’ancienne manière pour les élites dirigeantes de maintenir leur système en place ne fonctionnait plus. Les conditions étaient réunies pour une confrontation massive entre les classes.

Le matin du 15 janvier 2011, alors que le despote tunisien Zine El Abidine Ben Ali avait fui le pays la veille après qu’une puissante cascade de grèves ne lui ait laissé d’autre choix, je me pointai, avec mon sac à dos embarqué à la hâte, à l’aéroport de London Heathrow. L’employé de British Airways me demanda quelle était la destination de mon vol. “Tunisie”, lui dis-je. “C’est pas là qu’il y a une guerre, ou quelque chose comme ça ?”, répondit-il, un peu surpris par ma réponse. “C’est pas une guerre, c’est une révolution”, tentai-je de lui expliquer. Alors que les guerres en Libye, en Syrie et au Yémen ont par la suite fait la une des gros titres, les notions de guerre et de révolution ont été quelque peu amalgamées. L’aéroport international de Tripoli par lequel je devais transiter, encore à l’époque sous le regard bienveillant de larges portraits de Mouammar Kadhafi ornant les murs, a depuis été détruit par les bombes dans le cadre d’une bataille entre milices rivales. Les souvenirs révolutionnaires du bien mal nommé “Printemps arabe”1 ont plus tard paru ensevelis sous les images de sièges militaires brutaux, de violence sectaire, d’exode massif de réfugiés, d’enfants affamés et des actions abominables de Daesh. Dans un article publié en décembre 2016 intitulé “La tragédie syrienne signale la fin des révolutions arabes”, un journaliste aussi alerte que feu Robert Fisk écrivait : “Tout comme l’invasion catastrophique anglo-américaine de l’Irak a mis fin à l’épopée occidentale des aventures militaires au Moyen-Orient, la tragédie syrienne garantit qu’il n’y aura plus de révolutions arabes.”2

Il s’agissait là d’une grave erreur de jugement. À l’époque de la première vague révolutionnaire de 2010-2011, notre Internationale expliquait que les mouvements de masse ne pourraient pas durer indéfiniment et qu’ils se heurteraient à de sérieuses complications ainsi qu’à des défaites en raison du faible niveau d’organisation et de l’héritage encore pesant de l’affaiblissement des idées socialistes parmi les travailleurs, les jeunes et les peuples opprimés de la région. Mais nous soulignions également que malgré ses facteurs, les contre-révolutions ne pourraient reprendre la main durablement et que les processus révolutionnaires allaient inévitablement rejaillir, avec des révoltes encore plus profondes contre le système en place.

Seulement deux ans après la prophétie fataliste de Fisk, la rage accumulée de longue date par le peuple soudanais explosait à son tour, annonçant une nouvelle vague de soulèvements révolutionnaires qui mit fin à deux autres dictateurs nord-africains, et donna lieu aux défis populaires combinés les plus spectaculaires jamais posés aux élites sectaires du Liban et de l’Irak. L’inspiration internationale de ces mouvements était évidente dans la nouvelle poussée de protestations par les masses iraniennes en novembre 2019. À l’été 2020 encore, ce pays fut secoué par une vague de grèves sans précédent depuis la révolution de 1979 ; en octobre, il enregistrait un total de 341 manifestations dans 83 villes, avec une moyenne de 11 manifestations par jour.3

Même dans le Sud de la Syrie, des manifestations anti-gouvernementales ont éclaté en juin 2020 dans la ville de Sweida, au cours desquelles la foule appelait au renversement du président Bashar al-Assad. En septembre 2020, l’Égypte fut témoin de six jours consécutifs de manifestations dans plus de 40 villages – la première fois que des manifestations appelant au départ du président Abdel Fattah el-Sissi avaient lieu dans plus d’une province égyptienne à la fois. Pour dire les choses autrement, quelles que soient les litres de sang que les classes dirigeantes sont prêtes à verser, elles ne briseront jamais la résolution humaine à se rebeller, tôt ou tard, contre la tyrannie et l’exploitation. L’héritage le plus tenace de la vague révolutionnaire de 2010-2011, à savoir la compréhension de la puissance du mouvement de masse, perdurera quoi qu’il arrive. Comme le disait très justement un graffiti au Caire en 2011, “La Révolution n’a pas changé le système mais elle a changé le peuple.”4

Leur récit et le nôtre

Pourtant, l’histoire est écrite par les vainqueurs, dans les guerres comme dans les révolutions. Pour les classes capitalistes du monde entier, déprécier la capacité des travailleurs à changer la société est toujours un élément central de cet exercice. Démontrer le contraire, en revisitant la période la plus importante de la révolution tunisienne, est un fil conducteur de ce livre.

