Depuis 1997, les guerres ont fait six millions de morts au Congo, où l’espérance de vie est de 46 ans. Pourtant, cette horrible situation ne reçoit que peu d’attention de la part des médias occidentaux. Dans cet article initialement publié en anglais en 2013, PER-ÅKE WESTERLUND (Alternative socialsite internationale) passe en revue le livre « Congo. Une histoire » de David Van Reybrouck, un ouvrage qui pose de bonnes bases pour une meilleure compréhension de ce conflit.
Introduction, par Eric Byl
Per-Ake Westerlund a écrit une excellente critique du livre « Congo, une histoire » de David Van Reybrouck. Le titre – « Une histoire de pillage colonial et capitaliste » – est correct. Le livre contient suffisamment d’interviews, de faits et de chiffres pour le justifier. Rien que pour cela, le livre vaut la peine d’être lu. Mais nous voulons attirer l’attention sur un certain nombre de conclusions décevantes tirées dans celui-ci. Ces conclusions ont suscité une certaine controverse au moment de la publication de ce livre au début de l’année 2010.
David Van Reybrouck est un bon écrivain. Il a remporté plusieurs prix littéraires avec son livre « Congo, une histoire ». Les médias ont salué l’ouvrage comme un chef-d’œuvre, un magnus opum historique. L’année de sa publication, le livre a immédiatement absorbé la plupart des subventions de traduction disponibles auprès du gouvernement flamand. Dans une interview, Van Reybrouck a admis que le livre contient des erreurs factuelles, mais il décrit son oeuvre comme une « cathédrale ». « Une fois que vous avez construit cela, vous ne vous souciez pas d’un petit chien qui urine contre le mur », ajoute-t-il un peu irrité. Il avait initialement espéré en vendre 10.000 exemplaires, mais en septembre 2012, l’édition néerlandaise à elle seule s’était écoulée à un quart de million de livres. Il est difficile de ne pas être impressionné par la quantité de faits, le style fluide et l’énorme bagage culturel de l’auteur.
Mais, comme Van Reybrouck le souligne lui-même, ce livre n’est pas « l’histoire » du Congo, au mieux « une » histoire ou plus exactement, une interprétation de celle-ci. L’histoire de Van Reybrouck n’est absolument pas l’histoire de la prétendue oeuvre civilisatrice paternaliste de ceux qui défendent ouvertement le « l’Etat indépendant du Congo » ou la colonisation belge du Congo. Il serait difficile aujourd’hui de nier l’horreur du pillage du Congo sous Léopold II, le célèbre roi belge de l’époque. Les faits de l’horreur ont été archivés et documentés, par exemple dans le livre « Les fantômes du roi Léopold » d’Adam Hochschild publié en 1998.
À première vue, les nombreux récits, interviews et citations utilisés par Van Reybrouck semblent le confirmer. Jusqu’à ce que Van Reybrouck, dans sa conclusion, commence inopinément à apporter des nuances dans le rôle de Léopold II. Le roi de Belgique n’aurait pas prévu le traitement brutal de la population noire pour son profit personnel. Et même si ce fut un « bain de sang d’une ampleur incroyable », il n’était pas « censé en être un ». Parler d’un génocide ou d’un holocauste », selon Van Reybrouck, est donc « grotesque ». Pourtant, il décrit lui-même dans le livre comment des villages et des tribus entières ont été massacrés par vengeance. Il rappelle comment Leopold a demandé l’aide de l’école de médecine tropicale de Liverpool pour lutter contre la maladie du sommeil. Pour Van Reybrouck, cela « prouve que les massacres n’ont jamais été son intention ».
Ceux qui connaissent la rhétorique classique en Belgique concernant l’État indépendant, le Congo belge et les ouvrages de référence en la matière ont inévitablement le sentiment que la vague de faits relatés par Van Reybrouck ne sert que de tremplin pour disposer de plus de crédibilité lorsqu’il s’agit de peaufiner le rôle de Léopold. Dans son « compte rendu des sources », Van Reybrouck affirme que le livre de Hochschild « est malheureusement plus basé sur un talent pour l’indignation que sur un sens de la nuance ». Ce livre serait trop « manichéen ». Il est vrai que le nombre de décès causés par la politique du caoutchouc est surestimé dans le livre de Hochschild. Il y a eu plutôt 3 à 5 millions de morts au lieu de 10 millions. Le mauvais chiffre provient d’une extrapolation incorrecte des chiffres de Stanley. Mais sinon, Hochschild s’avère être un historien plus fiable que Van Reybrouck.
