Critique : ‘‘Trotski’’, une biographie de Robert Service

Ce livre a l’air fort épais – plus de 600 pages – mais est en fait très léger au niveau du contenu. C’est par ces mots que notre camarade Peter Taaffe (secrétaire général du Socialist Party, section du CIO en Angleterre et pays de Galles) entamait sa revue de cet ouvrage. Maintenant également disponible en français, celui-ci a notamment été commenté dans La Libre début janvier, sous le titre « Trotski, un orgueilleux sans humanité ». Une réponse s’imposait, et nous avons donc traduit l’article de Peter consacré à ce tissu de mensonges et d’approximations.

Par Peter Taaffe (Secrétaire général du Socialist Party, section du CIO en Angleterre et Pays de Galles)

Ce livre a l’air fort épais – plus de 600 pages – mais s’avère en fait très léger lorsqu’on le soumet à un examen et à une analyse politique honnêtes des idées de Léon Trotsky, le sujet de la “brique” de Robert Service. Sa justification ? Ce livre est, selon lui, la toute première « biographie intégrale de Trotski écrite par quelqu’un d’extérieur à la Russie et qui n’est pas un Trotskiste ». Il veut bien cependant bien accorder le fait qu’Isaac Deutscher (qui a écrit une trilogie sur Trotski) et Pierre Broué (qui a produit une étude de 1.000 pages en 1989) ont écrit avec “brio” ; quant à l’autobiographie de Trotsky, Ma vie, elle est qualifiée « d’égoïste exemple d’autoglorification » !

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Voilà un exemple des doux surnoms par lesquels Robert Service caractérise Trotski, lequel présentait des « inexactitudes plus que sérieuses dans son écriture », était « un despote intellectuel » et n’était en définitive que « vanité et égocentrisme ». Cela n’empêche en rien l’auteur de dire, deux lignes à peine après cette charge, que Trotski « détestait la vantardise » ! Les accusations sont souvent du plus bas niveau, comme cette allégation selon laquelle « il a abandonné sa première épouse » et ses deux filles ; Service a toutefois l’honnêteté d’indiquer qu’il s’enfuyait en fait de Sibérie pour rejoindre Lénine et les chefs du POSDR (Parti ouvrier social-démocrate de Russie, qui donna naissance aux partis menchévique et bolchévique) qui produisaient l’Iskra (l’Étincelle), le journal révolutionnaire de l’époque. En fait, à pratiquement chaque page de l’ouvrage se trouve une déformation, pour ne pas dire plus, des idées de Trotski, de sa vie personnelle, etc.

Il n’y a dans ce livre aucun fait nouveau qui s’ajoute à ce que nous savions déjà de Trotsky sauf, peut-être, d’apprendre que les enfants de Trotsky avaient acquis « un accent viennois »… surprise, surprise, quand ils vivaient dans cette ville. Il y a, dans cette biographie par Robert Service, une abondance de mensonges issus en droite ligne du camp capitaliste, de même que nombre de calomnies diffusées par le régime stalinien contre les idées de Trotski et ses actions du moment où il devint actif dans le parti révolutionnaire russe clandestin jusqu’au jour de son assassinat en 1940.

Des affirmations incorrectes

Aussi fou que cela puisse paraitre, nous apprenons, par exemple, qu’avant 1914, Trotsky n’était pas « un théoricien marxiste » ! Malheureusement pour Service, il a écrit un petit détail qui déforce ses propres affirmations, quand il explique que Trotski a été président du soviet de Pétrograd lors de la révolution de 1905 – alors le plus grand événement pour les ouvriers et les exploités du monde entier depuis la commune de Paris (en 1871). Durant cette révolution, Trotsky avait également édité et écrit pour un quotidien et un magazine théorique marxistes.

C’est d’ailleurs bien avant 1914 que Trotsky avait formulé sa théorie de la Révolution permanente, qui explique que la révolution bourgeoise démocratique (réforme agraire, formation d’un État unifié, fin du féodalisme et de la dictature tsariste) dans un pays sous-développé comme la Russie de l’époque ne pouvait pas être accomplie par les capitalistes eux-mêmes. Avec cette idée, il était un des seuls à voir clair dans la situation avec Lénine et les Bolchéviks. Mais Trotsky est allé plus loin et a prouvé que seule la classe ouvrière – avec ses caractéristiques dynamiques spéciales en Russie – était capable de jouer le premier rôle dans une alliance avec la paysannerie en accomplissant la révolution capitaliste-démocratique. C’était une perspective clairvoyante par rapport à ce qui s’est produit réellement en 1917 : un gouvernement ouvrier et paysan avec un mode de production socialiste – et les fameux “10 jours qui ébranlèrent le monde”.

