Retour sur la Grande Dépression et les soulèvements ouvriers en Belgique

La Grande Dépression qui a suivi le crash boursier de 1929 a également frappé notre pays avec des répercussions désastreuses pour les travailleurs et leurs familles. Ces derniers ont été amenés à riposter. Démunis face à la crise et sans solution dans cette situation, les dirigeants syndicaux et du parti socialiste (le POB) ont freiné les grèves et la contestation. Cela a conduit à des débordements d’autant plus intenses.

Par Geert Cool

La Grande Dépression en Belgique

Après la Première Guerre mondiale, la demande croissante de charbon et le pillage du Congo avaient permis la reprise de l’économie, au côté de l’effet des mesures sociales imposées par le mouvement ouvrier qui était sorti renforcé de la guerre. Le plein emploi fut atteint en 1924 et, en 1925, l’économie était revenue à son niveau de 1914.

Tous les éléments qui ont conduit à la Grande Dépression (l’instabilité sous-jacente du capitalisme due à la baisse du taux de profit, les pertes et dettes résultant de la guerre, la perturbation du commerce mondial, les tensions inter-impérialistes, la spéculation, etc.) jouaient également en Belgique, pays exportateur par excellence. La chute du commerce mondial mit directement l’économie belge sous une intense pression. La production a stagné en 1929 mais, à partir du milieu des années 1930, on assista à une contraction de l’économie et la récession est arrivée. Elle fut d’autant plus dure que les mesures adoptées dans les pays voisins pour soutenir leurs propres économies avaient négativement impacté l’économie belge.

Les conséquences sociales furent désastreuses. En 1932, environ un Belge sur trois était totalement ou partiellement au chômage. En 1932, jusqu’à 40 % des mineurs connaissaient le chômage au moins un ou deux jours par semaine. Parallèlement, les loyers ont très rapidement augmenté. Le budget des ménages était en outre impacté par des mesures telles que les taxes supplémentaires instaurées sur l’importation de farine, par exemple, ce qui a fait exploser le prix du pain.

Le parti social-démocrate POB (Parti ouvrier belge) considérait la récession comme un déséquilibre temporaire entre la production et la consommation et estimait que le mouvement ouvrier devait serrer les dents et simplement endurer la situation. Ainsi, en août 1930, le député liégeois du POB Dejardin écrivit : « La classe ouvrière doit se préparer à une période très difficile, au cours de laquelle elle devra subir des baisses de salaire. Le mot d’ordre des travailleurs doit être : prudence, réflexion et renforcement de l’organisation syndicale. Surtout, n’oubliez pas qu’en temps de crise, les grèves, et certainement les mouvements spontanés, sont plus dangereux pour la classe ouvrière que pour la classe capitaliste ».

Le POB a préféré éviter que le gouvernement tombe. Le parti craignait par-dessus tout de devoir lui-même participer à un gouvernement impopulaire. Les dirigeants syndicaux faisaient également appel à la prudence. Eux aussi étaient dépourvus face à la crise. La direction du POB et celle des syndicats avaient été complètement aspirés dans la logique du capitalisme. Les choses étaient si graves que la Banque du Travail, dont Edouard Anseele fut l’un des fondateurs, a été jusqu’à acheter une plantation de coton au Congo ! C’était une manière d’assurer que cette coopérative soit concurrentielle face aux autres banques. Cela n’a pas empêché la Banque du travail de faire faillite en 1934.

Face à la crise, la réponse de la bourgeoisie était une politique de réduction des coûts pour les patrons par le biais, entre autres, de réductions de salaires. Au même moment, les impôts indirects étaient augmentés afin d’absorber la hausse des dépenses publiques (dont les allocations de chômage). Le POB et les syndicats ont limité leur riposte au rejet des attaques contre les éléments de protection sociale précédemment gagnés par le mouvement ouvrier. Une véritable campagne conservatrice était à l’œuvre et l’on a ainsi pu lire le 7 juillet 1932 dans La Libre Belgique: « Les allocations familiales ruinent le pays ». La bourgeoisie défendait que le pays ne pouvait pas faire face à de pareils frais. Les allocations de chômage et les pensions étaient également en ligne de mire.