Les années post-Ben Ali ont été témoins d’un flux presque ininterrompu d’une propagande double et contradictoire : d’une part, le militantisme, le radicalisme et la profondeur de la lutte révolutionnaire sont amoindris et édulcorés. D’autre part, ses conquêtes véritables sont exagérées – un effort qui a commencé immédiatement après que Ben Ali ait embarqué dans son avion pour l’Arabie saoudite. Il suffit ici de mentionner que 22.000 mouvements de protestation et 600.000 jours de grève ont été enregistrés dans les douze mois qui ont suivi cet épisode5. Loin de fermer les portes de la révolution, le renversement de Ben Ali ne fit que les ouvrir pleinement.

Aujourd’hui, il est devenu cliché de lire ou d’entendre dire que la Tunisie est la seule “success story” de la vague de révolutions initiée il y a dix ans. Il faut alors se demander pourquoi les arrivées de migrants tunisiens en Europe cette année ont dépassé celles provenant de Libye, pourtant déchirée par la guerre. Il est difficile d’ignorer le contraste entre le ton satisfait des commentateurs, et la profonde désillusion d’une grande partie du peuple tunisien quant à la direction que prend leur pays. Dans un sondage d’opinion publié en novembre 2020 par le Forum Tunisien des Droits Economiques et Sociaux (FTDES), 83,6% des jeunes disent considérer la société tunisienne inéquitable, 71,3% la jugent “pas fondée sur de bonnes bases”, 69,7% estiment que l’État ne répond pas aux besoins de base et 81,6% pensent que l’État privilégie les riches.6

Un gouvernement dysfonctionnel ne survit que par défaut grâce à un parlement se débattant dans une atmosphère fétide de violence verbale et physique, otage d’alliances stériles et sans principes évoluant au gré des opportunismes, des corruptions et des trahisons du jour.
Le pays continue d’être dirigé au profit d’une petite élite, laquelle inclut de nombreuses familles et entreprises qui se sont enrichies sous le régime de Ben Ali. De l’autre côté du spectre social, la majorité de la population fait face à des conditions socio-économiques qui sont pires que sous l’ancien régime. Un nombre croissant de Tunisiens ne peuvent plus subvenir à leurs besoins alimentaires quotidiens, alors que le chômage continue de grimper et que les prix des produits de base ont explosé. La crise du COVID-19 a exacerbé une crise économique déjà désastreuse, avec plus de 200.000 pertes d’emplois depuis le début de la pandémie – un chiffre assurément sous-estimé compte tenu du poids persistant du secteur informel. Une multiplication par cinq de la violence de genre a été enregistrée cette année, tandis que les gains bien discutables pour les femmes tunisiennes après la révolution sont restés sur le papier. Les infrastructures dans les gouvernorats de l’intérieur font toujours cruellement défaut et les disparités régionales sont encore plus grandes que sous Ben Ali.

Alors que ce livre est sur le point d’être publié en vue du 10ème anniversaire du soulèvement, les Tunisiens sont de retour dans la rue, avec une nouvelle vague de protestations sociales et de grèves s’étendant à plusieurs des gouvernorats marginalisés de l’intérieur du pays – y compris à travers des grèves générales régionales au Kef, à Kairouan et à Jendouba – pour exiger des emplois et une amélioration immédiate des infrastructures sanitaires et d’autres services locaux. À Jendouba, la mort d’un médecin de 27 ans, qui à la suite d’une garde de 24 heures dans l’hôpital de la ville, a chuté dans une cage d’ascenseur depuis le cinquième étage après l’ouverture des portes mais sans qu’il n’y ait d’ascenseur en place, a mis à nu l’état criminellement négligé du secteur de la santé dans le pays.

Pendant ce temps, la dette publique héritée des anciennes mafias au pouvoir, qui représentait 40% du PIB en 2010, approche à présent les 90%, et est toujours utilisée comme justification pour hacher dans des budgets sociaux déjà rachitiques.