Robert Service poursuit en affirmant que Trotsky n’était « pas original »; cette théorie étant, selon lui, la propriété intellectuelle d’Alexandre Helfand (mieux connu sous le pseudonyme de Parvus), qui avait collaboré avec Trotsky. Malheureusement pour Service, nous savons déjà par les mots de Trotsky lui-même que Parvus avait contribué à la « part du lion » de cette théorie ; mais Parvus s’était arrêté avant de tirer la conclusion révolutionnaire avancée par Trotsky.

Parvus défendait le fait que le résultat d’une telle alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie se limiterait au cadre du capitalisme, installant probablement un gouvernement de type travailliste comme en Australie. Trotski, au contraire, disait qu’une fois la réalisation de la révolution capitaliste-démocratique, un gouvernement ouvrier et paysan viendrait au pouvoir, qui se verrait alors contraint d’aller plus loin, jusqu’à l’accomplissement des tâches de la révolution socialiste, conduisant à un mouvement révolutionnaire international.

Mais les tentatives de l’auteur de voler la contribution théorique originale de Trotski dans la partie précédente du livre sont alors totalement anéanties quand, en renâclant, il est forcé de concéder plus tard le fait que Lénine avait admis, dans des entretiens privés avec Joffe – un des amis de Trotsky –, que Trotsky avait eu raison au sujet des perspectives de la révolution russe. La théorie de Trotsky est aujourd’hui encore des plus valides dans le monde néo-colonial, dans des pays qui n’ont pas encore entièrement accompli leur révolution bourgeoise.

Tous les commentaires acerbes de Service au sujet de Trotsky sont tout simplement des idées réchauffées déjà servies par de précédents critiques, qu’il s’agisse de staliniens, de capitalistes ou de sociaux-démocrates aigris et réformistes. Nous retrouvons donc dans ces pages des accusations bien connues contre Trotsky, liées au terrorisme, à la révolte de Kronstadt, à l’autoritarisme… sans l’ombre d’une nouvelle preuve pour soutenir toutes ces fables.

Trotsky, par exemple, est accusé d’avoir omis dans son autobiographie Ma Vie de mentionner la révolte de Kronstadt de 1921. Trotsky a déjà expliqué cela dans les années ’30, dans un article consacré à Kronstadt : il aurait omis d’en parler pour la simple et bonne raison que cet événement n’était pas du tout considéré comme important à l’époque, avant que les anarchistes ne le ressuscite dans les années ’30 et, malheureusement, avec également l’aide de Victor Serge. Trotsky a été accusé d’avoir « réprimé » les marins de Kronstadt, « les mêmes » qui avaient participé à la révolution d’octobre 1917.

Dans sa réponse, Trotsky a démontré que cela n’était aucunement le cas. Lui-même n’avait joué aucun rôle direct dans la répression de la révolte de Kronstadt, même s’il avait complètement accepté la “responsabilité morale” des mesures qui avaient été prises. Les rebelles de Kronstadt demandaient des “soviets sans Bolchéviks”, un slogan alors applaudi par les contre-révolutionnaires russes et du monde entier. Robert Service ne fait que répéter des inepties déjà bien connue des militants – avancées sans aucune preuve – pour nous convaincre que les marins insurgés de 1921 étaient les mêmes personnes que les révolutionnaires héroïques d’octobre 1917 (alors que ces derniers étaient partis aux quatre coins du pays pour protéger la révolution dans le cadre de la guerre civile). La grande majorité des ouvriers de Pétrograd a soutenu l’action entreprise contre eux.

À l’aide de sources indépendantes, Trotsky a par contre prouvé que les dirigeants de la révolte avaient – en pleine guerre civile – exigé des privilèges spéciaux et même menacé la flotte rouge, car Kronstadt, avec le dégel de la glace entre la Russie et la Finlande, aurait ouvert les portes de la Russie révolutionnaire à une attaque impérialiste au cœur même de la toute jeune république soviétique. À contrecœur, donc, le gouvernement ouvrier russe, après que les mutins aient refusé de négocier, s’est vu contraint de mater la révolte pour protéger la révolution.