Van Reybrouck apporte une histoire intéressante et convaincante, mais il ne parvient pas à expliquer tous les tournants importants. Dans ses quelques paragraphes traitant de la période d’acquisition de l’indépendance, Per-Ake est beaucoup plus précis que Van Reybrouck sur les problèmes fondamentaux de l’époque. Mais Per-Ake reste amical envers Van Reybrouck. Ce dernier « suggère » non seulement que la crise qui a suivi l’indépendance était liée au départ de la Belgique, mais aussi que Lumumba avait provoqué sa propre mort par « une accumulation de gaffes et d’erreurs de jugement », comme la « gifle » au roi, l’africanisation soudaine de l’armée, l’appel à l’aide de l’ONU et plus tard de l’Union Soviétique et les activités militaires au Kasaï. Le fait que Lumumba soit une menace pour les intérêts de l’ancienne élite coloniale et qu’il fasse obstacle à la nouvelle élite noire avide de sa part du gâteau n’était pas si important pour Van Reybrouck. Le fait qu’il aurait eu besoin d’un programme socialiste et d’un parti capable de mettre en œuvre un tel programme pour répondre aux demandes sociales, économiques et démocratiques de la population du Congo, serait considéré par Van Reybrouck comme des éléments dépassés. Au contraire, dit Van Reybrouck dans une interview avec Colette Braeckman du quotidien Le Soir, la tragédie du Congo est celle d’un idéalisme impatient, de tentatives d’accomplir de grands changements du jour au lendemain. Van Reybrouck se considère comme ayant un point de vue pragmatique plus critique.
Malgré la publication du livre révélateur « L’assassinat de Lumumba » par Ludo De Witte en 1999, Van Reybrouck affirme que la Belgique n’était pas impliquée dans le complot pour la sécession de Katanga et que le meurtre de Lumumba était la décision exclusive des autorités du Katanga. Dans une réaction au livre de Van Reybrouck, Ludo De Witte dit qu’il est « bien composé, mais pas selon la vérité ». « Van Reybrouck a écrit une histoire dans laquelle de nombreuses interventions occidentales sont massées ». La décision de démettre Lumumba de ses fonctions était un plan conjoint des autorités de Léopoldville et de « leurs conseillers belges » – Van Reybrouck ne mentionne pas, une fois de plus, le gouvernement belge. Il est difficile pour M. Van Reybrouck de le nier sans nuire totalement à sa crédibilité. Il s’attaque donc à Lumumba qui était très « ambitieux » et avait parfois « tendance à parler la langue de son public ». Selon Van Reybrouck, la position économique de Lumumba était plus proche du libéralisme que du communisme, « il comptait sur les investissements privés de l’étranger et non sur la collectivisation. C’était un nationaliste, pas un internationaliste. En tant qu’évolué, il faisait partie de la première bourgeoisie congolaise et ne connaissait pas la notion de révolution prolétarienne ».
Van Reybrouck brasse un cocktail de demi-vérités et de catégories rigides. Dans le contexte du Congo, le terme « nationaliste » n’a pas le sens étroit que Van Reybrouck lui donne, il signifie défendre l’unité au-delà des divisions ethniques et tribales et, dans le cas de Lumumba, également le panafricanisme. Il faut voir cela au regard des tribalistes qui ne défendent que les intérêts de leur propre groupe ethnique, comme Tschombe et Kasavubu, le favori de Van Reybrouck. Les Etats-Unis craignaient que Lumumba ne finisse comme Fidel Castro, que la révolution coloniale ne le fasse passer d’une position libérale à une position communiste. Ludo De Witte explique que ce n’est pas tant le discours de Lumumba le jour de l’Indépendance, mais plutôt l’africanisation de la Force Publique qui a desserré l’emprise de l’ancienne puissance coloniale, qui a conduit à la décision des puissances occidentales, de la Belgique, de la CIA, de l’ONU et de leurs complices à Léopoldville, au Kasaï et au Katanga de faire chuter Lumumba. Le chapitre « Le nationalisme de Lumumba : une évaluation provisoire » souligne à juste titre l’évolution rapide des opinions politiques de Lumumba.