Les exigences de la révolution de 2010-11 n’ont donc pas du tout été satisfaites. Un jeune manifestant sans emploi résume la situation comme suit : “On a la liberté, mais on ne peut pas manger la liberté.” Pourtant, même la liberté est loin d’être garantie, comme l’illustrent les abus étatiques rampants et la montée des attaques contre les droits démocratiques.

En 2015, année de la première rédaction de ce livre, les cas de torture dans les commissariats de police avaient atteint leur plus haut niveau depuis le renversement de Ben Ali. La police n’a fait qu’augmenter en nombre depuis 2011, tout comme le budget qui lui est alloué. Au cours de la dernière décennie, de nombreux pas visant à la réintroduction d’un État policier ont été pris. Tous les pas à reculons en cette matière ont été le fruit de luttes. Ce fut le cas lorsqu’en septembre 2020, de larges mobilisations menées par la jeunesse ont empêché la ratification d’un projet de loi d’immunité policière qui, de fait, donnerait aux flics un permis de tuer gratuitement.

Les tribunaux tunisiens n’ont prononcé aucune condamnation dans le cadre des affaires traitées par la ‘Commission Vérité et Dignité’, chargée d’enquêter sur les violations des droits de l’homme commises par l’ancien régime. Le même code pénal que sous Ben Ali est toujours en vigueur, permettant, entre autres choses, de poursuivre les gens pour leur orientation sexuelle. Bien que légèrement amendée, la tristement célèbre loi 52 qui jette les gens en prison pour “consommation de stupéfiants” – une loi que la dictature a utilisée pour assurer le contrôle de sa jeunesse et faire taire les opposants politiques – est toujours en application, provoquant une montée en flèche de la population carcérale, sans dissuader pour autant la consommation de drogue. Bien au contraire, les profits sur le marché noir ont monté en flèches au cours de la dernière décennie, en parallèle à la consommation de drogue chez les jeunes, dans un contexte de détresse économique et de chômage de masse.

Une contre-révolution avec des gants démocratiques

Malgré tout, le récit d’une “Tunisie démocratique” n’est pas totalement inexact : la révolution a donné naissance à des structures d’État plus démocratiques qu’en Égypte, par exemple – avec une nouvelle Constitution, un président élu et un certain degré de liberté d’expression et de pluralisme politique. Ces différences sont le sous-produit non pas d’une classe dirigeante plus raisonnable ou accommodante qu’ailleurs dans la région, bien sûr, mais d’un mouvement ouvrier comparativement plus organisé qui a empêché la bourgeoisie de s’engager sur la voie d’une réaction plus violente. Comme nous le verrons, les islamistes de droite du parti Ennahda ont failli à évaluer ce facteur correctement, tentant de s’engager dans une confrontation frontale avec l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT) : à deux reprises, ils ont conduit le pays au bord de l’insurrection.

Dévoiler la réalité de ce qui s’est passé en Tunisie pendant les mois tumultueux de l’hiver et de l’été 2013 occupe l’essentiel de la deuxième partie de ce livre. La doctrine Djerejian, inspirée par les thèses politiques du diplomate américain Edward P. Djerejian, supposait que l’islam politique, une fois au pouvoir, ne l’abandonnerait jamais, selon les principes “une personne, une voix, une fois.” Cette théorie mal ficelée a autant de valeur que celles qui supposaient, avant 2011, que les régimes dictatoriaux de la région représentaient un horizon indépassable : une valeur nulle, autrement dit, parce qu’elles écartent entièrement de l’équation le facteur crucial de la lutte de classes. Nous avons l’intention de le remettre bien à sa place.

Les luttes révolutionnaires de 2018-2019 au Soudan, en Algérie, au Liban et en Irak sont souvent qualifiées de “deuxième vague” ou de “deuxième partie” des révolutions au Moyen-Orient et en Afrique du Nord – après la “première vague” ou “première partie” en 2010-2011. Presqu’universellement négligées sont les explosions volcaniques de luttes qui ont ébranlé le pouvoir des islamistes en Égypte et en Tunisie au cours de l’année 2013.