Démocratie

Autre approche douteuse, Service ne décrit pas les événements dans leur enchainement, notamment vis-à-vis de la révolution russe elle-même. C’était selon lui « un coup d’État » et les accusations de « terrorisme » sont ressuscitées contre Trotski et les Bolchéviks. En fait, la révolution russe s’est déroulée sur base d’un vote démocratique au Congrès des soviets (“conseils” en russe) – le système le plus démocratique de l’Histoire – exprimant ainsi la volonté des ouvriers, des soldats et des paysans de Russie à ce moment. La prise du palais d’Hiver fit très peu de victimes – et certainement au regard des cinq millions de Russes tués et terriblement blessés lors de la Première Guerre mondiale. Service “oublie” de mentionner le fait que la révolution a mis fin à ce massacre monumental qu’était la guerre de 14-18. À l’échelle de l’histoire, quel était l’événement qui contenait le plus de progrès : la révolution russe, qui a fait peu de pertes humaines, ou la guerre mondiale ?

L’auteur accuse Trotsky et Lénine de totalitarisme et de dictature, pour avoir proscrit les partis autres que le parti bolchévique. Dans la première période, après la révolution, on a permis à tout les partis – y compris les Menchéviks et les Socialistes-révolutionnaires – de poursuivre leurs activités. Seuls les Cents-Noirs, ouvertement réactionnaires, ont été interdits. Cela a évolué lorsque ces partis ont pris le camp des armées blanches issues des propriétaires terriens et des capitalistes contre le camp de la révolution. En fait, les Bolchéviks avaient même fait acte d’indulgence en libérant sur parole de nombreux réactionnaires, comme le général Krasnov qui, après avoir organisé un soulèvement contre-révolutionnaire, a été libéré par les Bolchéviks, et qui a illico assemblé une nouvelle armée blanche qui a tué des milliers d’ouvriers et de paysans.

Accusations de terrorisme

Robert Service se plaint du « manque de démocratie » après la révolution. Les Nordistes et Abraham Lincoln ont-ils permis aux propriétaires esclaves sudistes d’agir en toute impunité dans le Nord pendant la guerre civile américaine ? Est-ce qu’Oliver Cromwell a laissé les royalistes anglais agir librement dans les secteurs contrôlés par les parlementaires durant la guerre civile anglaise ? La terrible guerre civile qui a frappé la Russie et a vu pas moins de 21 armées impérialistes arriver dans le pays en soutien des armées blanches a eu comme conséquence de grandes destructions, en plus d’une terrible famine. L’entière responsabilité de cette situation repose sur les épaules de l’impérialisme qui a essayé d’écraser la révolution par tous les moyens.

Les légendes au sujet de l’impopularité des Bolchéviks (ou de Lénine et de Trotski) au moment où ils étaient au pouvoir sont même réfutées par Robert Service lui-même. Il précise, par exemple, que la révolution s’est à un moment retrouvée cantonnée à la vieille province de Moscou et aux deux principales villes, Pétrograd et Moscou. Pourquoi donc la révolution a-t-elle réussi à triompher ? Comment la république soviétique a-t-elle pu vaincre les Blancs ? Comment a-t-elle réussi à repousser les diverses armées impérialistes hors de Russie ? Elle n’a triomphé que parce que les masses ont vu les avantages d’un gouvernement ouvrier et paysan redistribuant les terres, balayant l’oppression tsariste et fournissant du pain. Les ouvriers du monde entier soutenaient également la classe ouvrière de Russie.

Mais c’est sur la lutte de Trotsky contre Staline et la bureaucratie que la superficialité de la méthode de Service est la plus patente. Dans son introduction figurent les motivations réelles de son travail. Tout d’abord, on peut y lire une défense émouvante de Staline qui n’était « pas médiocrité mais disposait en réalité d’une gamme impressionnante de talents et de compétences avec, de plus, un véritable sens du leadership ». Selon Service, Staline, Trotsky et Lénine « ont bien plus de choses en commun que de points de divergences ». La conclusion implicite – définie dans son analyse – est la suivante : le régime de Staline était, en fait, une “conséquence” du bolchévisme de Lénine et du bolchévisme “acquis” de Trotsky.

En réalité, entre le régime de Lénine et Trotsky – celui de la révolution, le régime caractérisé par la participation des masses et par la démocratie ouvrière – et celui de Staline, il y a “un fleuve de sang”. Les purges des années ’30 – que Robert Service mentionne à peine – ont représenté une véritable guerre civile contre les restes du bolchévisme. Mais l’auteur y compare ces purges monstrueuses aux « jugements pour l’exemple » des Socialistes-révolutionnaires de 1921. En réalité, les SR avaient commis de véritables attentats, et avaient ainsi tenté d’assassiner Lénine et notamment tué deux Bolchéviks, Ouritski et Volodarski.