La résistance du POB et des syndicats face à ces attaques a conduit, entre autres, à de grandes mobilisations de chômeurs. Mais la social-démocratie n’a pas livré de réponse plus globale à la crise du capitalisme, et encore moins popularisé l’idée d’une transformation socialiste de la société comme un objectif concret à atteindre.

Les grèves des mineurs de 1932

Alarmé, le député démocrate-chrétien Bodart a averti que les travailleurs ne continueraient pas à se résigner : « Il viendra un jour où ils en auront assez et où ils diront avec les manifestants du Borinage : « Mieux vaut être mort que de voir nos enfants mourir de faim ». Tout sera possible ce jour-là, même le pire. » À un certain point, le réflexe de défense individuelle cède la place à la lutte collective. De là sont nées les manifestations spontanées au début de l’année 1932 ou la grande participation aux manifestations de chômeurs durant l’été 1932. Mais c’est surtout lors de la grève des mineurs de 1932 que la colère a éclaté.

Derrière les vagues de grèves spontanées – tant en mai dans le Borinage qu’à partir de la fin juin dans un mouvement de grève plus soutenu au niveau national – se trouvaient plusieurs réductions salariales à un moment où le prix du pain augmentait. Lorsqu’une réduction des salaires a été introduite le 19 juin, des grèves spontanées ont éclaté. Une semaine plus tard, elles semblaient terminées. Le patronat a tenté de profiter de la situation pour licencier des centaines de mineurs. Cependant, cela a déclenché encore plus de grèves : le 6 juillet, le mouvement de grève était général.

La direction du syndicat a été dépassée tandis que les parlementaires du POB se contentaient de présenter un nouveau projet de loi sur la nationalisation des mines, en sachant très bien qu’aucune majorité parlementaire ne pourrait être trouvée pour ce projet. Avec ces propositions législatives, le sommet du POB voulait surtout détourner le mouvement vers le terrain parlementaire au lieu de le renforcer sur le terrain afin d’imposer la nationalisation par une pression d’en bas.

Là où les révolutionnaires, en particulier les trotskystes de l’Opposition de Gauche Communiste (OGC), ont joué un rôle pionnier, la grève a été organisée avec le plus d’implication possible. Au lieu d’assemblées générales (AG) par syndicat avec contrôle à l’entrée, des AG ont été organisées en étant ouvertes à tous et avec participation de la salle. Ce fut le cas à Gilly et Châtelineau, près de Charleroi. Ces AG étaient le lieu où la plate-forme de revendications et les actions ultérieures étaient discutées. Les revendications centrales portaient sur le retrait des réductions de salaires, la répartition du temps de travail disponible, le contrôle du commerce, la réduction de l’âge de la retraite et enfin la nationalisation des mines et des grandes entreprises.

Tout au long du mouvement de grève, l’unité s’est construite de bas en haut. Les femmes et les migrants ont joué un rôle actif, même si les dirigeants du POB étaient au départ très négatifs à l’égard des migrants. Le député Pierard, par exemple, a écrit : « Les travailleurs étrangers ne sont pas aussi durs que les Borains. Nous comprenons certainement le besoin d’avoir de la pitié pour les étrangers qui viennent ici. Nous ne demandons pas que les malheureux Italiens qui sont ici en tant que réfugiés politiques soient renvoyés à la frontière. Mais pour ce qui est des autres ! Aussi internationalistes que nous soyons, nous demandons que nous pensions d’abord aux nôtres, sans travail et sans pain ». Quant à la CSC, elle a notamment exigé la suppression progressive du travail des femmes mariées afin de libérer de l’espace pour les hommes au chômage. Mais dès que la classe ouvrière s’est mobilisée, il est apparu clairement que les divisions entre hommes et femmes ou entre travailleurs belges et migrants affaiblissaient le mouvement. Lorsque, début juillet, la Fédération des mineurs a défendu un accord dans lequel il était proposé de renoncer aux étrangers non mariés, celui-ci a été rejeté de manière imposante par les assemblées générales de mineurs.