Ceux et celles qui ont été activement impliqués dans les révolutions égyptienne et tunisienne de 2011 savaient très bien que ces luttes n’avaient été ni organisées, ni soutenues ni dirigées par les Frères musulmans et Ennahda. Après les premières élections “démocratiques” – ou, pour le dire plus sobrement, les premières élections non marquées par un trucage pur et simple du vote – ces partis sont arrivés au pouvoir grâce à l’énorme vide politique laissé par le manque d’une alternative révolutionnaire dans les deux pays. Mais après moins de deux ans, ce pouvoir éclata, tel un abcès causé par l’ingestion d’un corps étranger ; leur projet islamiste, autoritaire et pro-patronal s’écrasa violemment contre les aspirations révolutionnaires de millions de travailleurs, de paysans pauvres et de jeunes.

Dans les deux pays, cette deuxième vague révolutionnaire fut en fait plus large, plus profonde et plus rapide que la première. En février puis à nouveau en juillet 2013, la Tunisie fut secouée par deux grèves générales historiques, des centaines de milliers de personnes exigeant la chute du gouvernement dirigé par les islamistes. Lors de la grève générale du 6 février, coïncidant avec les obsèques du dirigeant de gauche Chokri Belaïd – dont l’assassinat avait déclenché la grève – plus d’un million de personnes déferlèrent dans les rues de la capitale Tunis. C’était au moins cinq fois le nombre de manifestants dans la rue le jour de la chute de Ben Ali.

Cependant, la même raison qui avait initialement aidé les islamistes à conquérir le pouvoir – le manque d’organisation et de direction du côté des masses révolutionnaires – encouragea d’autres ailes de la classe capitaliste à s’installer à leurs places.

En Égypte, les généraux usurpèrent le pouvoir, imposant d’abord un coup sanglant aux Frères musulmans – en prélude à une répression plus large, poussant la révolution elle-même en marche arrière rapide et érigeant une nouvelle dictature monstrueuse sur les cendres de cette défaite. Pourtant, tant la force motrice que la motivation intime derrière le coup d’État militaire de Sissi avaient été un puissant mouvement de révolte de plusieurs millions de personnes à travers l’Égypte. Le magazine britannique de droite The Economist avait compris ce qui était en jeu lorsqu’il déclarait en juillet 2013 : “Le précédent que l’éviction de M. Morsi crée pour d’autres démocraties fragiles est terrible. Cela encouragera les mécontents à essayer d’éjecter les gouvernements non pas en les votant dehors, mais en perturbant leur pouvoir. Cela incitera les oppositions partout dans le monde arabe à poursuivre leurs agendas dans les rues, pas dans les parlements.”7

Du point de vue des classes dirigeantes, dissuader les masses de “poursuivre leurs agendas dans les rues” était précisément la mission historique de Sissi. Certains à droite étaient plus francs encore, comme le montre un éditorial du Wall Street Journal de l’époque affirmant que “les Égyptiens auraient de la chance si leurs nouveaux généraux au pouvoir se révélaient être dans le moule d’Augusto Pinochet du Chili.”8

Aucun Pinochet ou Sissi tunisien n’aurait pourtant pu faire l’affaire. Au-delà de l’état dérisoire de l’armée tunisienne, l’existence de l’UGTT, forte de son million de membres et de 150 locaux à travers le pays, est une force avec laquelle il faut compter. Cela dit, la classe capitaliste a pu s’appuyer sur la collaboration de la direction centrale de ce syndicat, ainsi que de la direction de tous les partis de gauche ayant une certaine influence dans les mouvements ouvrier, étudiant et sociaux, pour agir en tant que gardiens du système. Au fur et à mesure que l’on prend conscience des événements qui prirent place entre la fin 2010 et la mi-2013, la contradiction entre le potentiel et l’ingéniosité révolutionnaires extraordinaires révélés par la lutte de masse, et la manière dont les dirigeants de la gauche et du syndicat y ont réagi, devient difficilement contestable.

Ce livre soutient que dans les semaines tumultueuses qui ont suivi le renversement de Ben Ali, et à nouveau pendant les circonstances révolutionnaires de 2013, des éléments de “double-pouvoir” étaient apparus dans le pays. Cela signifie qu’en-dehors et en opposition à la classe capitaliste et à sa machine d’État, le processus révolutionnaire avait donné naissance à des structures locales de base, germes d’un État nouveau construit par les masses elles-mêmes : des comités de défense et de quartier mais aussi, dans certaines villes, des conseils populaires. Une fois en mouvement, les masses ne se sont pas contentées de se débarrasser de dirigeants dégénérés et parasitaires. Radicalisés par la réponse de ces derniers et imbus de leur propre force, les travailleurs, les jeunes, les pauvres des villes comme des campagnes, commencèrent à prendre les choses en main, dessinant les grandes lignes d’un avenir sans patrons, sans police et sans fonctionnaires corrompus, démontrant leur capacité à diriger et organiser la société différemment. A ceux et celles qui raillent le socialisme, une société organisée démocratiquement par les travailleurs, comme utopique et irréaliste – prenez-en bonne note.