Dans son livre, Van Reybrouck cite abondamment un « partisan acharné » de Lumumba, un certain Mario Cardoso. Il s’agit cependant de l’un des jeunes commissaires généraux nommés par Mobutu après son premier coup d’État en 1960. Il deviendra plus tard ministre de l’éducation et ministre des affaires étrangères sous Mobutu. C’est lui qui affirme que Mobutu ne voulait que rétablir l’ordre qui avait été perdu à cause des combats entre Kasavubu et Lumumba, Van Reybrouck qualifie cela de « chamailleries ». Van Reybrouck pense qu’il doit apporter des nuances dans la « glorification de Lumumba » et la « diabolisation de Mobutu ». Il ne faut pas confondre le Mobutu de la fin de son régime avec celui du début, nous enseigne Van Reybrouck. C’est peut-être une coïncidence, mais Mobutu se porte bien aux yeux de Van Reybrouck tant qu’il est un ami de l’Occident. Lorsque cette amitié n’est plus tenable pour celle-ci, Mobutu est également rejeté par Van Reybrouck.
J’ai relu le livre « Le Dinausaure » de Colette Braeckman, un livre publié en 1992. De nombreux faits apparaissent dans les deux livres. Braeckman parvient à expliquer la logique qui sous-tend la méthode de l’ère Mobutu, tandis que Van Reybrouck ne va pas au-delà de la constatation que Mobutu, au début de sa période, n’était pas le dictateur brutal qu’il allait devenir. Le scientifique et commentateur belge Dirk Draulans indique que dans « Congo, une histoire », on en apprend plus sur la superstar Werrason et ses liens avec une brasserie que sur le meurtre du président Laurent-Désiré Kabila. Il faut lire entre les lignes pour comprendre que le personnel bien payé de l’opération de paix de l’ONU, la MONUC, n’est pas sorti du périmètre de sécurité de ses camps. Van Reybrouck a naturellement utilisé les bonnes installations de la MONUC, mais il a aussi été immédiatement fortement influencé par l’environnement intellectuel qu’il préfère.
« Congo, une histoire » reste un livre intéressant avec beaucoup d’informations. Le lecteur ne doit pas s’inquiéter quand il y a des tournures soudaines et difficiles à comprendre dans le livre, c’est à cause de l’auteur. L’histoire est généralement écrite par ceux qui ont gagné et ils s’assurent que leur idéologie, ou celle de la classe qu’ils représentent, devient la version officielle de l’histoire. Van Reybrouck ne brise pas ce point de vue, mais le confirme. Est-ce consciemment ou par naïveté ? Nous ne nous prononçons pas. Sous le couvert de la dénonciation de l’exploitation capitaliste, « Congo, une histoire » devient finalement l’une des meilleures excuses pour l’Etat indépendant du Congo, les autorités coloniales et leurs régimes fantoches ultérieurs.
Congo : une histoire de pillage capitaliste
Le Congo a eu de nombreux noms depuis la période du royaume féodal du Congo. L’État indépendant du Congo de 1885-1908 était la propriété du roi Léopold II de Belgique. Le Congo belge a existé de 1908 à 1960. Onze ans après l’indépendance en 1960, le dictateur Mobutu Sese Seko a rebaptisé le pays Zaïre. Après le renversement de Mobutu, le pays a été officiellement appelé République démocratique du Congo, RDC ou simplement « Congo ».
Le delta du fleuve Congo fut le centre de la traite des esclaves vers les Amériques de 1500 à 1850. Quatre millions d’esclaves ont été enlevés de la région et toutes les structures sociales existantes ont été détruites. Lorsque la colonisation de l’Afrique a pris son essor, le roi Léopold II a obtenu le soutien des principales puissances coloniales pour s’emparer de ce pays géant en tant que propriété privée. Officiellement, Leopold II était opposé à la traite d’esclaves. En réalité, il a régné par la terreur. Le pays a d’abord été pillé de son ivoire, puis de son caoutchouc. Leopold “a utilisé un État, le Congo, pour donner une nouvelle étincelle à son autre État, la Belgique », écrit David Van Reybrouck dans son livre “Congo : Une histoire”.
La course au caoutchouc a entraîné l’effondrement de l’agriculture. La famine était très répandue. Lorsque le contrôle du Congo est passé à l’État belge, le pays a été divisé de façon systématique. Pour la première fois, les habitants étaient classés comme appartenant à certaines races et tribus. Ce système a également été introduit par la Belgique au Rwanda et au Burundi après la première guerre mondiale. L’apposition de la mention « Hutu » ou « Tutsi » sur les passeports et les documents a conduit à une division qui a culminé avec le massacre des Tutsis au Rwanda en 1995 – et aux guerres qui ont suivi.
