Révolution et contre-révolution en Afrique du Nord et au Moyen Orient : leçons des premières vagues de mouvements révolutionnaires

Le Comité Exécutif International (CEI) du Comité pour une Internationale ouvrière (CIO) s’est réuni du 17 au 22 janvier 2011 en Belgique, avec plus de 33 pays représentés, d’Europe, Asie, Amérique Latine et Afrique. Daniel Waldron fait dans ce texte un rapport de la session consacrée aux mouvements révolutionnaires en Afrique du nord et au Moyen-Orient.

Daniel Waldron, Socialist Party (CIO Irlande)

L’onde de choc des mouvements révolutionnaires qui ont commencé en Tunisie en janvier 2011 s’est répercutée dans toute l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient et à travers le monde. Cette vague de soulèvements a conduit au renversement de dictateurs dont certains dirigeaient leur État depuis des décennies, et a atteint presque tous les pays de la région. Les travailleurs et les jeunes du monde entier ont été inspirés par l’héroïsme et la détermination des masses et se sont identifiés à leur mouvement, du Wisconsin (aux Etats-Unis) au Nigéria. Un an après, le mouvement surnommé "Printemps Arabe" connaît une nouvelle phase.

Cela a constitué la trame de l’excellente discussion, introduite par Niall Mulholland et conclue par Robert Bechert du Secrétariat International, que nous avons eu au Comité Exécutif International du Comité pour une Internationale Ouvrière. On a pu voir parmi les contributeurs des camarades de pays d’Afrique du Nord et Moyen-Orient, et également des camarades du CIO qui se sont rendus en Egypte au moment des événements révolutionnaires en 2011.

Les représentants du capitalisme ont été pris de court par les mouvements révolutionnaires en Tunisie et en Égypte. Quelques mois à peine avant son renversement, le journal The Economist saluait encore Moubarak pour avoir apporté la "stabilité" dans la région. En d’autres termes, pour avoir agi en tant qu’agent fiable de l’impérialisme. Alors que Ben Ali avait déjà été renversé en Tunisie et que les masses égyptiennes avaient commencé leur révolte, ce torchon du capitalisme international clamait toujours qu’il ne tomberait pas. Mais il est bel et bien tombé. Les forces de l’impérialisme occidental n’étaient pas préparées et furent abasourdies alors que leurs alliés furent renversés, ne sachant rien faire d’autre que d’exprimer leur "soutien" tardif aux révoltes tout en essayant désespérément de garder le contrôle.

Le CIO n’a toutefois pas été surpris par les évènements bouleversants qui ont balayé la région. Dans les documents que nous avions adoptés suite à notre Congrès Mondial de décembre 2010, nous mettions en lumière la possibilité de mouvements convulsifs en Afrique du Nord et au Moyen Orient ; la région était telle une boîte d’allumettes, prête à s’embraser.

Ben Ali – le premier domino d’une longue rangée

Nous avions insisté sur le fait que sa population particulièrement jeune et appauvrie, opprimée par des régimes autoritaires incapables de leur offrir un meilleur avenir, pourrait être le déclencheur d’explosions sociales dans ce contexte de crise mondiale du capitalisme. Ces soulèvements n’ont pas été provoqués uniquement par une colère contre les dictatures ; ils étaient aussi le reflet du fait que les masses n’acceptaient plus l’existence misérable que le capitalisme est la seule à pouvoir leur apporter. Le dirigeant tunisien Ben Ali, représentant féru du capitalisme néolibéral, fut le premier de la liste à ressentir la force des mouvements de masse et à tomber.

Ben Ali s’est fait dégager 28 jours après le suicide tragique par immolation du jeune vendeur de rue Mohamed Bouazizi. Le dictateur a rapidement été suivi par son ancien premier ministre, Ghannouchi. Une semaine plus tard, le règne trentenaire de Hosni Moubarak en Egypte s’est lui aussi effondré. Alors que les images des manifestations sauvagement attaquées par la police d’Etat encore fidèle à l’ancien régime étaient diffusées autour du monde, on aurait pu croire que le renversement de ces dictatures était en fait un processus assez simple et linéaire : les masses prenaient la rue et refusaient de la lâcher tant que leurs revendications contre la dictature ne seraient pas satisfaites. L’occupation de la place Tahrir au Caire, par exemple, est devenue un véritable symbole et a directement inspiré les mouvements Démocratie Réelle ou Occupy.