Pourtant, au lieu d’investir leur confiance dans la lutte révolutionnaire, les principaux partis de gauche (réunis d’abord dans le ‘Front du 14 janvier’, ensuite dans la coalition du ‘Front Populaire’), durant tous les moments charnières de la révolution, se tournèrent plutôt de l’autre côté et négocièrent avec la bureaucratie syndicale et la contre-révolution. Au lieu de conduire le mouvement de masse sur la voie du pouvoir, ils le firent dérailler dans les canaux asséchés du capitalisme et de ses structures étatiques discréditées. Ils poussèrent leur zèle tellement loin dans cette voie qu’à l’été 2013, ils signèrent un “pacte avec le diable”, se joignant dans une grande alliance avec Nidaa Tounes – un sanctuaire politique pour les ex-partisans de l’ancien régime – dans la poursuite apparente d’objectifs laïques contre l’agenda du parti islamiste. En février 2015, Nidaa Tounes et Ennahda acceptèrent de partager le pouvoir dans un gouvernement d’unité nationale, déchirant en mille morceaux la stratégie terriblement myope et court-termiste de la gauche.

En agissant ainsi, les partis de gauche signèrent aussi leur propre arrêt de mort politique. À l’approche des dernières élections législatives d’octobre 2019, malgré la montée du mécontentement social et l’effondrement des principaux partis de la bourgeoisie, le Front Populaire fut victime d’un effondrement complet : une scission en son sein avant les élections, suivie d’un anéantissement quasi total sur le plan électoral. C’était la note à payer pour ses trahisons antérieures, dont il ne s’était jamais réellement remis.

C’est l’une des nombreuses et riches leçons de la révolution tunisienne abordées dans ce livre. Il n’y a aucun doute que la révolution s’est engagée sur une route beaucoup plus tordue et boueuse que celle que nombre de ses participants avaient probablement imaginée pendant les jours euphoriques qui suivirent la chute de Ben Ali il y a dix ans. Mais alors que le capitalisme mondial est entré dans une nouvelle période de crise et d’instabilité accrues, de nouveaux bouleversements révolutionnaires se préparent, en Tunisie comme ailleurs, dont certains éclipseront de beaucoup ce qui s’est passé à l’époque. Pour se préparer à ces futures batailles sociales et politiques, assimiler les leçons de la révolution tunisienne constituera un atout précieux. Si “Le Peuple Veut la Chute du Système” peut au moins partiellement contribuer à les rendre plus claires, il aura rempli la tâche pour laquelle il a été écrit.

Cédric Gérôme, janvier 2021.

Notes :

  1. “Mal nommé” parce que, entre autres, ce terme exclut les Kurdes, les Amazighs, les Assyriens, les Perses et de nombreux autres groupes de populations vivant au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, qui ont été impliqués dans ces luttes. Nous préférons le considérer comme un phénomène régional plutôt que comme un phénomène exclusivement “arabe”.
  2. The tragedies of Syria signal the end of the Arab revolutions, Robert Fisk, 24 décembre 2016
  3. Summary of Protests in Iran in October 2020 (https://irannewsupdate.com/news/insider/summary-of-protests-in-iran-in-october-2020/)
  4. Food insecurity and revolution in the Middle East and North Africa, Habib Ayeb and Ray Bush, p.49
  5. Chiffres affichés par le Premier ministre d’alors, Hamadi Jebali
  6. Pour près de 84% des jeunes, “la société tunisienne est inéquitable” (Etude) (https://www.webmanagercenter.com/2020/11/20/459356/pour-pres-de-84-des-jeunes-la-societe-tunisienne-est-inequitable-etude/)
  7. Egypt’s tragedy, The Economist, juillet 2013
  8. After the Coup in Cairo, Wall Street Journal, 7 juillet 2013
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