Sous Léopold II, le Congo a également attiré des milliers de missionnaires chrétiens, notamment de Suède. Ceux-ci sont devenus un outil de la puissance coloniale, en particulier les catholiques : “Les écoles des missions sont devenues des usines à répandre les préjugés sur les différentes tribus.” Les écoles religieuses censuraient tout ce qui était rebelle, en évitant, par exemple, de parler de la révolution française. Si le message d’obéissance du christianisme a été encouragé, les mouvements religieux critiques ont subi une dure répression. Le prédicateur Simon Kimbangu a été arrêté en 1921. Il est mort en prison 30 ans plus tard. Ses disciples, les Kimbanguistes, ont été déportés et persécutés, mais constituent toujours un grand mouvement au Congo.
Avec la découverte des vastes richesses naturelles du Congo, le pays s’est industrialisé. La société minière dominante, l’Union Minière, dirigeait son propre appareil d’État totalitaire au Katanga, dans le sud-est, où étaient exploités le cuivre, le manganèse, l’uranium, l’or et d’autres ressources précieuses. L’huile de palme est devenue la matière première des savons, ce qui a posé les bases de la construction de la multinationale actuelle Unilever.
La classe ouvrière est passée de quelques centaines en 1900 à 450.000 en 1929, puis à près d’un million pendant la seconde guerre mondiale, lorsque l’industrie minière a connu un grand essor. L’uranium du Katanga a été utilisé dans les premières bombes atomiques. Le Congo est devenu le deuxième pays subsaharien le plus industrialisé, après l’Afrique du Sud.
Mais les conditions des travailleurs et des pauvres ne faisaient pas partie de ce développement économique. La colère a conduit à des grèves et des émeutes au début et à la fin de la guerre. 60 mineurs ont notamment été tués lors d’une manifestation de masse à Elizabethville (aujourd’hui Lumbumbashi) au Katanga. Les dirigeants des grèves étaient traqués. Certains groupes ou tribus ont été désignés comme « fauteurs de troubles », une approche qui cadrait dans la stratégie générale de « diviser pour mieux régner ».
Dans les mines ou dans les divers services autour de l’industrie, les travailleurs s’attendaient à connaître des améliorations une fois la guerre finie. Il n’en allait pas autrement pour les soldats qui avaient servi avec les « Alliés » en Abyssinie, en Egypte et en Birmanie. Mais le racisme a persisté. Les Africains pouvaient toujours être fouettés en public, devaient se tenir au bout des files d’attente et se voyaient interdire l’accès aux bains publics. Les syndicats étaient toujours illégaux. Des élections locales ont bien été introduites dans certaines villes, mais tout bourgmestre était avant tout subordonné au « premier bourgmestre » belge.
Mais une explosion de révolutions coloniales et de guerres de libération a éclaté dans le monde. La Grande-Bretagne, les Pays-Bas et les États-Unis ont été contraints de renoncer à l’Inde, à l’Indonésie et aux Philippines. En Algérie et en Indochine, la lutte armée se poursuivait contre les troupes coloniales françaises. En 1958, le Ghana fut le premier pays subsaharien à accéder à l’indépendance.
« En 1955, il n’y avait encore aucune organisation nationale qui rêvait d’indépendance », écrit Van Reybrouck. Cinq ans plus tard, le pays était officiellement indépendant. Le calme trompeur a été rompu en 1956 par la montée de l’agitation sociale. Un manifeste de liberté a été proposé par L’Alliance des Bakongo (Association des Bakongo pour l’unification, la conservation et l’expansion de la langue kikongo ou ABAKO), une organisation tribale à l’origine qui était dirigée par Joseph Kasa-Vubu.
Deux ans plus tard, le Mouvement national congolais (MNC) fut créé, avec Patrice Lumumba à sa tête. Son but était de libérer le Congo de l’impérialisme et de la domination coloniale. Les réactions furent énormes. Lumumba a visité le nouvel Etat du Ghana, où il a rencontré le leader du pays, Kwame Nkrumah. A son retour au Congo, 7.000 personnes s’étaient rassemblées pour écouter son rapport.