Les manifestations massives et les occupations ont évidemment joué un rôle clé ; mais le facteur décisif dans le succès des révolutions égyptienne et tunisienne a été l’implication de la classe ouvrière organisée. Malgré le fait que les dirigeants de la confédération syndicale UGTT étaient fortement incorporés au régime de Ben Ali, un degré important d’action indépendante et d’opposition à la dictature existait localement et nationalement. La classe ouvrière égyptienne, la plus nombreuse de la région, a une vraie tradition de mouvements puissants et indépendants.

Dans ces deux pays, des comités de travailleurs ont émergé dans les lieux de travail et les usines. Cette méthode d’auto-organisation s’est étendue aux places, aux villes et aux villages, donnant une cohésion au mouvement et lui apportant tant une base organisationnelle qu’une capacité à répondre efficacement aux attaques du régime. Par exemple, lorsque des gros bras pro-Moubarak armés ont essayé de reprendre la place Tahrir début février 2011, cela a déclenché une grève générale dans tout le pays, paralysant le régime, renforçant le mouvement, et qui a rapidement mené au départ de Moubarak.

A l’inverse de l’Egypte et de la Tunisie, l’absence de mouvements massifs de la classe ouvrière a été une faiblesse des soulèvements révolutionnaires dans les autres pays ; et a notamment amené à des affrontements avec le régime qui se sont révélés beaucoup plus longs, compliqués et sanglants. En Libye, le mouvement contre le régime de Mouammar Kadhafi a commencé dans la ville de Benghazi. Au début, il avait l’allure d’un soulèvement populaire. Des comités du peuple émergeaient dans la ville. Pourtant, l’absence d’organisations indépendantes des travailleurs (torpillées par le régime brutal de Kadhafi) ont affaibli la capacité du mouvement à surmonter les profondes divisions ethniques et tribales existant dans le pays. Même si la révolte s’est étendue à Misrata et à d’autres villes, elle est restée relativement isolée et divisée.

Le rôle de l’impérialisme en Libye

Les forces de l’impérialisme se sont vite regroupées et ont utilisé le blocage de la révolution libyenne comme moyen pour intervenir afin de s’assurer qu’elle se développerait sans menace pour leurs intérêts dans la région. Kadhafi avait été inclus dans les petits papiers des pouvoirs occidentaux, en échange d’un accès aux ressources en pétrole du pays, mais l’impérialisme pouvait bien voir que sa capacité à apporter la "stabilité" à la région était à l’agonie. Ils s’unirent alors pour promouvoir une opposition pro capitaliste autour de Benghazi, comprenant de récents détracteurs du régime, sous la forme du Conseil National de Transition.

Alors que les masses à Benghazi, dans la phase initiale de la révolution, étaient clairement opposées à une intervention impérialiste, le CNT a supplié les forces occidentales d’intervenir. Leurs médias, notamment par la voix d’Al Jazeera (messager du régime qatari pro impérialiste), ont mené une campagne de propagande pour exagérer la menace posée pas l’armée de Kadhafi et augmenter la popularité de l’intervention occidentale.

Le CIO n’a pas succombé à la pression, comme tous les marxistes auraient dû l’analyser, mais a justement expliqué que l’impérialisme ne pouvait pas jouer de rôle progressiste dans la situation. Leur seul but était d’installer un régime clientéliste suffisamment fiable pour ne pas apporter une quelconque liberté ou améliorer le quotidien des masses libyennes. Seul un mouvement massif des travailleurs et des pauvres libyens pouvait apporter un véritable changement.

Et ce que nous avions dit s’est révélé être juste. La campagne de bombardement qu’a mené l’OTAN a freiné le mouvement. Pire encore, de nombreux éléments de guerre civile se sont développés ; avec des caractéristiques raciales et tribales. Des atrocités ont été commises, tant d’un côté que de l’autre. Kadhafi a été destitué, au bonheur de beaucoup. Mais il a été remplacé par un « gouvernement » du CNT non représentatif. Les tensions ethniques dans le pays se sont aggravées, notamment avec l’émergence de milices tribales. Il se pourrait qu’on assiste à une partition sanglante du pays autour de conflits sur les ressources naturelles, à moins qu’une alternative basée sur les intérêts communs des travailleurs et des masses pauvres soit construite.

La Syrie

De manière similaire en Syrie, le mouvement contre le régime d’Assad a été freiné par l’absence d’organisations unifiées de la classe ouvrière et des pauvres. Non content de réprimer brutalement le mouvement (on reporte plus de 5000 tués par les forces de l’Etat et un usage répandu de la torture), Assad a invoqué des chimères de bain de sang sectaire pour décourager les minorités alawites et chrétiennes de s’engager dans le soulèvement.

