Le 4 février à Moscou, par des températures proches de -20ºC, a eu lieu une nouvelle manifestation massive, regroupant sans doute plus de 100.000 personnes, afin de protester contre la fraude lors des élections parlementaires de décembre en Russie, et contre la victoire déjà annoncée de Vladimir Vladimirovitch Poutine aux présidentielles du 4 mars. Des manifestations semblables, bien que plus petites, se sont déroulées dans d’autres villes un peu partout en Russie. Pendant ce temps, à Moscou, Poutine et ses partisans ont organisé une contre-manifestation. Jennia Otto, de la section moscovite du Komitiét za rabotchi internatsional (KRI, CIO-Russie), décrit dans cet article ce qu’elle a vu pendant la manif de l’opposition.
Jennia Otto, Komitiét za rabotchi internatsional (CIO-Russie)
La manifestation du 4 février était très organisée. Elle était menée par une foule de “sans-partis”, qui composait plus de la moitié du cortège. Puis, suivaient les partis politiques. Les libéraux en tête, suivis des nationalistes et des fascistes, puis, tout au fond, la “coalition de gauche” et le “bloc rouge et noir” (anarchistes). Les organisateurs ont de la sorte isolé les militants de gauche – avec le consentement de beaucoup de ces mêmes militants – du gros des manifestants.
Le KRI était présent à la manifestation du bloc de gauche, avec des pancartes sur lesquelles étaient écrites : ‘‘À bas le président : pour une assemblée constitutionnelle de tous les travailleurs !’’, ‘‘Aucune confiance dans les candidats du patronat et de la bureaucratie – pour un boycott actif des élections !’’, et ‘‘Non au nazisme et à la xénophobie – pour l’unité de tous les travailleurs !’’ Nous essayons de trouver des gens qui soient d’accord avec notre position, selon laquelle dans les élections présidentielles du 4 mars, il est nécessaire d’organiser un boycott actif, plutôt que de soutenir la “gauche” officielle existante que déclarent être le très chauviniste Parti communiste (KPRF) et le candidat pro-Kremlin du parti “Juste Russie” (SR).
Mais la principale raison pour laquelle nous sommes venus à la manifestation était que nous voulions dialoguer avec les militants sociaux, les simples gens qui étaient venus sur la place pour connaitre leur position politique et pour discuter de comment porter le mouvement de l’avant. Par conséquent, la majorité de nos militants se trouvait dans le gros de la manifestation, dans sa partie “civile”, avec nos banderoles et nos tracts. Il y avait là toutes sortes de gens : des étudiants de l’université de Moscou, des petits actionnaires floués, des écologistes, et autres militants citoyens. Bon nombre d’entre eux portait simplement des ballons blancs. Nos banderoles disaient : ‘‘Faisons payer la crise au patronat – non aux coupes budgétaires ! – Nationalisation de l’industrie et des banques’’, ‘‘Le pouvoir aux millions, pas aux millionnaires !’’, et ‘‘Ils sont tous d’accord. Boycottons les élections ! Votons par la grève’’. C’est cette dernière banderole qui a obtenu le plus d’attention. Des jeunes sont venus pour dire qu’il n’y avait personne pour qui ils voulaient voter dans ces élections ; beaucoup ont ensuite commencé à parler de l’Égypte. Les manifestants plus âgés n’étaient pas aussi chauds ; ils se disaient prêts à voter pour n’importe qui sauf Poutine.
La revendication de la nationalisation a provoqué des discussions. Certaines personnes disaient que ‘‘S’il n’y a pas de patron, les gens ne travailleront pas’’. Ils ont même tenté de nous convaincre que cela avait été scientifiquement prouvé. Nos militants ont répondu en disant que lorsqu’un patron capitaliste décide d’investir pour répondre à un besoin social, c’est toujours dans le but d’augmenter ses profits. Nous avons aussi discuté de la différence entre le contrôle bureaucratique de l’industrie et de la société qui existait du temps de l’Union soviétique et la nécessité d’une nationalisation sous contrôle et gestion démocratique par les travailleurs. Par contre, il était amusant de constater que nombre de personnes qui se disaient contre l’idée de nationalisation acceptaient par contre l’idée de réquisitionner les palais de Poutine pour en faire des orphelinats ou des écoles – donc le problème n’est pas l’expropriation.
‘‘Poutine – vor !’’