En janvier 1959, le Congo a explosé. Le premier bourgmestre belge a interdit un rassemblement à Kinshasa, ce qui a entraîné des émeutes. L’armée a été utilisée à pleine puissance, tuant jusqu’à 300 personnes et en blessant beaucoup d’autres. Les troubles se sont étendus au Kivu, au Kasaï et au Katanga.
Finalement, il a été convenu que le Congo devrait devenir indépendant le 30 juin 1960 – une année au cours de laquelle 17 États africains ont obtenu leur indépendance. Il s’agissait d’une indépendance politique formelle, mais les sociétés multinationales ont pu fonctionner comme avant et étaient autorisées à agir conformément au droit belge. Trois jours avant l’indépendance, le Parlement belge a aboli le pouvoir congolais sur l’Union Minière, l’entreprise dominante du pays. Tous les officiers de l’armée et les plus hauts fonctionnaires étaient belges.
Mais les espoirs d’un changement réel étaient grands et le MNC de Lumumba a remporté les premières élections. Mais les partis régionaux avaient également bénéficié d’un grand soutien : le MNC-K dissident dirigé par Albert Kalonji au Kasaï, la Confédération des associations tribales du Katanga (CONAKAT) dirigée par Moïse Tshombe au Sud-Katanga et l’ABAKO au Bas-Congo. Kasa-Vubu est devenu président, avec Lumumba comme premier ministre.
La déposition de Lumumba
Le Congo, comme d’autres anciennes colonies, était économiquement dominé par l’ancienne puissance coloniale et les sociétés multinationales. La seule façon de rompre réellement avec cette situation aurait été une politique socialiste démocratique comprenant la nationalisation des richesses naturelles. Et, si elle avait été dotée d’une direction véritablement socialiste, la classe ouvrière internationale lui aurait apporté un soutien massif. Le Congo, cependant, ne disposait pas d’un mouvement socialiste démocratique à l’échelle nationale parmi les travailleurs et les pauvres des zones rurales.
Les États staliniens, comme l’Union soviétique et la Chine, avaient démontré qu’une économie planifiée pouvait faire de grands progrès, malgré leur régime oppressif et dictatorial. Mais ni Moscou ni Pékin ne voulaient soutenir un mouvement révolutionnaire qui échappait à leur contrôle. Ils préféraient les régimes bourgeois avec lesquels ils pouvaient traiter.
La crise qui a suivi immédiatement l’indépendance n’est pas due au fait que la Belgique a quitté le pays trop rapidement, comme semble le suggérer Van Reybrouck. Cela était dû à l’absence d’un mouvement des travailleurs avec un programme clair. Un nouveau gouvernement a été formé, mais ses membres étaient instables, son programme peu clair. La situation a été saisie par la Belgique, qui a envahi le Katanga avec 10.000 soldats en quelques jours. Officiellement, il s’agissait de protéger les citoyens belges. En réalité, il s’agissait de garder le contrôle sur l’industrie minière. Ils ont encouragé Tshombe à décréter l’indépendance, et l’Union Minière a financé son règne.
Lumumba n’a été en fonction que pendant deux mois, dans un pays en rapide déclin. Des milliers de personnes sont mortes dans les combats qui ont accompagné les tentatives de sécession du Katanga, du Kasaï, riche en diamants, et du Kivu. Lumumba a fait appel à l’ONU pour obtenir son soutien, ainsi qu’à Nikita Khrouchtchev, qui a envoyé de la nourriture, des armes et des véhicules. La crise du Congo a éclaté au beau milieu de la guerre froide entre les États-Unis et la Russie stalinienne. L’armée américaine avait besoin de minerais du Congo, par exemple du cobalt pour ses missiles. Début septembre, Lumumba a été déposé par Kasa-Vubu.
Dix jours après l’éviction de Lumumba, le chef d’état-major de l’armée, Mobutu, a mené son premier coup d’État, soutenu par la CIA. Lumumba a été placé en résidence surveillée. Le gouvernement belge et le président américain, Dwight Eisenhower ont donné le feu vert à son assassinat. Après avoir été torturé et transporté au Katanga, Lumumba a été abattu devant des dirigeants locaux, dont Tshombe.
Lumumba n’était pas un socialiste explicite et il lui manquait un mouvement populaire conséquent et des armes. Mais il était considéré comme un combattant radical de la liberté, pas seulement en Afrique, et ses partisans parlaient de révolution. Son imprévisibilité et les attentes qu’il a créées ont effrayé les puissances impérialistes. Ces dernières avaient bien vu comment la situation avait évolué vers une révolution à Cuba alors que le mouvement de libération de ce pays n’avait pas de programme socialiste au départ. L’impérialisme américain est intervenu pour renverser Lumumba, en utilisant la CIA, et à l’ONU.