L’impérialisme occidental et les élites sunnites qu’ils sponsorisent dans la région aimeraient assister à la destitution d’Assad ; car cela affaiblirait l’influence et le pouvoir du régime Iranien. Cela a notamment été reflété dans l’appel fait à Assad pour qu’il se retire de la Ligue Arabe (d’habitude impuissante), mais aussi dans les sanctions économiques qui ont été prises et qui auraient coûté au régime deux milliards de dollar, selon les estimations. Comme en Égypte, une opposition pro-occidentale est en train d’être préparée pour prendre le pouvoir ; en l’occurrence sous la forme du Conseil National Syrien. Toutefois, le déclenchement de conflits sectaires une fois Assad tombé pourrait avoir de sérieuses conséquences pour les intérêts de l’impérialisme dans la région, et une forme de compromis avec Assad n’est pas à exclure.

Les derniers mouvements des masses tunisienne et égyptienne les ont vues revenir sur la scène de l’Histoire dans une tentative de changer fondamentalement la société. Les emblèmes des dicatures qu’étaient Ben Ali et Moubarak, ainsi que tellement d’autres de leurs alliés, ont été balayés. Cependant, même si les anciens régimes ont été ébranlés jusque dans leurs fondements, ils n’ont pas encore été détruits. Les vieilles élites qui soutenaient ces régimes restent intactes dans leur large majorité, malgré la détermination des masses.

En Tunisie, l’élite a offert Ben Ali et par la suite Ghannouchi en sacrifice pour pacifier les mouvements révolutionnaires et les empêcher de menacer la position même de la classe capitaliste. En Égypte, les dirigeants de l’armée, un des piliers de l’Etat, ont été incapables d’étouffer la révolte ; et sont de fait intervenus pour prendre le pouvoir « au nom du peuple ». Parmi de larges couches des masses révolutionnaires, il n’y avait que peu de confiance dans les intentions des élites et un véritable désir d’aller vers un changement complet de la société. Mais en l’absence d’un parti de masse de la classe ouvrière avec un programme clair pour une transformation révolutionnaire de la société, l’énergie des masses épuisées a été dissipée, et les classes dirigeantes furent en capacité de regagner un certain degré de contrôle.

Malheureusement, la vague révolutionnaire n’a trouvé que des forces défaillantes dans la gauche socialiste. Les maoïstes de l’UGTT, dont l’influence est considérable, ont adopté une approche dite étapiste, clamant qu’un capitalisme libre et une démocratie bourgeoise devaient être développés avant que des revendications pour la classe ouvrière et le socialisme soient mises en avant. Ce qui ne correspondait en rien à l’attitude des travailleurs tunisiens, dont les revendications portaient sur de meilleurs salaires et conditions de travail, la nationalisation de l’énergie ; ainsi que des éléments de contrôle ouvrier. Plutôt que d’appeler à une coordination des conseils des travailleurs et des pauvres pour former la base d’un gouvernement révolutionnaire, les maoïstes ont filé le train à l’opposition libérale.

La gauche en Égypte

En Égypte, une majeure partie de la gauche se traînait aussi derrière le mouvement. Ils tendaient à suivre la direction imposée pas les Frères Musulmans et d’autres forces d’opposition pro capitaliste, dont certains dirigeants appelaient à la formation d’un « gouvernement de salut national » au lieu d’un gouvernement révolutionnaire qui représenterait les intérêts des masses. Mais les dirigeants des Frères Musulmans se sont continuellement dirigés contre la gauche.

Les élections parlementaires dans les deux pays ont vu la victoire de forces religieuses de droite (Ennahda en Tunisie et les Frères Musulmans en Égypte). Le parti salafiste Al Nour en Égypte a aussi gagné des voix. Ce n’était en rien une issue inévitable. Au moins au début, Ennahda et les Frères Musulmans se sont tenus à l’écart des mouvements. Il y un an, Ennahda ne pesait que 4% dans les sondages et leurs slogans religieux ne rencontraient pas d’écho parmi les masses. La montée de ces forces reflète le vide politique énorme qui existe, et qui pourrait potentiellement être rempli par un parti de la classe ouvrière doté d’un programme pour un changement socialiste.

Alors que les médias occidentaux agitaient le spectre de la menace de l’« Islam politique » pendant les soulèvements révolutionnaires, il est clair que ces forces ne représentent pas une menace mortelle face aux intérêts de l’impérialisme. D’ailleurs les deux partis ont adopté des positions pro-occidentales. Le régime qatari a joué un rôle direct dans la sélection du gouvernent Ennahda. Les Frères Musulmans ont annoncé qu’ils voulaient modeler la « nouvelle » Égypte comme le régime pro-capitaliste de l’AKP en Turquie.