Parmi la foule des militants sociaux, certains slogans naissaient pour mourir aussitôt. D’autres étaient rapidement repris en chœur. Le plus populaire de ces slogans reste de loin ‘‘Poutine – vor !’’ (Poutine – voleur !). Lorsqu’on discutait de ce slogan avec les gens, il était clair qu’ils étaient conscients que Poutine n’est pas le seul voleur dans le pays, ni le seul responsable de la crise. Personne n’était chaud pour soutenir les autres candidats lors des prochaines élections. Nos slogans les plus populaires étaient ‘‘Narod – nié skot ! vyboram boïkot !’’, et ‘‘Vlast – millionam ! a nié millioniéram !’’ (‘‘Le peuple n’est pas un troupeau – boycottons les élections’’ ; ‘‘Le pouvoir aux millions, pas aux millionnaires’’).
La tribune jouait de la musique, alternant entre des chansons romantiques et de la musique pop. Les organisateurs prenaient de temps en temps le micro pour demander aux gens d’attendre que la fin de la manif arrive. La musique a en tout duré une heure. Un des manifestants a crié : ‘‘A politika boudiét ?’’ (La politique c’est pour quand ?). Puis, lorsque les politiciens sont finalement arrivés sur la tribune, ils ont eux aussi mis la patience des manifestants à rude épreuve. Aucun d’entre eux n’a de nouveau tenté de donner la moindre ébauche de plan d’actions.
La majorité des discours suivaient le même schéma : les orateurs remerciaient les gens d’être passés, ont raconté une ou deux histoires sur la manière dont les élections ont été truquées, et ont critiqué les autorités pour le manque de liberté politique. Puis, ils ont demandé des nouvelles élections, et la démission de Tchourov, le chef de la commission électorale centrale. Ils ont appelé les gens à ne pas voter pour Poutine, mais de s’enregistrer en tant qu’observateurs le jour des élections pour contrôler le comptage des votes. Ils ont demandé la libération des prisonniers politiques, non seulement pour ceux qui ont été arrêtés lors des manifestations, mais aussi de toute une série d’hommes d’affaires qui sont en prison pour diverses raisons. Les problèmes sociaux, tels que la hausse du prix de l’électricité et la commercialisation des services d’État, n’ont été mentionnés qu’une seule fois – dans la chanson “Chute libre” chantée sur la tribune par un groupe de soldats. Les personnalités politiques ont complètement ignoré toutes ces questions. De plus, deux personnes qui étaient pourtant sur la liste des intervenants votée lors du “forum d’organisation” avant la manifestation se sont finalement vu refuser l’accès au podium ; il s’agissait des représentants du syndicat indépendant de l’enseignement “Outchitel” (“Instit”) et de l’organisation “Grajdanine izbiratel” (“Citoyen électeur”).
Les discours de l’intelligentsia pro-capitaliste ne méritent pas le moindre commentaire – ils étaient dégoulinants de bon sentiments, mais sans aucun contenu. L’écrivain Loudmila Oulitskaïa a limité son intervention au commentaire suivant ‘‘Aujourd’hui, c’est une nouvelle, très bonne histoire qui commence’’. La journaliste Irina Iassina a appelé les manifestants à être attentifs à développer leur propre honnêteté et conscience, de sorte que nous puissions avoir au pouvoir des gens avec de hautes valeurs morales. Le journaliste de la télévision Léonid Parfionov a profité de l’occasion pour faire la publicité de son projet de “télévision sociale”, concluant par un appel du type ‘‘Réveillez-vous !’’
Les personnes présentes sur la place ont réservé un accueil plutôt froid à tous ces orateurs. Une des premières personnes à parler était le meneur d’extrême-droite Aleksandr Biélov. Il a essayé de chauffer la foule en criant ‘‘Rossiya biez Poutina !’’ et ‘‘Kto obvoroval Rossiyou ?’’ (‘‘Russie sans Poutine’’, ‘‘Qui a dévalisé la Russie ?’’), mais la foule a simplement répondu ‘‘Dégage !’’. Le représentant de “Juste Russie” (le parti pseudo-social-démocrate pro-Kremlin) a tenté de nous dire qu’il faudrait une Russie démocratique et que les autorités devraient être contrôlées par la population. Mais lorsqu’il a crié ‘‘La Russie sera libre !’’ (‘‘Rossiya boudiét svobodnoï !’’) , il s’est vu rétorquer ‘‘Rends ton mandat !’’ et ‘‘À bas tous !’’ (‘‘Doloï ikh vsiekh !’’).