L’Union soviétique et la Chine n’avaient d’ailleurs aucun intérêt à soutenir des révolutions, surtout si elles avaient pour but de développer une véritable démocratie ouvrière. En fait, elles n’avaient même pas de plans pour de nouveaux États staliniens. Ce n’est qu’après l’abolition du capitalisme par les régimes ou les mouvements de guérilla que Moscou et Pékin ont apporté leur soutien, afin de les faire entrer dans leurs sphères d’influence et, dans la mesure du possible, de les placer sous leur contrôle.
La dictature de Mobutu
La guerre pour reprendre le Katanga s’est poursuivie jusqu’à la fin de l’année 1962. Elle a été menée avec l’aide de troupes de l’ONU. C’est au cours de ces batailles que le secrétaire général de l’ONU, Dag Hammarskjöld, a été tué dans un accident d’avion suspect en septembre 1961. Les troubles et la rébellion se sont poursuivis jusqu’au milieu des années 1960. Une rébellion rurale d’inspiration maoïste a été réprimée dans le centre du Congo. Au Burundi, Laurent Kabila a formé les forces de ce qu’on a appelé la « rébellion simba », avec une forte rhétorique anti-américaine et anti-catholique. Pendant une courte période, même Che Guevara a participé à la guérilla, bien qu’il soit rapidement retourné en Amérique latine.
Les États-Unis et Tshombe au Katanga soutenaient désormais le gouvernement de Léopoldville (Kinshasa) contre les soulèvements. Tshombe a remporté les élections en 1965, mais il était considéré comme trop peu fiable par les États-Unis et les puissances occidentales. Le 25 novembre, a lieu le deuxième coup d’État de Mobutu, ce dernier restant cette fois-ci dictateur jusqu’en 1997.
Van Reybrouck décrit comment le régime de Mobutu est devenu une dictature étrange, brutale et corrompue. Bien qu’étroitement alliée aux États-Unis et à Israël, elle a également pris beaucoup de ses caractéristiques du régime de Mao Zedong en Chine. Seuls les noms et les musiques indigènes étaient autorisés. Le culte de la personnalité était intense, avec jusqu’à sept heures d’hommages musicaux à Mobutu à la télévision chaque jour. En 1971, il a rebaptisé le pays Zaïre.
Lorsqu’un mouvement étudiant s’est développé au Congo en 1968-69 – parallèlement aux manifestations étudiantes en Europe et aux États-Unis – Lumumba en était le héros. Mais cette mobilisation a été écrasée lors d’un massacre en 1969. Trois cents personnes ont été tués (officiellement, six !), et 800 ont été condamnés à de longues peines de prison.
Le grand potentiel agricole du Congo a été dilapidé et Mobutu a dû importer de la nourriture. L’inflation a augmenté rapidement et l’État a emprunté jusqu’à un tiers du budget dans les années 1970. Comme beaucoup d’autres pays africains, le Congo s’est retrouvé dans les griffes du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale. Leurs programmes d’ajustement structurel ont imposé des privatisations et des réductions de budgets. Le Congo a réduit le nombre d’enseignants en peu de temps de 285.000 à 126.000, transformant son taux d’alphabétisation élevé en la situation actuelle, où 30 % sont analphabètes.
À la fin des années 1980, des mouvements de protestation contre les politiques du FMI et les dictatures ont vu le jour dans toute l’Afrique. De nouveaux partis politiques, associations et syndicats ont vu le jour. Le 16 février 1992, des prêtres et des églises ont organisé la « marche de l’espoir » dans plusieurs villes pour protester contre la fermeture d’une conférence sur la démocratisation. Plus d’un million de personnes y ont participé. Trente-cinq manifestants ont été tués lors de la répression. En 1993, Mobutu a mis un terme à toute discussion sur la démocratisation et a repris le contrôle total. L’inflation a explosé, atteignant 9.769 % en 1994. Mobutu a été contraint d’introduire un billet de cinq millions de dollars du Nouveau Zaïre.