Le manque de perspective de la grève, aggravé par l’absence de réponse politique à la crise due au POB et la relative faiblesse du Parti communiste et de l’opposition de gauche trotskyste (qui s’est toutefois fortement développée en raison de son rôle actif dans la grève des mineurs), a rendu difficile la poursuite de la grève. Finalement, un accord a été imposé par le sommet, malgré la forte opposition de la base, laquelle a continué à faire grève en de nombreux endroits pendant des semaines. L’accord a obtenu l’arrêt des réductions salariales en plus de la majoration de 1 %, mais d’autres éléments sont restés très vagues ou ont rapidement disparu de la table une fois le travail repris.

Conséquences

Cela n’a pas mis fin à la crise économique en Belgique. Il n’y a pas eu de reprise. En 1933, le gouvernement a essayé de faire face à la crise par de nouvelles augmentations des impôts indirects, ce qui a entraîné une hausse des prix. Le gouvernement a agi avec les pouvoirs spéciaux: un instrument toujours utilisé pour imposer des mesures « impopulaires » sans même tenir un débat parlementaire. Dès 1933, de nouvelles grèves spontanées à petite échelle ont eu lieu.

La vague de grève spontanée de 1932 a eu des conséquences bien après cette année. Une pression de gauche a été exercée au sein du POB, en partie due à la grève de 1932 et au mécontentement qui s’en est suivi concernant la politique antisociale. À la fin de 1933, le POB a adopté un programme d’investissements et de travaux d’infrastructure en réponse à la crise. Il s’agit du « Plan De Man », qui a suscité l’enthousiasme d’une grande partie de la population.

En 1936, après l’assassinat de deux syndicalistes socialistes, Pot et Grijp, une grève générale nationale fut déclenchée. La direction syndicale fut à nouveau dépassée et les travailleurs ont réclamé une semaine de 40 heures, une augmentation générale des salaires, un salaire minimum de 32 francs par jour et six jours de congés payés. Le gouvernement et le patronat ont été forcés de faire des concessions. Ils craignaient une nouvelle expansion du mouvement de grève et avaient l’expérience de 1932 encore fraîche dans leur esprit. Avec le couteau de la grève sur la gorge, une augmentation de salaire de plus de 7% a été accordée, en plus de l’introduction d’un salaire minimum légal, de la semaine de 40 heures dans les mines et de six jours de congé payé pour tous les travailleurs.

Une période de crise économique et de dépression peut initialement avoir un effet paralysant sur la lutte des travailleurs. Elle a un effet encore plus grand sur les dirigeants politiques et syndicaux pour qui le changement social n’est pas lié à la lutte quotidienne pour préserver et étendre les conquêtes sociales. La colère et le réflexe de défense individuelle se transforment inévitablement en luttes collectives de la part de travailleurs qui ne veulent pas, et souvent ne peuvent pas, payer la crise. Imposer des concessions exige un rapport de force que les patrons redoutent. « La bourgeoisie doit être terrifiée pour être rendue docile », a fait remarquer Trotsky.

Pour construire une gauche cohérente, il faut s’engager dans la lutte, défendre une issue et la rendre concrète, tant en ce qui concerne l’organisation de la lutte que le programme de transformation socialiste de la société. Un mouvement socialiste révolutionnaire fortement organisé et implanté est nécessaire pour mettre fin au capitalisme, un système qui condamne sans cesse les travailleurs à de nouvelles crises.

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