Ilia Iachine du mouvement “Solidarnost” (Solidarité) s’est émerveillé de l’unité de la plate-forme de l’opposition. ‘‘L’essence de nos revendications est simple : à bas l’autocratie, vive la république, rendez au peuple ses élections !’’ Il a aussi appelé les enseignants à ne pas céder à la pression du gouvernement et à ne pas participer à la falsification des élections ni aux meetings pro-gouvernement (auxquels ils sont souvent obligés d’aller par ordre de leur direction). Cependant, tant que les fonctionnaires et autres travailleurs ne possèdent pas leur propre parti politique, alors leur intransigeance, dans le meilleur des cas ne fera que contribuer aux querelles entre les divers secteurs de la bourgeoisie. Mais 99% des gens resteront comme avant dépourvus de leur propre voix.
Le dirigeant du parti libéral “Iabloko”, Grigori Iavlinski, a déclaré que : ‘‘Ils veulent nous tous nous écarter des élections’’. Selon toute apparence, sous “nous tous”, il voulait dire lui-même. Le libéral a répété encore le même discours sur l’unité : ‘‘Malgré que toutes les personnes ici présentes soient différentes, nous sommes tous d’une seule couleur – celle du drapeau tricolore russe’’. Mais en parlant de la création ‘‘d’une réelle unité politique’’, il a promis de ne pas rendre le pouvoir ‘‘Ni aux voleurs, ni aux fascistes, ni aux stalinistes et autres parasites’’. La base de la politique pour lui, doit être l’éthique et la morale.
Le “dirigeant des forces de gauche”, Sergueï Oudaltsov, a vivement critiqué le pouvoir pour ses “mensonges et ses provocations” : « Ils nous accusent du fait que nous agirions en réalité dans l’intérêt des États-Unis », a-t-il déclaré, avant de s’écrier que lui-même avait personnellement été « lancer de la merde sur l’ambassade américaine » en 1999, et même « jusqu’au quatrième étage ». Mais où étaient Poutine et Medvedev ce jour-là ? s’est-il demandé. Après cela, il a récusé l’argument comme quoi nous faisons partie d’une “révolution des manteaux de vison” – à ce qu’il dit, lui-même porte le même blouson depuis déjà trois ans. ‘‘C’est chez vous au Kremlin qu’on voit toutes ces fourrures, ces milliards, ces villas. Mais nous sommes ici dans les intérêts de la majorité, qui aujourd’hui est indignée, humiliée, et vit dans la misère’’. Mais son seul conseil pour les élections du 4 mars était d’aller se faire inscrire comme observateur et de demander les résultats des comptages à chaque commission électorale. En conclusion, Oudaltsov a “symboliquement” déchiré un portrait de Poutine en scandant à nouveau ‘‘Rossiya biez Poutina !’’
Les “forces de gauche”
Le fait que ce “dirigeant des forces de gauche” ait reçu la parole n’était pas un accident. La majorité des organisations de gauche de Moscou se sont unies en un “Front de Gauche”, qui a donné à Oudaltsov le droit de parler en son nom. C’est exactement ce que les libéraux désiraient – être capables de s’appuyer sur la gauche pour gagner encore plus de légitimité pour la direction du mouvement. Oudaltsov venait de signer un accord avec Guénnadi Ziouganov, le dirigeant du soi-disant Parti “communiste”. Ainsi, non seulement il n’a pas appelé au boycott des élections, mais il n’a rien dit du fait que c’est le système capitaliste et non pas Poutine qui est responsable de la crise, et n’a rien dit au sujet de supprimer la position présidentielle en tant qu’institution.
Bien sûr, afin de maintenir l’“unité” du comité d’organisation, Oudaltsov n’a pas dit le moindre mot contre la xénophobie, appelant à l’“unité” (dans les faits, des travailleurs avec les patrons et leurs politiciens fantoches), tandis que l’extrême-droite se promenait parmi la foule avec ses slogans pour diviser la population sur base de nationalité, de genre, et d’orientation sexuelle, afin d’empêcher tout développement d’une réelle solidarité. Ce “dirigeant de la gauche” a également évité de soulever la moindre revendication sociale, de peur de se faire mal voir des libéraux. Un discours contre la commercialisation de l’éducation et pour la nationalisation des banques et de l’industrie aurait été contraire aux droits à la propriété privée et au libre marché tels que propagés par les libéraux. Le programme d’Oudaltsov est aujourd’hui à peine différent de celui des libéraux. Le seul élément de “gauche” dans son discours a été la référence à sa propre pauvreté.