Trotsky n’a par contre jamais commis le moindre acte de terrorisme contre Staline ou son régime. D’ailleurs, les Bolchéviks avaient permis à deux éminents Sociaux-démocrates de la Seconde Internationale de défendre les accusés de 1921. Ceux-ci n’ont d’ailleurs pas non plus été exécutés, même s’ils ont été reconnus coupables. Staline n’a pas adopté une approche similaire lors des sanglants procès de Moscou, loin de là.

Le stalinisme n’était pas « un développement normal » du léninisme, mais bien sa négation. Cela, l’auteur est incapable de le voir. Il se situe farouchement dans le camp des commentateurs capitalistes et d’autres adversaires du marxisme – dont le trotskisme n’est que la manifestation moderne – qui souhaitent éliminer des mémoires les leçons de la révolution russe et de la lutte de Trotsky.

Le véritable Trotski

Les militants les plus déterminés et les plus consciencieux de la cause des travailleurs, des femmes, des Noirs et des Asiatiques, à la recherche d’une méthode de lutte adaptée à leurs besoins, redécouvriront Léon Trotsky. Trotsky a lutté pour un monde nouveau, dans lequel la démocratie des travailleurs et la collaboration socialiste libéreront l’homme de l’exploitation. Ses biographes actuels ne font en fait que participer aux efforts visant à prolonger la vie d’un système malade. C’est là le véritable objectif de ce livre qui s’évertue à déformer les idées de Trotsky.

Robert Service a tort lorsqu’il décrit Trotsky comme un Menchévik et quand il l’accuse de ne pas avoir une approche scientifique des choses. Service fait preuve de l’absence la plus complète de compréhension de l’attitude de Trotsky envers la révolution allemande de 1923. Il affirme ainsi que Trotsky n’a pris aucune position concernant cet événement qui a véritablement ébranlé la terre à ce moment. Pourtant, Brandler, le dirigeant du parti communiste allemand, voulait que Trotsky vienne en Allemagne pour aider la classe ouvrière à prendre le pouvoir.

En fait, il faudrait un livre encore plus grand que le sien pour réfuter toutes les erreurs et les calomnies commises par Robert Service dans sa biographie de Trotski.

L’auteur ne comprend pas non plus pourquoi Trotsky – avec le consentement tacite des défenseurs du capitalisme de l’époque – a accepté de voir ses filles, ses deux fils, lui-même et pratiquement toute sa famille se faire assassiner par Staline. Staline pensait qu’il pouvait de la sorte éliminer une idée et une méthode. Mais il n’a pas réussi. Trotsky et ses idées vivent encore. Si la puissante machine stalinienne, ses mensonges, ses déformations, ses assassinats… n’a pas réussi à éliminer les idées de Trotsky, comment Service peut-il espérer réussir ? L’aspect le plus nauséabond de ce livre est probablement l’ensemble des attaques personnelles portées contre Trotski. « Attaquez les idées d’un homme ou d’une femme, mais laissez l’homme tranquille »… cette maxime ne fait apparemment pas partie des habitudes de l’auteur.

Il ne s’agit pas d’idéaliser Trotsky ni de se soumettre à un culte de la personnalité. Mais il est de la plus haute importance d’apprendre de Trotsky sa méthode d’analyse marxiste, qui nous permet de développer les outils politiques capables de préparer et édifier un monde socialiste.

Mais tout cela ne figure pas dans le livre de Service. Si vous voulez l’apprendre, allez plutôt voir du côté de l’autobiographie de Trotsky, Ma Vie, ainsi que du côté de la trilogie d’Isaac Deutscher (ces deux ouvrages pouvant être commandés à la rédaction à info@socialisme.be). L’ouvrage de Deutscher, bien qu’imparfait et certainement pas trotskiste, essaye toutefois de présenter une image réelle de la vie de Trotsky et de ce qu’il a représenté. Lisez également le matériel produit par le Comité pour une internationale ouvrière et ses sections (dont le Parti socialiste de lutte est la section belge) concernant la vie de Trotsky et sa pertinence pour aujourd’hui.

Ce livre est clairement prévu en tant que plateforme à des fins d’offensive politique future contre le danger que représente les idées de Trotsky pour ce système capitaliste. C’est qu’une nouvelle génération s’éveille à la politique.

Nous avons proposé en Angleterre que Robert Service vienne débattre avec des représentants de nos camarades du Socialist Party au sujet des idées exposées dans son livre. Robert Service a systématiquement refusé de confronter ses idées.


VIDEO : Réponse de Peter Taaffe à Robert Service

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