C’est après des années de dictature et d’aggravation de la crise économique, lorsque tout espoir de changement s’est éteint, que la violence ethnique a éclaté. Au Katanga, des groupes ont demandé aux migrants du Kasaï de « rentrer chez eux ». Le même langage a été utilisé contre les Tutsis du Kivu – appelés « banyarwanda » (« du Rwanda »). « Dans les années 80, personne ne connaissait l’origine ethnique de ses camarades de classe, tout cela a commencé dans les années 90. Ma petite amie était tutsie, et je ne le savais même pas », a expliqué Pierre Bushala, de Goma, à Van Reybrouck. Ce dernier a écrit que la violence ethnique était « une conséquence logique de la pénurie de terres dans une économie de guerre au service de la mondialisation ». Au Kivu, des milices mai-mai nationalistes ont été formées. Elles se sont battues pour les terres agricoles, le contrôle des villages et des mines.
Six millions de morts
En 1994, le massacre de 800.000 Tutsis a eu lieu au Rwanda. Presque immédiatement, le Rwanda a été envahi et contrôlé par une armée tutsie dirigée par le président actuel, Paul Kagame. Plus de deux millions de Hutus ont fui, dont 1,5 million au Zaïre/Congo. L’ancien chef de la guérilla, Laurent Kabila, et son mouvement, l’Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo (AFDL), officiellement dirigée par des Rwandais qui chassaient les Hutus. C’est devenu une guerre contre le Zaïre de Mobutu. Jusqu’à 300.000 réfugiés hutus ont été tués.
Après une courte guerre, Kabila a renversé Mobutu et s’est imposé comme le nouveau chef de l’État dans un pays rebaptisé Congo. Mais Kabila a rapidement imité les méthodes de Mobutu.
Kabila a réalisé que les régimes du Rwanda et de l’Ouganda étaient intervenus pour leurs propres intérêts, et il a rompu avec eux. Le Rwanda fut à nouveau envahi, et la deuxième guerre du Congo a éclaté en 1998. Six millions de personnes sont mortes des suites des guerres depuis lors, la plupart de maladie et de famine. De nombreux autres pays ont été attirés dans le conflit, comme l’Angola, le Zimbabwe et la Libye du côté congolais contre l’Ouganda et le Rwanda. Van Reybrouck explique dans son livre comment ces deux derniers ont exporté de grandes quantités d’or du Congo pendant la guerre.
En janvier 2001, Laurent Kabila a été abattu par un de ses gardes du corps. Son fils, Joseph, lui a succédé et bénéficie du soutien de l’UE, des États-Unis et de la Chine. En 2003, un accord de paix a été signé, mais les combats, les viols en masse et les massacres se sont poursuivis, notamment au Kivu. Les différentes forces se séparent constamment ou sont renommées au fur et à mesure que les combats se poursuivent pour les mêmes trésors : l’or, les autres minéraux et l’ivoire. Actuellement, le minéral le plus précieux est le coltan, utilisé dans l’électronique moderne. Van Reybrouck appelle à juste titre cela la « militarisation de l’économie », notant que « la guerre a été relativement peu coûteuse, en particulier à la lumière des avantages étonnants que l’exploitation des produits de base a apportés ».
Y a-t-il un espoir ? Van Reybrouck décrit le Congo comme un pays au bord de l’explosion. Le budget de l’État congolais, pour 60 millions de personnes, est inférieur à celui de la ville de Stockholm, qui compte moins d’un million d’habitants. Le PIB par habitant est passé de 450 à 200 dollars depuis 1960. Le rapport des Nations unies sur le développement humain, qui mesure notamment l’éducation et les soins de santé, place le Congo au cinquième rang des pays les plus pauvres du monde.
Le Congo d’aujourd’hui est ravagé par le même capitalisme pilleur brutal qu’au XIXe siècle. Les contrats miniers peuvent être obtenus par la corruption ou le contrôle militaire. Les nouvelles découvertes de pétrole et de gaz ont de nouveau accru les tensions à la frontière avec l’Ouganda et le Rwanda. Les entreprises chinoises construisent des infrastructures pour desservir les mines, qui fonctionnent de la même manière que les usines d’esclaves en Chine.
Le Congo connaîtra un développement révolutionnaire, mais la direction que prendront les explosions dépendra des conclusions que l’on tirera de l’histoire – et notamment de celles de l’Égypte et de la Tunisie après les révolutions de 2011. Les organisations socialistes et démocratiques doivent être construites de toute vitesse.
Congo : Une histoire, David Van Reybrouck, Actes Sud Editions, 2012