Pas un des candidats enregistrés pour les élections présidentielles n’est venu parler, démontrant une fois de plus à quel point ils sont liés au Kremlin. Il est donc impossible de comprendre pourquoi la gauche s’est unie pour soutenir la candidature des Communistes ou de Juste Russie. Enfin, nous devons nous corriger – la coalition de gauche à Moscou, afin d’échapper aux critiques, a mis sur pied d’habiles formulations du type : ‘‘Aucun vote pour Poutine ni pour la droite’’. D’autres militants se justifient même en disant que le KPRF ou SR sont tout aussi à droite, mais cela signifie que ce slogan ne peut être interprété qu’en tant que non-appel au boycott. Les militants de province, qui ne sont, eux, pas experts en matière de technique moderne d’herméneutique, ont tout compris de travers, ajoutant entre parenthèses, sur le tract qui leur était venu de la capitale, la précision : ‘‘Pour le KPRF ou pour Juste Russie’’.
Dans la foule, on entendait la blague ‘‘Et si on foutait le feu à la place ?’’ Vu la réaction froide face aux interventions des orateurs, il faut entendre par-là un sous-entendu politique. À la fin du meeting, les organisateurs ont appelé les gens à revenir. Mais plus tard, sur les blogs on a vu partout reprise la photo d’une des pancartes d’un des manifestants : ‘‘Bon voilà on est venus, et après ?’’
Des élections illégitimes
Les élections présidentielles sont prévues pour le 4 mars. Elles ne seront pas plus légitimes que celles des élections parlementaires de décembre. Il n’y a que cinq candidats : Poutine, Ziouganov (le “communiste”, de plus en plus nationaliste de droite), Mironov (le dirigeant du parti “social-démocrate” Juste Russie, un parti monté de toutes pièces par les politologues du Kremlin pour tenter de neutraliser l’opposition), Prokhorov (un oligarque néolibéral, dont la revendication la plus célèbre est son appel à la semaine des 60 heures, là aussi calculé pour donner une image de “gauche” à Russie unie), et Jirinovski, le clown de droite nationaliste. Même Grigori Iavlinski, libéral plutôt “sage” et qui n’aurait de toute façon eu aucune chance de gagner, s’est vu refuser sa candidature. Les même méthodes de fixation de quotas de votes et de fraude qui ont été utilisées en décembre sont aujourd’hui en train d’être préparées pour les présidentielles de mars. Des ordres ont déjà été envoyés aux dirigeants régionaux pour leur communiquer quel est le pourcentage de voix pour Poutine qu’ils doivent obtenir. Une nouvelle manifestation est d’ores et déjà prévue pour le 5 mars.
Le KRI, section russe du CIO, appelle à un boycott des élections présidentielles. Ceci ne signifie pas rester sans rien faire, mais au contraire, nous trouvons que l’opposition devrait mobiliser ses partisans pour mener une campagne active dans les entreprises, dans les établissements d’enseignement, dans les cités, avec des tracts, meetings, etc., pour organiser de véritables comités d’action en opposition à la fraude. Les députés de la soi-disant “opposition”, qu’ils soient “communistes” ou “socio-démocrates”, qui ont élus à la suite des élections frauduleuses de décembre, ne boycottent pas le travail de la Douma, mais ont à la place reconnu la “légitimité” des élections. Le CIO appelle à l’abolition du poste de Président de la Fédération, pas seulement pour établir une “république parlementaire”, mais afin de permettre la convocation d’une assemblée constituante véritablement démocratique à laquelle la classe ouvrière et les opprimés pourrait envoyer leurs représentants afin de décider de la manière dont la société devrait être organisée. Outre cela, le CIO appelle la classe ouvrière à s’organiser en syndicats indépendants et à fonder un parti des travailleurs véritablement de gauche et capable de remettre en question l’hégémonie des hommes d’affaires et de leurs représentants au Kremlin, ainsi que de lutter pour la formation d’un gouvernement qui représente les travailleurs et les masses opprimées, avec un programme socialiste audacieux.