L’élection de ces gouvernements ne mettra pas fin au processus révolutionnaire engagé en Afrique du Nord. Au contraire, il est clair qu’on assiste à un renouveau des luttes de la classe ouvrière et des pauvres. La souffrance quotidienne des masses n’a fait que s’approfondir depuis la chute des dictateurs ; le coût de la vie et le chômage ayant augmenté. Les travailleurs et les jeunes n’accepteront pas calmement que la vie continue ainsi, dans la pauvreté, même avec de nouveaux dirigeants. Le sentiment que la révolution a été « volée », qu’il en faudrait une deuxième ou une troisième, grandit.

La tentative de l’élite militaire égyptienne de contrôler les élections et la nouvelle Constitution afin qu’elle leur soit favorable a provoqué de gigantesques conflits avec les travailleurs et jeunes révolutionnaires. Malgré une répression massive avec des milliers d’arrestations, ils furent forcés de faire des concessions. Après les élections, il y a eu encore plus de conflits avec le régime pendant l’anniversaire de la révolte. Les illusions qui existaient dans le caractère « pro-populaire » des dirigeants de l’armée ont volé en éclats chez de plus en plus d’Egyptiens. L’organisation indépendante de la classe ouvrière et les actions dans les usines se développent.

L’élection du nouveau gouvernement tunisien a été suivie de manifestations massives pour de meilleures conditions de vie. Une grève générale se prépare dans une importante région minière, où des éléments de pouvoir ouvrier existent aujourd’hui. Les travailleurs continuent de se battre obstinément pour des améliorations concrètes et immédiates dans la santé, l’éducation et toute une série d’autres domaines ; et ce malgré la forte désapprobation des dirigeants de l’UGTT.

Le rapport de forces régional

La vague révolutionnaire a terrorisé le régime d’Israël, menaçant de déstabiliser le rapport de forces régional, déjà fragile. Le mouvement des masses égyptiennes en particulier a posé la possibilité de développer des liens de solidarité avec le peuple palestinien – malgré l’approche conciliante des Frères Musulmans et de l’armée envers Israël. Netanyahou a tenté de soulever les questions nationalistes et la peur des masses arabes parmi la population juive pour essayer de dompter l’agitation qui régnait en Israël et de préparer la population à la possibilité d’excursions militaires pour défendre l’élite nationale. Mais en vain.

Le mouvement des tentes qui a balayé Israël pendant l’été était une preuve remarquable de la capacité qu’ont les mouvements révolutionnaires à dépasser les divisions ethniques, religieuses, sectaires et nationales. Le mouvement a englobé une énorme proportion de la population et beaucoup de ceux qui se sont retrouvés directement impliqués ont naturellement connecté leur lutte avec celle des masses à travers la région. Alors que les dirigeants n’apportaient ni objectifs clairs ni stratégie, le mouvement exprimait le rage que les travailleurs et les jeunes juifs ressentent par rapport à la minuscule élite corrompue qui dirige le pays. Dans des endroits comme Haifa, le mouvement a eu beaucoup de soutien de la part des Palestiniens. Ceci montre la possibilité de construire un mouvement unifié des travailleurs à travers la région et de trouver une solution socialiste et démocratique à la question nationale.

L’expérience de la première vague de mouvements révolutionnaires a augmenté la conscience politique des travailleurs et des jeunes en Égypte et en Tunisie et peut paver la route pour de nouveaux soulèvements. Cela donnerait une nouvelle vigueur aux mouvements en Syrie, au Yémen, en Iran et dans toute la région. De plus en plus de personnes tireront la conclusion que pour avoir un futur décent et une vraie démocratie, la classe ouvrière et les masses pauvres doivent prendre le pouvoir en leurs propres mains, rompre avec l’impérialisme et briser le système capitaliste lui-même. Si l’immense richesse et toutes les ressources de la région étaient reprises des mains des élites corrompues et parasitaires et planifiées démocratiquement par les travailleurs et les pauvres, les conditions de vie des masses pourrait être rapidement transformées.

La construction de partis de travailleurs qui unifieraient les masses pauvres autour d’un programme pour un changement socialiste et révolutionnaire de la société est une nécessité urgente. Les forces du CIO et les marxistes dans la région travaillent à cet objectif ; et peuvent croître pendant la prochaine période de défis auxquels la classe ouvrière et les jeunes se trouveront confrontés.

Partager :
Imprimer :
Première page de Lutte Socialiste